De Bucha à Kfar ‘Aza: un monde à nouveau bipolaire
Cyril Aslanov
Le jeu des alliances qui se dessine aujourd’hui révèle que deux conflits apparemment sans rapport l’un avec l’autre constituent en réalité deux théâtres d’opération d’une même guerre. Quoi de commun en effet entre la guerre russo-ukrainienne et la confrontation entre Hamas et Israël? Rien apparemment. Et pourtant des indices troublants permettent de tirer d’inquiétantes conclusions sur la ressemblance entre les deux guerres. Dans les deux cas on voit à l’œuvre la collusion et la complicité entre la Russie et l’Iran, États par ailleurs soudés par des accords qui permettent de les considérer comme des alliés officiels: l’Organisation de coopération de Shanghai; BRICS depuis l’élargissement du groupe à six autres pays dont l’Iran à compter du 1er Janvier 2024 et l’Organisation du traité de sécurité collective avec laquelle l’Iran coopère officiellement depuis 2007 au moins. Plus concrétement, la fourniture de drones Shahed-136 à l’armée russe et le rôle de l’Iran dans la guerre que le Hamas, le Djihad islamique et le Hezbollah mènent contre Israël révèlent l’ampleur de la nuisance du régime des ayatollahs qui n’a jamais cessé depuis son instauration de financer et de télécommander des groupes terroristes. L’innovation actuelle tient au fait que ce terrorisme s’est institutionnalisé du fait du resserrement des relations entre des États qui ne sont pas seulement des mandateurs du terrorisme mais aussi des États-terroristes dont les méfaits défraient la chronique. Qu’il s’agisse des autocraties russe et chinoise, de la théocratie iranienne ou du stalinisme nord-coréen, on assiste à un déploiement de la solidarité au sein de cet axe du mal. Il semble du reste que l’amélioration de la force de frappe des missiles du Hamas soit due à une contribution nord-coréenne au renouvellement de l’arsenal de mort du Hamas. L’alliance stratégique et économique entre la Russie, la Chine et l’Iran[1] se traduit aussi par l’ouverture d’une route supplémentaire dans l’acheminement des armes iraniennes à destination de la Russie aux prises avec l’Ukraine ou de Gaza dans sa guerre contre Israël: cet itinéraire est celui de la Mer Caspienne, ce grand lac dont l’Iran et la Russie, qui ne possèdent aucune frontière terrestre commune, sont tous les deux riverains.
Dans cette confrontation des pays de l’axe Moscou-Damas-Téhéran face aux pays du camp occidental, on perçoit quelques anomalies qui laissent à penser que certains pays sont en train de se repositionner. Le rapprochement irano-saoudien orchestré par la Chine et l’admission prochaine de l’Iran, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis dans le BRICS, organization ouvertement anti-américaine, montrent que l’alliance objective des pays sunnites avec les États-Unis et Israël est en train de se fissurer. Dans les années à venir, les États-Unis ne pourront guère plus compter que sur des pays clairement ennemis de l’Iran: Israël ainsi que l’Azerbaïdjan, la Turquie d’Erdoğan étant assez ambiguë du fait de ses appels du pied lancés périodiquement en direction de la Russie et de l’Iran. À cause de ces mutations géopolitiques survenues dans le Moyen-Orient entendu au sens large , l’Arménie ne peut guère compter que sur la tutelle russe et les bonnes relations avec l’Iran où vit une très importante communauté arménienne de quelques 500 000 membres avec des représentants élus au Parlement. Dans cette constellation d’alliances et d’inimitiés l’Arménie est particulièrement fragilisée car ses seuls appuis appartiennent au mauvais camp. De son côté, la dictature kleptocratique d’Ilham Aliyev est devenue un partenaire incontournable de l’axe Washington-Jérusalem grâce à ses ressources en hydrocarbure et à sa position stratégique dans l’éventualité d’une confrontation directe des États-Unis et d’Israël avec l’Iran. La volonté de l’Arménie de Nicol Pashinyan de s’éloigner de la Russie et de se rapprocher des États-Unis était en soi une initiative très louable mais elle apparaît malheureusement comme une impasse dans une conjoncture internationale défavorable qui pousse les Américains et d’autres pays occidentaux à soutenir en priorité l’Azerbaïdjan, infiniment plus riche d’atouts économiques et géostratégiques que l’Arménie, pays exsangue et de toutes façons jugé trop proche de l’Iran. On voit se reproduire ici un paradigme fort ancien qui caractérise de façon récurrente la situation de l’Arménie prise entre le marteau et l’enclume dans la confrontation entre des empires rivaux: Romains et Perses (Arsacides puis Sassanides); Byzantins et Arabes ; Croisés et Seldjoukides; Mamelouks et Mongols; Ottomans et Safavides; Turquie et Empire russe; OTAN et URSS puis Fédération de Russie[2].
