Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Brève anamnèse du trumpisme

La majorité des électeurs américains ont réélu Trump, un personnage qui se comporte depuis des décennies comme un voyou, enfermé dans son narcissisme pathologique, étranger aux règles morales les plus élémentaires. Lors de son dernier mandat, il a ôté toute dignité à ce qui relève de la présidence américaine, ne cessant d’accumuler les mensonges, les polémiques outrancières et les comportements infantiles. Il a manifesté, en plus de son dilettantisme dans l’exercice de ses fonctions, son mépris pour les femmes, pour les soldats morts au combat et pour les gens en situation de handicap ou victimes du racisme. Il a soutenu en janvier 2020 une tentative de coup d’État, après avoir été battu aux élections présidentielles. Les personnes qu’il a choisies pour l’entourer dans son second mandat proviennent du monde des affaires, des groupes de pression hostiles à l’environnement, d’avocats qu’il a utilisés pour le protéger des accusations de malversation, de corruption et de crimes dont il est l’objet. Avec cette réélection, des milliardaires ou leurs représentants peuvent s’engouffrer dans la Maison-Blanche, au Sénat et dans l’administration qui devrait en être bouleversée. Beaucoup d’entre eux s’emploieront à miner les institutions dont ils ont la charge.

Eric Bertin, sémioticien, dénonçait récemment dans le Monde « l’outrance généralisée » propagée par Trump. Cette volonté de transgression – de la justice, du pouvoir de la presse et des normes de civilité- témoignerait « d’un franchissement de limites constant outrepassant les systèmes de règles et de normes qui rendent l’existence collective intelligible et acceptable. » Ce faisant, le nouveau président mine la rationalité et l’esprit de nuance qui rendent possible le fonctionnement de la démocratie. Et il ajoutait « C’est la dimension grotesque du pouvoir, moteur des dérives autocratiques, qui tourne les institutions en ridicule. »[i]

Comment expliquer que tant d’électeurs aient soutenu un personnage qui est l’incarnation dans la vie politique de l’amoralité, de la corruption et de la violence ? Pourquoi ont-ils été séduits par sa destructivité, au risque de voter contre leurs intérêts. Les mesures protectionnistes, qu’il a annoncées, associées à la déportation des migrants, vont en effet aggraver l’inflation qui les pénalise déjà. Il limitera leur accès à la santé. Il contribuera à dégrader leur environnement. Il privilégiera la défense des plus fortunés.

Les défaillances de la souveraineté populaire

Ce choix étrange met en cause le principe de la souveraineté populaire. Nombre d’observateurs nient cette fragilité de la démocratie, car il est rassurant de l’occulter en débusquant des éléments de rationalité dans la décision majoritaire des électeurs. A cette fin, ils invoquent la croissance de l’inflation, les inégalités sociales, l’enrichissement des plus fortunés et l’appauvrissement des milieux populaires. Mais ces réalités n’expliquent pas pourquoi la majorité des électeurs, et parmi eux des individus économiquement fragiles, ont voté pour Donald Trump. Il faut donc élargir le champ de l’explication. Les régimes démocratiques, soulignons-le, sont meilleurs que tous les autres. Et pourtant les majorités qui surgissent des urnes n’assurent pas l’établissement de gouvernements justes et compétents, encore moins l’instauration d’une autorité légitime. De tout temps, les penseurs libéraux – de Benjamin Constant à Schumpeter- se sont inquiétés des menaces inhérentes aux dérives de la souveraineté populaire. Ils misaient sur l’éducation et les élites pour donner une assise à la démocratie. À gauche également. Marx lui-même dénonçait ce qu’il appelait le lumpenprolétariat « les rebuts et laissés pour compte de toutes les classes sociales ».[ii] Plus tard, suite à la Première Guerre mondiale, Freud a montré que les identités étaient des phénomènes de groupe et que dans les mouvements de masse les individus perdaient leur capacité de raisonner de manière autonome.

