Le nucléaire, une chance pour l’Europe*
La demande électrique en Europe est appelée à augmenter.
L’électrification des usages est un moyen simple de décarboner (mobilité électrique, pompes à chaleur) à partir d’électricité sans carbone renouvelable ou nucléaire.
La crise ukrainienne et plus largement le développement d’une logique géo-politique de blocs souligne le besoin d’autonomie énergétique de l’Europe et le risque de dépendance vis-à-vis des énergies fossiles ; l’électricité peut être un outil d’indépendance énergétique car elle peut être produite localement avec les renouvelables ou le nucléaire avec une dépendance limitée au combustible importé.
Le nucléaire, au côté des énergies renouvelables, est un moyen de produire de façon industrielle et en grande quantité de l’électricité décarbonée à un coût stable.
Le scénario de l’AIE dans une perspective de maintien en dessous de 2°C de réchauffement considère une part de nucléaire en énergie à hauteur de 20% dans le mix UE.
A la différence des centrales thermiques, le combustible représente une faible part des coûts, soit de l’ordre de 15% du coût du kwh produit par une centrale nucléaire. C’est ce qui contribue de façon majeure à la stabilité des coûts de production.
La filière industrielle européenne est puissante et expérimentée. Elle permet d’assurer une indépendance et une autonomie de construction et d’exploitation des réacteurs en Europe :
- 1,1 million[1] d’emplois en 2019 en Europe dans la filière (Economic and Social Impact Report Foratom – 25 April 2019) ; Plus de 15 000 chercheurs ;
- Une centaine de réacteurs en exploitation en Europe ;
- Plusieurs usines de fabrication et/ ou de recyclage du combustible en opération, y compris l’enrichissement de l’uranium ;
- Des capacités industrielles de fabrication d’équipements et de construction dans de nombreux pays européens y compris ceux qui ont décidés de l’arrêt de toute production électrique (par exemple en Italie, Allemagne) ;
- Des centres de recherche de niveau mondial avec des installations d’essais certes vieillissantes mais encore opérationnelles ;
- Des centres de stockage de déchets radio-actifs de haute activité à vie longue en cours de mise au point ou d’achèvement (Olkiluoto en Finlande, Fosmark en Suède, Bure en France) et plusieurs centres pour les autres types de déchets de faible ou moyenne activité ;
- Des autorités de sûreté reconnues au niveau mondial pour leur niveau d’expertise, leur niveau d’exigence élevé et leur indépendance des exploitants nucléaires et des gouvernements.
La filière nucléaire apporte aussi des bénéfices multi-sectoriels pour l’industrie. Le nucléaire est une technologie de pointe. A cet égard, les actions de R&D qu’il développe peuvent bénéficier à de nombreux autres secteurs, comme la santé, l’espace, le digital, …Inversement, les technologies de pointe comme l’intelligence artificielle peuvent aussi bénéficier au nucléaire pour la conception et l’exploitation de ses usines.
Les enjeux industriels du nucléaire en Europe s’établissent à deux échelles de temps.
Contribuer à l’atteinte de la neutralité carbone en Europe en 2050 : pour cela seule la technologie des réacteurs à eau industriellement mature permet de disposer d’un volume de réacteurs suffisants à cet horizon pour contribuer de façon significative. Les moyens pour y parvenir sont :
- Maintenir un haut niveau de sûreté des réacteurs existants et futurs ;
- Exploiter les réacteurs existants dans la durée jusqu’à leur limite technique de sûreté, étendre la durée de vie au-delà de 60 ans chaque fois que les analyses de vieillissement le permettent, ne pas fermer de façon prématurée des réacteurs opérationnels (cas de la Belgique qui a décidé de maintenir 2 réacteurs) ;
- Construire de nouveaux réacteurs de grande taille (EPR2 en France, Appel d’offre en Tchéquie, au Royaume Uni avec Sizewell C) là où les sites et le réseau électrique de transport le permettent. Ils seront basés sur des technologies existantes (pas de développement de nouveaux modèles de grandes tailles dans le monde occidental aujourd’hui), soit françaises (EPR2), américaines (AP1000) ou coréennes (APR1400) en maximisant la part locale européenne dans ces deux derniers cas ;
- Développer et construire des SMR en Europe. Ce seront des nouveaux modèles car cette technologie n’est pas aujourd’hui déployée de façon industrielle.
- Pérenniser en les modernisant et les adaptant aux besoins les filières de production, exploitation, recyclage du combustible des réacteurs à eau légère.
Assurer la soutenabilité du nucléaire dans la durée sur le long terme (au-delà de 2050) et pour cela limiter la dépendance à l’uranium naturel et donc fermer le cycle du combustible et en parallèle réduire la volumétrie des déchets à vie longue produits, notamment les actinides. A cette fin, il convient de :
- Développer des réacteurs de Génération IV, avec des premiers démonstrateurs avant 2050 pour permettre un développement industriel à partir de cet horizon ;
- Développer les filières du combustible associées (y compris recyclage) en s’appuyant sur les savoir-faire existants pour l’eau légère ;
- Tirer parti de l’approche européenne du partenariat sur les SMR pour produire ces développements à la maille européenne et mutualiser les efforts sur des réacteurs qui ne sont pas aujourd’hui industriellement matures ; viser autant que possible à regrouper les acteurs travaillant sur des technologies similaires (sodium, plomb, sels fondus, haute température).
Le partenariat européen sur les SMR en cours de déploiement est une opportunité pour développer des synergies européennes.