Dans ce monde de plus en plus marqué par la polarisation entre les blocs, seuls d’habiles dirigeants tels Erdoğan en Turquie ou Muḥammad bin Salmān en Arabie Saoudite se comportent avec la duplicité caractéristique des non-alignés et parviennent à louvoyer entre les deux grands blocs antagonistes qui ne sont plus l’Occident et l’Orient mais plutôt le Nord et le Sud global. Il peut sembler étrange de voir figurer la Russie parmi les pays du Sud. Le paradoxe est aisément levé pour peu qu’on se rappelle la politique africaine de la Russie. Face aux putshistes pro-russes des pays contrôlés par l’ancienne milice Wagner et passés sous le contrôle direct de Poutine depuis la décapitation de cette milice, la Russie tient un discours rappelant quelque peu les élucubrations de Mussolini lorsqu’il reprenait les thèses du nationaliste Enrico Corradini[3]. À la veille de l’invasion de la Libye par l’Italie cet hystérique chauvin avait prétendu que l’Italie était une nation prolétaire mise à l’écart de la compétition à laquelle se livraient les puissances coloniales ploutocratiques, c’est-à-dire essentiellement la Grande-Bretagne et la France. Face aux Africains la propagande poutinienne pose la Russie comme exclue de l’Occident collectif (terme cher à Poutine) et du Premier monde. De ce fait, elle serait capable de comprendre mieux que quiconque la détresse économique, sociale et politique de l’Afrique. Qui ne voit dans cette tartufferie prétendument anticolonialiste un avatar russien du néocolonialisme par lequel les Soviétiques avaient gangrené un grand nombre d’États africains, asiatiques et même latino-américains (Cuba; Nicaragua) durant les trois dernières décennies de l’existence de l’URSS?
Les manigances russes en Afrique sous couvert d’anticolonialisme, d’anti-occidentalisme et de pseudo-tiers-mondisme me font repenser à un article de journal que j’avais lu dans un café de Moscou trois semaines avant la réélection de Lula à la présidence du Brésil le 29 octobre 2006. Commentant les péripéties de la campagne électorale qui opposait le président sortant à Geraldo Alckmin, le journaliste russe écrivait que le Brésil était une sorte de “Russie tropicale”. Derrière cette analogie qui reposait sur un raccourci de pensée caractéristique du style journalistique on voyait s’exprimer l’idée selon laquelle l’immensité chaotique du Brésil pouvait apparaître familière aux lecteurs russes de ce journal proposé gratuitement aux clients de ce café moscovite. À cette époque on voyait poindre le tournant autocratique qui devait transformer peu à peu la Russie en ce qu’elle est devenue maintenant[4]. Je crois me souvenir que par le plus grand des hasards, j’avais parcouru distraitement cet article la veille de l’assassinat d’Anna Politkovskaya (7 octobre 2006), événement qu’on considère souvent avec le recul du temps comme l’un des symptômes du durcissement du régime poutinien[5].
Il semblerait que le remplacement du bloc oriental par un Sud global opposé non seulement au Nord nanti mais aussi à l’Occident collectif, soit une façon de renverser l’analogie qui consistait à comparer le Brésil à une “Russie tropicale”. Moyennant ce renversement la Russie devient un Brésil boréal ou mieux encore, une Afrique enneigée, moralement mandatée pour tenir tête à l’impérialisme américain et à ses clients. Que ceux-ci soient européens, moyen-orientaux (Israël) ou extrême-orientaux (Japon; Corée du Sud; Taïwan), ils partagent avec les États-Unis l’attachement aux valeurs de la liberté dans tous les domaines de l’activité humaine. En jouant la carte du Sud global la Russie érige en code de comportement tous les antonymes de la liberté: durcissement autocratique; culte de la force brutale; piétinement du droit des femmes et des minorités sexuelles; kleptocratie maffieuse; désinformation systématique. Il est regrettable que ce faisceau d’anti-valeurs auxquelles communient la Russie de Poutine et les régimes putshistes d’Afrique sahélienne soit également professé par des pays affiliés au camp occidental et notamment la Turquie et l’Azerbaïdjan dont il a été question plus haut. Ce paradoxe n’en est pas un si l’on s’avise du fait que même au paroxysme de la guerre froide, la logique de l’opposition entre les blocs admettait des exceptions qui semblaient arranger tout le monde: la Yougoslavie de Tito, le pays le plus capitaliste du bloc oriental duquel la Yougoslavie s’était apparemment distanciée mais auquel elle appartenait de facto (Tito n’avait-il pas secrètement promis aux Soviétiques qu’en cas de conflit entre l’OTAN et les troupes du Pacte de Varsovie, il aurait laissé les troupes hongroises et roumaines traverser son territoire pour qu’elles pussent envahir l’Italie?); Israël longtemps considéré comme le pays le plus socialiste du monde occidental jusqu’au tournant de 1967 où l’alignement sur l’allié américain entraîna une série de réformes visant à libéraliser l’économie et à tempérer l’étatisme (mamlakhtiyut) cher à Ben-Gurion[6]; la Roumanie de Ceaușescu d’avant 1971, date à laquelle, impressionné par sa visite dans la Chine de Mao et la Corée du Nord de Kim Il Jung, le leader communiste roumain transforma la Roumanie en un enfer néo-stalinien. Mais pourquoi aller chercher si loin? Le précédent historique de la France de De Gaulle représente aussi une tentative sans doute assez illusoire pour s’ériger en troisième voie sur fond de monde bipolaire.
