Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

COMPETITION EQUITABLE ET PROGRES SOCIAL

Les Etats membres de l’Union européenne ont conclu un accord de principe sur une taxe carbone aux frontières de l’UE. Il s’agit, pour reprendre la terminologie européenne, d’une orientation générale ; la position finale sera définie après le débat au Parlement européen et l’adoption qui devrait en résulter. Cette taxe viserait en priorité les industries les plus émettrices : métallurgie, aluminium, ciment, engrais, électricité ; les discussions restent ouvertes pour ce qui concerne la coexistence de cette taxe avec le marché du CO2 et le maintien de quotas gratuits pour certains pays du fait de la composition de leur parc de production d’électricité.

On peut considérer que cette décision va dans le sens de la maîtrise du changement climatique et qu’elle va permettre, si elle est confirmée, de contrebattre les délocalisations industrielles vers des pays qui ne se conforment pas aux engagements qu’ils ont pris à la conférence de Paris de 2015 sur le climat.

Or il existe une autre raison à la délocalisation : les différences de coût du travail et, plus largement, l’existence ou non d’une protection sociale réelle dans un certain nombre de pays. Bien que les engagements de RSE se multiplient, on est encore loin du compte et le pilier social du concept de développement durable reste largement hors du champ des discussions et des négociations internationales.

Le moment est venu de poser ce problème. A longueur de journaux télévisés, de reportages, de documentaires, d’articles, l’image d’un monde profondément inégalitaire s’impose. Inégalités criantes entre riches et pauvres, mais aussi inégalités entre pays pour les conditions de travail, la protection sociale, l’éducation, … Cette injustice flagrante dans l’accès au confort et au bien-être illustre des différences de niveau de vie entre les pays développés et le reste du monde. Même si des économistes nous expliquent que le rattrapage de ces pays est en cours, ce processus est lent, trop lent. Combien de pays où des millions d’enfants ne vont plus à l’école et travaillent dans des conditions abominables pour des salaires de misère, quand ils ne sont pas réduits à un quasi-esclavage ! Aujourd’hui, dans le monde, la protection sociale pour une bonne partie de l’humanité est faible ou quasi-inexistante, sans système de santé fondé sur la solidarité ni d’éducation pour tous ; dans le même temps, la partie de l’humanité bénéficiant de la sécurité sociale et d’une pension de retraite se demande si elle pourra conserver longtemps ce progrès majeur pour sa qualité de vie.

Parallèlement, le chômage s’est installé durablement dans nos pays car une bonne partie du travail a été déplacée dans les pays en voie de développement par des investisseurs soucieux de produire à faible coût. Cette situation entrave la consommation et limite le développement harmonieux quand elle n’entraîne pas la récession. Il faut donc corriger les effets négatifs sur l’économie de ce coût du travail trop faible et surtout inégal. Et il convient de les corriger en allant vers la justice sociale pour tous et non en créant de nouveaux obstacles pour les pays dits « émergents » ; tel est l’objectif de ce qui suit.

Pourtant, le monde est riche, de plus en plus riche. Le monde est savant, de plus en plus savant. Les techniques modernes sont partout, l’information circule presque partout. Malgré cela, les inégalités augmentent. Les entreprises vivent dans une concurrence malsaine : elles utilisent les mêmes techniques mais font fabriquer dans des pays à bas salaire et sans protection sociale pour économiser un peu. Tout se passe comme si elles ne se rendaient pas compte que ceux qui n’ont pas de bons revenus n’achètent pas ce qui est produit, et que ceux dont les salaires et la protection sociale diminuent n’achèteront plus demain. Il faut sortir de ce cercle vicieux. Il faut inciter les entreprises à mieux payer leurs salariés, et les gouvernements de tous les pays à mettre en place une protection sociale efficace ; comme l’y incitait Léon Bourgeois au siècle dernier, il est nécessaire que l’État intervienne pour traiter la question sociale, qui n’est pas que morale. Il est nécessaire que soit mis en place un droit d’accès aux marchés calculé en fonction des écarts de salaires et de protection sociale entre pays. Ce droit alimentera un fonds qui aidera les Etats à développer la justice et la sécurité sociale, ainsi que les entreprises à mieux traiter leurs salariés.

Corriger les effets négatifs sur l’économie du coût trop faible du travail

Les dernières décennies se caractérisent par un niveau de connaissances techniques jamais atteint et par une diffusion sans précédant de la culture et des savoirs : le rôle de plus en plus important des investissements immatériels se combine avec une extrême rapidité de la diffusion des technologies de l’information et de la communication.