L’histoire du XXe siècle nous donne à profusion des exemples de peuples investissant de mauvais dirigeants, au risque d’en être les principales victimes. La majorité des Allemands ou des Italiens n’ont pas élu Hitler ou Mussolini, mais ont fini par aimer ces dirigeants en soutenant leurs dérives tyranniques et leurs folies meurtrières. Et aujourd’hui, même sans coercition et sans les ferveurs nationalistes du passé, nombre de leaders populistes parviennent à se faire élire et à conserver le pouvoir, en raison des passions éphémères et triviales qu’ils mobilisent, notamment en désignant les migrants comme les responsables des malheurs de leur nation.

 Dans le cas de Trump, on peut mettre à jour différentes causes économiques et politiques pour expliquer son élection, mais ces analyses s’avèrent incomplètes lorsqu’elles négligent les facteurs socioculturels qui ont influencé le choix de ses sympathisants. Son projet politique manque de consistance idéologique, alors que ses propos et ses comportements s’inscrivent avant tout dans le registre émotionnel. La séduction qu’il exerce sur les foules tient avant tout aux affects qu’il mobilise et l’on peut faire l’hypothèse qu’en l’élisant, ses partisans ont pour la plupart fait un choix identitaire, se reconnaissant dans son langage de peu de mots, dans ses outrances, dans ses comportements haineux, dans sa xénophobie, dans sa misogynie, dans sa rage à l’encontre des élites, dans son refus des cadres institutionnels, dans sa bouffonnerie iconoclaste. Or les identités s’inscrivent nécessairement dans un environnement idéologique et culturel.

Les aléas de la culture du narcissisme

En fait, le trumpisme, tout comme le populisme dont il est une expression emblématique, témoigne d’une société ayant perdu ses anciens repères identitaires, s’étant en partie émancipée du surmoi collectif endiguant ordinairement les manifestations d’obscénité et de violence politique. Les processus de socialisation jouent un rôle important dans ces changements de mentalité. Ils trouvent par définition leur origine dans le cadre de la famille, avec tous les aléas et les problèmes que rencontre aujourd’hui cette institution. Ils concernent aussi les institutions éducatives, puis les groupes de référence qui marquent les parcours de vie des individus et ainsi que leur allégeance identitaire. L’hétérogénéité croissante de ces processus de socialisation, influencés par les médias télévisuels et des réseaux sociaux, a favorisé l’épanouissement d’une culture d’épanouissement personnel qui contribue à la déchéance des hiérarchies et des contraintes d’autorité traditionnelles, à la confusion des générations, au rejet des cadres institutionnels définissant les normes et les rapports de civilité.

De nombreux observateurs avaient annoncé dès les années 1970 la « fin des idéologies » tout au moins de celles qui avaient dominé la guerre froide. L’utopie socialiste s’enlisait dans le monde soviétique et les défenseurs du libéralisme perdaient leur foi dans les finalités de l’histoire, celles qui avaient donné un sens aux principales orientations de politique des démocraties – la croissance du marché allant de pair avec le développement des fonctions sociales de l’État. L’idéal des droits de l’homme prenait le relais, mais dans leur interprétation individualiste et humanitaire. En fait, l’ensemble des sociétés occidentales se repliaient sur des valeurs d’épanouissement personnel, soutenues par la libération des mœurs. Avec l’essor de la société de consommation, elles tendaient à se détourner des affaires politiques. Certes, les menaces de sécurité étaient présentes, mais les guerres étaient lointaines, mobilisant des soldats professionnels. Le pacifisme était à l’ordre du jour, en Europe tout au moins, le sport canalisant les agressivités collectives.  

Ces changements de mentalité affectant les représentations de la vie politique ont été analysés dans le cadre de nombreux essais. Ainsi, en 1979, Christopher Lasch publiait la Culture du narcissisme, un essai montrant que les Américains tendaient à se replier vers des préoccupations purement personnelles. « Vivre dans l’instant est la passion dominante-vivre pour soi-même, et non pour ses ancêtres ou la postérité. Nous sommes en train de perdre le sens de la continuité historique, le sens d’appartenir à une succession de générations qui, nées dans le passé, s’étendent vers le futur. »[iii] 31 La politique est devenue un spectacle, entretenu par des dirigeants indifférents à la vérité et dans ce nouvel environnement, « la publicité set moins à lancer un produit qu’à promouvoir la consommation comme mode de vie. Elle « éduque » les masses à ressentir un appétit insatiable non seulement de produits, mais d’expériences nouvelles et d’accomplissement personnel. »