Les SMR sont des réacteurs de petite taille, développés en usine, et dont le déploiement doit se faire sur la base d’un même modèle réalisé à l’identique dans plusieurs pays pour maximiser l’effet de série. Le partenariat européen est ainsi une nécessité pour assurer la viabilité économique et industrielle de ces réacteurs à la maille européenne. Soutenu par la Commission Européenne, Nuclear Europe (association européenne des industriels du nucléaires), SNETP (plate-forme européenne de recherche sur le nucléaire), ENSREG (association des régulateurs européens du nucléaire) ce partenariat fédère l’ensemble des acteurs européens de la filière, industriels, centres de recherche et régulateurs.
Il comprend 5 axes de travail :
- L’exploration des conditions de marché et notamment l’utilisation de SMR pour la production d’électricité mais aussi d’hydrogène ou de chaleur à haute température ;
- L’homogénéisation des règles de sûreté pour limiter les modifications réglementaires pour des réacteurs construits dans différents pays européens et ainsi maximiser l’effet série ;
- L’adoption de mécanisme de financement et de soutien favorables ;
- La mobilisation de la chaîne industrielle européenne au service des spécificités industrielles de fabrication ou de maintenance des équipements de ces réacteurs ;
- La mobilisation du tissu de la recherche européenne et des installations expérimentales pour valider les concepts innovants de ces réacteurs et former de nouveaux ingénieurs.
Ces petits réacteurs sont complémentaires des programmes de lancement de réacteurs de grande taille envisagés aujourd’hui en Europe (France avec 6+ 8 EPR2, Appel d’offre en Tchéquie, fort intérêt de la Pologne) : ils permettent ensemble développer les compétences industrielles nécessaires. Cette démarche pour les SMR contribuera à ce que la filière nucléaire européenne délivre ses installations nouvelles et exploitent ses installations actuelles dans les délais et dans les coûts prévus pour assurer la stabilité et la prévisibilité des prix de l’électricité. Sur ces projets, nous voyons aussi émerger en Europe une démarche entrepreneuriale nouvelle, avec de nombreuses sociétés, de type start-up, qui portent des projets parfois très innovants. C’est très nouveau dans notre industrie où régnait jusqu’ici de grands groupes internationaux. C’est aussi très enthousiasmant pour l’avenir : c’est une source d’idées, de nouvelles façons de faire, d’initiatives, et aussi de financements privés dans certains cas. Le partenariat européen sur les SMR peut contribuer à mettre en place des conditions facilitant le développement de ces initiatives.
Nous avons désormais besoin d’un soutien fort de la Commission et des Etats membres, et notamment la France, pour développer ce partenariat.
Je conclurai en évoquant le contexte réglementaire global au niveau européen. Des actions positives sont à souligner, mais il faut encore progresser tant en terme économique que financier.
Un point positif d’abord : La taxonomie européenne relative au nucléaire est favorable : l’Acte Complémentaire Délégué européen voté au parlement début juillet reconnaît l’intérêt de l’énergie nucléaire, au prix cependant de quelques conditions de nature technique.
Deux points de progrès : Une douzaine de pays de l’UE sont favorables au nucléaire y compris à la construction de nouvelles centrales et d’autres sont radicalement opposés. Ce débat à forte dimension idéologique est assez incompréhensible surtout au vu de la crise énergétique actuelle. Chaque Etat Membre reste responsable de ses choix en matière de moyens de production électrique. Pourquoi ne pas donner à la Commission le mandat, les moyens et les ressources pour favoriser les synergies européennes sur le nucléaire, auprès des seuls pays qui le souhaitent. Rappelons que le budget Euratom pour les réacteurs de fission est de 260 M€ sur 5 ans environ là où Horizon Europe 2021-2027 représente plus de 80 Mds€ sur tout le champ de la recherche certes. Ne faut-il pas augmenter ces moyens et ces ambitions sachant que l’électricité nucléaire représente de l’ordre de 20% de l’électricité produite en Europe ?
Le modèle de marché de l’électricité européen dit « Energy Only Market » qui est basé sur le prix marginal du dernier moyen appelé pose aussi question. Il induit une très forte variabilité des prix, comme nous avons pu le constater ces derniers mois avec la guerre en Ukraine. Il a aussi un inconvénient majeur, il ne donne pas de visibilité sur le long terme aux investisseurs et rend très difficile car très coûteux, au sens coût du capital très élevé, le financement de nouveaux projets nucléaires. Nous avons besoin aussi de mécanismes de contrat long terme, permettant d’assurer de la visibilité aux investisseurs tout en assurant des prix stables et acceptables pour les clients.
C’est aussi un sujet qui nous faut traiter à la maille européenne.
[1] Les estimations indiquent qu’entre 2020 et 2050, 344 000 emplois seront soutenus directement par l’industrie nucléaire chaque année. Ces emplois directs soutiendront indirectement 977 600 autres emplois offerts par les fournisseurs. En outre, l’impact indirect comprend les emplois créés par les dépenses des employés de l’industrie et des fournisseurs dans divers secteurs économiques. Globalement, l’industrie nucléaire représentera chaque année plus d’un million d’emplois (1,1 million en 2019), ou plus précisément 1 321 600 emplois sur le marché du travail européen, d’ici 2050.
L’auteur est président de la SNETP et directeur de la Recherche et Développement à EDF
SNETP est une association de droit belge qui fédère les activités de recherche en Europe. Elle comprend plus de 100 membres, industriels comme académiques ou start-up. Elle est reconnue par la commission européenne pour son rôle dans la définition d’un agenda stratégique de recherche sur le nucléaire.
*Communication faite lors de l’ouverture du colloque “Le nucléaire, une chance pour l’Europe” le 23 janvier 2023 au Palais du Luxembourg, Paris.
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