Le cercle vicieux des bas revenus

Alors que de plus en plus d’hommes et de femmes disposent d’une formation qui leur permet d’accéder aux technologies les plus modernes et de s’en servir, alors que de plus en plus de gouvernements réalisent des infrastructures propres à rendre leur pays plus attractif, le coût du travail est devenu le principal facteur sur lequel les entreprises peuvent agir pour développer leur compétitivité. Les techniques sont partout les plus modernes et les salariés de mieux en mieux formés. Seuls le coût du travail et le niveau de protection sociale maintiennent un écart.

Cette situation a engendré un cercle vicieux aux effets chaque jour plus perceptibles :

  • Dans les pays développés, la concurrence des pays en développement à faible coût du travail entraîne une pression sur les revenus qui freine la consommation. Le ralentissement de la consommation diminue les recettes de l’Etat par une diminution des apports de la fiscalité indirecte et les déficits budgétaires se creusent. Cette pression entraîne également une pression sur l’emploi se traduisant par un chômage accru et un sentiment d’insécurité. Cette pression sur l’emploi freine la consommation car la collectivité augmente les charges sociales pour financer les mesures de solidarité et les individus épargnent par précaution pour limiter les risques pour leur avenir.
  • Dans les pays en développement, la croissance peut paraître très forte, mais elle ne profite qu’à une partie réduite de la population, à cause des déséquilibres dans les revenus. Là aussi, la consommation s’en trouve freinée. De plus, le manque de couverture sociale freine des dépenses qui iraient vers la santé et le bien-être. De nombreux secteurs économiques ne peuvent donc profiter des bénéfices de cette croissance.

Il résulte de cette situation :

  • une distorsion de concurrence entre les zones économiques,
  • une distorsion de concurrence entre les entreprises d’un même secteur selon qu’elles versent ou non à leurs employés des revenus favorisant la consommation,
  • une exclusion de fait de certains secteurs économiques des bénéfices d’une croissance mal équilibrée,
  • un ralentissement de fait de la croissance entraînant à terme celui des capacités d’investissement et de développement technologique.

Entrer dans une spirale vertueuse

Il s’agit de favoriser la mise en place de conditions équitables de concurrence par une égalisation des conditions entre les pays dits développés et ceux dits en développement. L’exemple de la construction du grand marché européen est un argument fort en faveur de cette évolution : après avoir consolidé le Marché Commun à 6 Etats membres, les gouvernements ont élargi le marché à l’ensemble de l’UE en se fixant pour objectif un niveau de vie et de développement similaire pour tous les habitants des Etats membres. Si cet objectif n’est pas encore atteint, il est un fait que les fonds structurels ont permis une accélération du développement des zones les plus pauvres des Etats membres.

Pour les pays en développement, la meilleure répartition du bien-être est un impératif afin d’éviter la montée des fanatismes, des conflits et des flux migratoires ; la bonne gestion des intérêts de tous rejoint l’équité et la diminution des tensions dans le monde. Il s’agit donc d’établir les conditions de cette équité en favorisant un développement sain fondé sur une plus grande consommation intérieure et sur des exportations. Investissements et échanges en seront favorisés, engageant ainsi une spirale vertueuse pour l’économie mondiale.

La principale cause de distorsion de concurrence réside dans les écarts de coût du travail et dans les disparités de niveau de protection sociale. Il est nécessaire de corriger cette distorsion en mettant en place un prélèvement compensateur appliqué aux importations en provenance de pays en développement à faible coût du travail.

Le taux de ce prélèvement sera calculé après évaluation du différentiel de coût du travail et de protection sociale entre pays exportateur et pays importateur et réévalué périodiquement. Il sera donc fixé en fonction de l’origine des produits, et établi sur la base de ce différentiel. Ses recettes seront reversées aux pays exportateurs à faible coût de main d’œuvre.

Ce prélèvement sera collecté et géré par un fonds alimentant les Etats pour le développement de la protection sociale, ainsi que les entreprises pratiquant l’investissement socialement responsable dans les pays en développement, en accord avec les autorités de ces pays :

  • sur la base de leurs exportations, les pays soucieux de hausser le niveau de protection disposeront de fonds additionnels favorisant indirectement la consommation et l’attractivité,
  • sur la base des échanges qu’elles réalisent, les entreprises bénéficieront d’un soutien additionnel à la capacité d’investissement favorisant directement leur profitabilité.

Ainsi, les acteurs du marché sont incités à s’inscrire dans une spirale vertueuse en partie financée par le comportement non vertueux de certains.

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