Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

L’ostracisme subi par le nucléaire pénalise toute l’Europe 

1- Caractèriser le besoin d’électricité en Europe

La transition énergétique, marquée par la baisse de la contribution des énergies fossiles, va se traduire par une forte hausse de la demande d’électricité décarbonée. Les procédés industriels vont « passer » à l’électricité pour réduire leur empreinte carbone ; les logements seront progressivement chauffés (ou réfrigérés°) par l’électricité ; la mobilité va progressivement être assurée grâce à l’énergie électrique ou à l’hydrogène (On rappelle, bien sûr, que l’hydrogène vert ou bleu est produit par électrolyse et donc par électricité.)

L’électricité représente actuellement 25% de l’énergie consommée en France; en 2050, ce sera 55%. Cela veut dire que, même si des économies d’énergie doivent être réalisées, la consommation d’électricité va croître très sensiblement. Dans son scénario de réindustrialisation, le RTE prévoit que la consommation passe de 460 à 754 TWh en 2050. EDF, par la voix de son ancien Président, Jean-Bernard Lévy, estimait qu’on pourrait aller jusqu’à 800, voire 900 TWh. Les autres pays d’Europe ont des perspectives comparables. Cela signifie que les besoins d’électricité européens pour maintenir un certain niveau de croissance économique tout en visant l’objectif « zéro carbone net « en 2050, vont être considérables, en forte croissance par rapport à la consommation actuelle.

Face à cela, deux pays- l’Allemagne et la France-ont menées pendant 10 et 20 ans des politiques pour le moins erratiques. L’Allemagne en décidant en 2011 de sortir du nucléaire s’est jetée dans les bras de la Russie pour assurer son approvisionnement en gaz. L’accroissement à grands frais (plus de 500milliards d’euros) de sa production d’énergies renouvelables intermittentes, n’a réduit que partiellement, pour des raisons de sécurité électrique, ses besoins de sources pilotables, c’est-à-dire de charbon et gaz des lors que le nucléaire est exclu. Ceci a placé l’Europe entière dans une impasse au moment où les approvisionnements en gaz russe se tarissaient

La France de son côté a mené une politique de gribouille fondée sur la fiction que les besoins en électricité allaient baisser du fait des économies qui seraient réalisées : 11GW de capacités fossiles ont été fermées, 2GW d’énergie nucléaire (Fessenheim°) ont suivi le même chemin,12 autres réacteurs devaient être arrêtés d’ici 2035 ; les ENR développées pour un coût global supérieur à 120 milliards d’Euros (source Cour des Comptes) se sont révélées incapables de se substituer à des énergies pilotables. Le lancement de Flamanville a été pendant cette période la seule décision concernant de nouvelles capacités pilotables. Le retard de ce chantier et les difficultés rencontrées en 2022 sur le parc en service ont révélé une insuffisance de réserves de capacités nucléaires alors que l’ASN alerte sur ce point depuis des années… Résultat, la France est devenue importatrice d’électricité et ne pourra probablement pas sortir de cette situation avant que le programme de Belfort (6+8 réacteurs) ne produise ses effets, c’est-à-dire pas avant 2035-2040 sauf à s’équiper de nouvelles capacités gazières !

L’Europe (au sein de laquelle l’Allemagne et la France sont les deux plus gros consommateurs) va ainsi devoir réagir très vite si elle ne veut pas manquer d’électricité dans les années à venir, maintenir une croissance raisonnable et respecter ses objectifs de décarbonation.