En France, Gilles Lipovetsky prolonge cette réflexion sur les changements socioculturels des sociétés capitalistes avancées. Dans L’Ère du vide, il souligne l’émergence de modes de socialisation inédits qui entraînent l’affirmation d’un individualisme « narcissique et hédoniste, une mentalité qui encourage les individus à se replier sur leurs intérêts et désirs personnels. [iv]Une nouvelle modernité est née, écrit-il dans le Bonheur paradoxal. « Elle coïncide avec la “civilisation du désir” qui s’est construite au cours de la seconde moitié du xxe siècle. […] La vie au présent a remplacé les attentes du futur historique et l’hédonisme, les militantismes politiques ; la fièvre du confort s’est substituée aux passions nationalistes et les loisirs à la révolution ».[v] Les barrières institutionnelles qui contenaient l’émancipation individuelle tendent à se désagréger.

Le monde du trumpisme

 Au sein de sociétés libérales, la désintégration de l’empire soviétique a suscité un temps l’illusion qu’il serait possible d’échapper aux contraintes de l’histoire, malgré la persistance de tragédies dans le vaste monde. Dans le même temps, les entreprises transnationales ont conquis de nouvelles parts de marché, y compris en Chine. La mondialisation a consacré l’hégémonie de la sphère marchande sur les systèmes de régulation étatique. Grâce à leur publicité et aux nouvelles techniques de communication et d’information, elles disposent aujourd’hui d’un surcroît de puissance pour prescrire des modes de vie et promouvoir des valeurs de réussite sociale, la poursuite de la richesse et des loisirs, la quête de bien-être personnel jouant un rôle décisif à cet égard. Ces projets hédonistes contribuent au rejet des contraintes d’autorité et de morale. La libération des mœurs y contribue. Les frustrations liées aux échecs du bonheur suscitent beaucoup d’agressivité. Une chose est sûre : cette société de consommation n’aide pas à supporter le déplaisir du renoncement pulsionnel.

Les représentations collectives inhérentes à ce modèle de société constituent une forme de surmoi collectif qui est paradoxalement difficile à supporter. Pour ceux qui vivent dans l’aisance, leurs aspirations de bonheur matériel, telles qu’elles sont encouragées par les modèles socioculturels dominants, entretiennent un lot d’inachevés et de frustrations. Une partie de la population reste partiellement démunie face aux impératifs de la compétition peu régulée qu’impose cette économie de marché planétaire. Les gens socialement vulnérables doivent plus que d’autres lutter pour surmonter leur insécurité matérielle, ou leur angoisse à cet égard, alors qu’ils sont assaillis en permanence par les images d’une réalité virtuelle, par définition inatteignable. Ils vivent à l’écart des centres de production et d’échange et ne participent que de manière marginale à la dynamique de l’économie dominante. Ils doivent affronter sans boussole les morcellements des activités de production et de service, l’anonymat des concentrations urbaines, les exigences d’emplois fastidieux et sans prestige. Il faut ajouter que les nouveaux modes de production exigent des cursus universitaires poussés, mais qui tendent à délaisser les humanités, au profit de formations centrées sur la technique et le business, prétendant ainsi à donner accès à la réussite professionnelle et au statut social. Mais beaucoup restent en marge de cette formation.

De la vie politique, ils ne retiennent que des images et des propagandes véhiculant des émotions. Ils trouvent leur sécurité en attaquant les gens extérieurs à leur communauté imaginaire, dont le migrant est un symbole. Ils ont pour encadrement spirituel des assemblées religieuses inspirées par des prédicateurs dogmatiques, avides de pouvoir et d’argent. Ils restent par ailleurs sous l’emprise aliénante de systèmes d’information limités, soumis aux contraintes de la compétition marchande. Leurs médias, associés à leurs réseaux sociaux, donnent une audience à des systèmes de pensée binaire, réfractaires à ce qui relève de la complexité et du scepticisme.

