La relation franco-allemande : entre convergences et divergences
Jean-Claude Perraudin
Le 11 septembre 2023 s’est tenu au Palais du Luxembourg le 8ème Forum Européen et Franco-Allemand visant à examiner les paramètres de l’actuelle relation tendue entre les deux pays, liée notamment aux questions de défense et d’énergie. Les points évoqués ci-dessous reprennent les arguments développés par la vingtaine d’experts et acteurs qui se sont succédés à la tribune. Le Green Deal européen, les investissements et les financements communautaires, les tarifs de l’énergie ont été identifiés comme sources majeures de dissensions. Les sujets susceptibles de fédérer les deux pays sont rares et la voie pour une réponse européenne aux divergences est apparue des plus étroites, même si des axes d’actions communes apparaissent ponctuellement.
Parmi ceux-ci, le changement climatique fait l’unanimité. La multiplication de phénomènes extrêmes récents, qu’elle soit occasionnelle ou liée à ce changement, marque les esprits. Les populations, conscientes que les conditions de vie seront moins favorables qu’au siècle précédent, attendent des actes pour limiter les risques de la nouvelle donne environnementale.
La prise de conscience de cet impératif n’est pas récente. Déjà les effets de multiples efforts initiés localement, collectifs et individuels, sont perceptibles. La municipalité de Strasbourg en est un exemple. Mais au-delà de ces réponses immédiates, la réalisation des objectifs à long terme passe par une adaptation en profondeur des fondamentaux de notre société : économie, recherche, commerce, industrie, organisation collective, sans toutefois les brider. Elle impose le renouvellement des infrastructures de production, d’habitat et de transports, soutenu par une évolution raisonnée de nos habitudes de consommation.
Le défi est immense. Il y a dix ans, Peter Altmaier, ancien ministre fédéral allemand de l’économie et de l’énergie, évaluait le coût de l’adaptation à plus de 1000 milliards d’euros. La seule transformation automobile devrait dépasser les 600 milliards d’euros. Les investissements à réaliser sont énormes, les risques financiers aussi, mais il y a beaucoup à gagner pour ceux qui auront fait les bons choix. Par ailleurs, se pose la question de la main d’œuvre qualifiée, en sous-effectifs pour longtemps du fait du manque de candidats en formation.
Les nations ont compris les enjeux et se positionnent avec toute la puissance de leurs économies. Après les Etats-Unis et la Chine, l’Inde manifeste son intérêt et il ne fait pas de doute que l’Afrique suivra.
La concurrence qui découle de cette logique industrielle attise la recherche de profits et de subventions européennes, dont l’intérêt mérite parfois d’être réexaminé. Il convient notamment de s’assurer que les dispositifs d’incitation ne sont pas sources de doublons, de gabegie ou d’abandon de secteurs indispensables mais jugés moins rentables. Les frictions apparues depuis plusieurs mois entre la France et l’Allemagne sont l’illustration de cette concurrence, attisée par des politiques énergétiques historiquement différentes.
Le dialogue au sein des instances européennes trouve ses limites face à la détermination sur des sujets sensibles, comme récemment le combat qu’il a fallu mener sur la taxonomie pour qu’elle profite à la décarbonation dans son ensemble. Les objectifs de la Commission sont parfois jugés excessivement contraignants par les Etats-membres qui supportent les investissements nécessaires. L’inégalité de traitement des secteurs susceptibles de bénéficier d’aides est un sujet de conflit permanent. Les sujets consensuels, comme l’éco-compétitivité, se raréfient.
Par ailleurs, les objectifs européens se trouvent fragilisés par la nouvelle donne géopolitique, brutalement apparue avec le conflit en Ukraine qui a fait voler en éclat les piliers sur lesquels l’Union basait sa politique énergétique. L’Allemagne, très dépendante du gaz russe, a été particulièrement touchée, alors qu’elle fermait ses dernières centrales nucléaires et qu’elle s’apprêtait à abandonner progressivement le charbon. La France a été moins impactée grâce à son parc de réacteurs nucléaires.
Pour faire face à la situation et anticiper d’éventuelles nouvelles crises, la seule réponse est une réindustrialisation massive des Etats-membres de l’Union, basée sur les atouts et les compétences de chacun d’eux. Cet effort leur permettra de réduire leurs consommations d’énergie et de matières premières, et ainsi de limiter l’impact environnemental de leurs économies tout en gagnant en compétitivité. La réappropriation des souverainetés nationales profitera à l’Europe toute entière face aux blocs américains et chinois. Pour la France, il s’agit d’une priorité absolue alors que son parc industriel ne représente que 10% de PIB face aux 25% de l’Allemagne.
Dans un monde où l’électricité occupe une place de plus en plus prépondérante, le nucléaire et les renouvelables constituent les principales réponses connues et fiables pour une production décarbonée. La diversité des futurs réacteurs permettra au nucléaire de rester pour longtemps le socle d’une énergie stable. La spécificité des investissements en la matière (massifs au départ, mais très rentables à long terme) impose toutefois un traitement particulier du fait des risques économique et politique qu’ils présentent. Seuls les gouvernements sont en capacité d’assurer un cadre stable, crédible et contraignant sur le long terme. Dans ce contexte, les contrats à prix fixe doivent être privilégiés. Une réforme globale du marché de l’électricité est aussi une piste à explorer.
Il est difficile de prédire au-delà de quelques dizaines d’année l’évolution des besoins en énergie, mais il ne fait aucun doute qu’ils vont croître en quantité et en diversité, notamment du fait des pressions démographiques et migratoires. Des technologies supplémentaires doivent être envisagées. La mise en œuvre de beaucoup de celles connues montre leurs limites. Le modèle économique de l’hydrogène « vert » et des carburants de synthèse reste à trouver, malgré les investissements massifs engagés par les deux pays. La généralisation de la mobilité à batterie est encore loin. La fusion est porteuse d’espoirs, mais à très long terme. Le stockage massif doit trouver sa voie.
Les médias se font régulièrement l’écho d’avancées susceptibles d’apporter une réponse déterminante à la transformation climatique : supraconductivité, supercondensateurs, décentralisation de production d’énergie, ordinateurs quantiques… Il est probable que peu déboucheront sur une exploitation économique proche.
La recherche amont restera un moteur incontournable pour faire émerger les nouveaux concepts qui seront à la base des transformations à venir. La capacité des jeunes générations ne doit pas être sous-estimée. Elles sauront, au vu des besoins du moment, imaginer de nouvelles technologies et des modes d’organisation avancés qui apporteront des réponses pertinentes, voire définitives, aux défis du climat.
Aucun de ces changements ne se fera avec succès sans l’acceptation du public. La société dans son ensemble doit être solidaire et se sentir convaincue que l’intérêt des changements imposés reste supérieur au risque encouru et aux désagréments immédiats. Cette condition porte notamment sur l’aspect financier car, au final, ce sont les citoyens qui supporteront le coût de la transition, directement comme utilisateurs ou indirectement par leur impôt. Si le bien-fondé des solutions n’est pas reconnu, elles seront rejetées, dévoyées, ou ne verront jamais le jour. Le contact entre tous les acteurs de la transition énergétique, décideurs et utilisateurs, doit être permanent et éclairé, afin que les objectifs, les technologies et les organisations indispensables à la transformation énergétique restent communs aux experts et aux populations.
Ancien adjoint à la Direction des Relations Internationales, CEA
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