2- Une politique européenne marquée par la méfiance vis-à-vis du nucléaire

En dépit du fait que l’UE assume la responsabilité d’Euratom dont l’objet même est de promouvoir le développement de l’énergie nucléaire, elle marque en toutes occasions ses réserves par rapport au nucléaire et privilégie, parmi les énergies décarbonées, les ENR. Sous la pression de l’Allemagne et de l’Autriche en particulier, mais aussi des lobbies antinucléaires particulièrement actifs à Bruxelles, la Commission refuse en fait de reconnaître le nucléaire comme une énergie d’avenir, décarbonée, pilotable, compétitive et indépendante. La meilleure illustration en a été la Taxonomie mise en place au début de 2022 qui met sur un pied d’égalité le gaz et le nucléaire comme « énergies de transition ». Mais on peut également citer le programme RepowerEU qui exclut, jusqu’à présent, le nucléaire des financements accordés aux énergies décarbonées. Notons enfin, le débat non achevé à la date de ce colloque sur le fait de savoir si l’hydrogène produit avec de l’électricité nucléaire sera considéré comme de l’hydrogène « bleu », et pourra bénéficier des aides liées à ce statut. La proposition de la Commission est négative sur ce point sans véritables arguments !

3- La nécessaire coalition des pays européens « nucléaires »

Dix pays membres de l’UE ont manifesté l’intention d’investir dans l’énergie nucléaire pour s’affranchir de la dépendance au gaz russe et/ou décarboner leur production d’électricité. Il est essentiel que ces pays fassent entendre leur voix en Europe.  Quels pourraient être les objectifs de leur « coalition » ? D’abord de permettre à ces pays de  peser de tout leur poids au sein des instances  européennes et ,en particulier dans le Conseil Européen, pour faire reconnaître l’énergie nucléaire comme une énergie d’avenir participant pleinement à l’objectif de neutralité carbone en2050, assurant l’indépendance énergétique de l’Europe et la compétitivité de son économie. Plus largement, cette « coalition » diffuserait ce message auprès de l’opinion publique, devenue d’ailleurs plus réceptive à travers la crise énergétique actuelle. Par ailleurs, des coopérations entre pays « nucléaires » pourraient être mises en place sur les questions d’intérêt commun ; citons en quelques-unes : la formation des personnels pour la construction et l’exploitation des installations nucléaires, le  cycle du combustible, la  recherche, les projets innovants de SMR ou de réacteurs à neutrons rapides….Ces coopérations auraient tout intérêt à s’étendre à des pays tiers engagés également dans le développement de l’énergie nucléaire : le Royaume-Uni bien sûr, les États-Unis, la Chine ou la Corée du Sud, la Russie paraissant pour le moment exclue même si le nucléaire n’est pas visé par les mesures d’embargo.

Tout cela n’a de sens que si la France s’engage elle-même dans un programme ambitieux, soutenant la croissance de son économie et son indépendance énergétique. Le Président de la République a confirmé le lancement de la construction de 6 réacteurs et la mise à l’étude de 8 autres. Ce programme marque une vraie rupture et doit être salué comme tel. Mais il est probable qu’il ne suffira pas, même avec la prolongation de la durée de vie des centrales actuelles, à faire face aux besoins d’électricité décarbonée en 2050. L’appoint des ENR sera certainement utile mais il restera   limité par leur intermittence tant que des solutions de stockage massif économiquement acceptables ne seront pas disponibles. Le nucléaire continuera donc à être le socle de la production d’électricité en France représentant de l’ordre de 70% de la production d’électricité ; pour cela, Il faudra aller au-delà de 14 réacteurs nouveaux à l’échéance de 2050.

 Il est des lors essentiel qu’au sein de l’Europe, le nucléaire puisse bénéficier d’un traitement équitable, fondé sur ces mérites et accéder comme les ENR aux sources de financement les plus favorables. Dès lors la forme d’ostracisme qu’il subit dans les instances européennes est incompréhensible. Il pénalise en fait toute l’Europe.

 

*Ancien président de la SNCF et d’Airbus, coprésident de la Fabrique de l’Industrie. Communication lors du colloque : Le nucléaire, une chance pour l’Europe, qui s’est tenu au Palais du Luxembourg à Paris le 23 janvier 2023.

Plus de publications

Diplômé de l’Ecole des hautes études commerciales et de l’Ecole nationale d’administration, après une carrière dans l’administration publique, il devient successivement PDG de la Snecma (1989), d’Aérospatiale (1992), président de la SNCF (1996), et président exécutif d’EADS N.V. (2007), président du conseil de surveillance de PSA (2014-2021).
Il est co-président de La Fabrique de l’industrie.

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