C’est le monde Trump, celui du manichéisme, de la violence, celui de la toute-puissance infantile et d’une virilité inachevée. Son idée de grandeur nationale séduit les gens dont le statut social est fragile, puisqu’elle leur confère l’illusion d’une identité collective grandiose. Elle fait des migrants et des élites de Washington des boucs émissaires des maux de la société américaine. Ses partisans se retrouvent dans sa volonté de briser les tabous, d’être en délicatesse avec la justice et la moralité, de soutenir des propos anarchistes et nihilistes contre l’Etat. Les gens des milieux d’affaires qui le soutiennent se reconnaissent dans sa personnalité, avatar d’un capitalisme prédateur, d’un narcisse pathologique qui prône le rejet de tout ce qui pourrait entraver leur ambition de puissance économique et l’exhibition de leur richesse.

Le trumpisme est une expression emblématique d’une culture politique qui trouve une audience croissante en Europe. Comme aux États-Unis, la vie politique des États a désormais des analogies avec les offres et demandes du marché, les partis et mouvements politiques, même s’ils s’accrochent parfois aux scories d’anciens récits idéologiques, s’affrontent dans une compétition de chefs formulant des revendications sectorielles sans rapport avec la recherche du bien commun. Les dirigeants et militants populistes privilégient des slogans émotionnels, chargés de revendications identitaires visant les migrants. Ils sont mal à l’aise avec les cadres normatifs et les règles de procédure démocratique. Ils s’affirment par des polémiques et des manifestations de rue qui ébranlent les institutions démocratiques, autant que les règles d’urbanité nécessaires à la citoyenneté. Ils cultivent une forme d’encanaillement et d’indécence dans la sphère publique, assumant des postures plébéiennes. Ils tirent parti des frustrations occasionnées par la vie politique, par les inégalités sociales et les situations de grande vulnérabilité, pour dénigrer les élites, sans leur opposer des projets politiques cohérents fondés sur une analyse rigoureuse des conditions socioéconomiques et des opportunités de changements.  Ils défendent l’idéal de la souveraineté nationale, sans parvenir à définir les conditions de réalisation de cette souveraineté à l’heure des exigences du multilatéralisme et des intégrations régionales. En fait leur défense de la nation et des intérêts nationaux est aléatoire, comme le montrent en France les délibérations en cours au sein de l’Assemblée nationale. Ils récusent les détenteurs de l’autorité politique, et se réclament d’une conception plébiscitaire de la démocratie. Il n’est pas rare que leurs partisans acceptent pour guide une personnalité inconsistante qui se met en scène par la désinvolture de ses propositions démagogiques.

Le populisme mine aujourd’hui les régimes démocratiques. Son péril est d’autant plus grand qu’il ne suffit pas de lui opposer des réponses politiques, puisqu’il trouve aussi son origine dans les mœurs de gens qui manquent de boussoles normatives et souvent de référence doctrinale. Ce courant politique est toutefois voué à l’échec, car il ne pourra survivre longtemps aux désordres dont il se nourrit. Ses dirigeants, qu’ils se considèrent de gauche ou de droite, restent sans grands desseins politiques. Ils n’ont pas les capacités de diminuer les fractures sociales, la dégradation de l’environnement planétaire et les périls de sécurité qui bouchent l’horizon des sociétés occidentales. Face au retour du tragique, ils devront s’effacer. Il faut désormais miser aussi sur les changements de mentalité des nouvelles générations, celles qui seront aux prises avec ces défis et avec l’héritage de « somnambules » qui ont cru pouvoir avancer en minant les cadres institutionnels et les procédures, ceux qui encadrent leur liberté politique et rendent possible les progrès économiques et sociaux.

[i] Le Monde, 20.11.2024, p. 31

[ii] Karl Marx, Friedrich Engels, Œuvres choisies, Moscou, Éditions du Progrès, 1968, p. 40.

[iii] La culture du narcissisme, Paris, Flammarion (Champs essais) 2006, p. 31

Idem, p. 109

[iv] Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide – Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1989.

[v] Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, « Folio », 2006, p. 9.

Plus de publications

professeur honoraire des relations internationales à l'Université de Lausanne, il est l'auteur de "Des foules et du populisme" aux éditions Campagne Première

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