La bipolarisation est par son essence même une situation de belligérance larvée ou ouverte qui permet tous les dosages intermédiaires, du moment que la limite entre le noyau des deux blocs antagonistes reste infranchissable. Dans cette perspective, la Turquie et l’Azerbaïdjan représentent des exceptions antilibérales voire franchement dictatoriales lors même que ces deux États appartiennent géopolitiquement à un camp associé à la défense des valeurs libérales et démocratiques du Premier monde. Ces brebis galeuses posent un cas de conscience à leurs alliés occidentaux comme en 2016, lorsque la Turquie a commencé à s’impliquer de façon cynique, brutale et manipulatrice dans la guerre civile syrienne.
Or quelque soit le degré d’herméticité dans la séparation entre les blocs antagonistes, il est incontestable que la Russie et le Hamas appartiennent au même camp non seulement du fait de leurs accointances communes avec l’Iran et leur appartenance au Sud global mais aussi par le degré de sauvagerie inhumaine et de sadisme indescriptible que les deux entités ont mis en œuvre, l’une à la faveur de ses avancées contre les Ukrainiens (Bucha; Irpin; Mariupol’) en 2022 et l’autre dans les kibboutzim et les agglomérations de l’Enveloppe de Gaza. Dans les deux cas, la découverte de cadavres atrocement torturés avant d’être froidement éliminés amène à se poser des questions sur les limites de l’humain. Manifestement, les perpétrateurs russes ou palestiniens de ces crimes ignobles ont franchi une ligne rouge. Cela remet totalement en question la légitimité de leur cause qui néanmoins trouve encore des sympathisants de tout bord. Même en Israël il s’est trouvé avant la guerre actuelle des voix provenant de l’extrême-droite pour préférer Poutine à Zelensky et pour accuser les Ukrainiens de manipulations médiatiques. La logique des dominos force à considérer tout soutien à Poutine et à la Fédération de Russie comme une collusion objective avec l’Iran et donc avec ses milices locales que sont le Hamas, le Djihad islamique ou le Hezbollah.
Cyril Aslanov est linguiste et professeur des universités.
[1] Sur cette alliance voir Dina Esfandiary and Ariane Tabatabai, Triple-Axis: Iran’s Relations with Russia and China, Londres-New York, I.B. Tauris, 2018.
[2] Pour une presentation exhaustive de l’histoire de l’Arménie, voir Annie et Jean-Pierre Mahé, Histoire de l’Arménie des origines à nos jours, Paris, Perrin, 2012.
[3] Sur la dette du fascisme italien à la pensée ultra-nationaliste de Corradini, voir Mauro Marsella, “Enrico Corradini’s Italian nationalism: the ‘right wing’ of the fascist synthesis,” Journal of Political Ideologies, Vol. 9, No 2 (June 2004): 203-224.
[5] Sur la transition de la Russie poutinienne vers l’autocratie voir Michael McFaul, “Choosing Autocracy: Actors, Institutions, and Revolution in the Erosion of Russian Democracy,” Comparative Politics, Vol. 50, No. 3 (April 2018): 305-325.
[6] Michael B. Oren, “Ben-Gurion and the Return to Jewish Power,” in: David Hazony, Yoram Hazony e Michael B. Oren (dir.), New Essays on Zionism, Jérusalem-New York, Shalem Press, 2006, p. 405-415.
professeur à l'université d'Aix-Marseille, membre sénior de l'institut universitaire de France
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