Les trois piliers d’une politique énergétique durable
Marc Deffrennes
Je voudrais remercier les organisateurs de ce colloque d’avoir invité une association représentant la société civile à s’exprimer sur ce sujet d’importance qu’est l’énergie, source vitale au fonctionnement de la société. weCARE est une Alliance de 10 associations nationales actives dans 9 pays européens (SLC et PNC en France) ayant comme but principal d’interagir avec les Institutions européennes pour promouvoir un mix énergétique équilibré, qui soit décarboné et propre, mais aussi économique et abordable pour le consommateur, sûr en termes d’approvisionnement et fiable en termes de fourniture. La durabilité du système énergétique doit être sociétale, ce qui est bien plus large que la seule dimension verte qui a été par trop prégnante dans les deux dernières décennies, y compris au niveau européen, il n’y a qu’à citer le Pacte Vert.
Dans ce contexte de durabilité globale, le nucléaire a un rôle central et nécessaire, même indispensable, à jouer.
C’est évident pour la décarbonation. Au moment où l’on se demande comment atteindre les moins 55% en 2030 et les moins 90% en 2040, on peut rappeler que la Suède a réduit l’empreinte carbone de son énergie de moitié en 15 ans, entre 1970 et 1985 – période durant laquelle elle a construit sa flotte nucléaire. La France a fait aussi bien sur 20 ans. En 2022, l’empreinte carbone de l’électricité française a été de 85 g de CO2/kWh (RTE donne 55 g), contre 385 pour l’Allemagne, dû à la nécessité d’adosser les renouvelables au lignite domestique et au gaz russe avant de passer au GNL et autres importations de gaz de schiste. Chacun en tirera ses conclusions sur l’efficacité de l’Energiewende, après une dépense en subsides de 500 Milliards € sur 20 ans pour les énergies renouvelables intermittentes, un montant correspondant par ailleurs assez bien avec les 700 Milliards € sur 10 ans pour l’Union Européenne, publié par la Cour des Comptes.
Pour aborder la dimension économique, il faut avoir une approche exhaustive des coûts, ne pas s’arrêter aux seuls coûts de production aux bornes de l’installation, mais prendre aussi en compte l’ensemble de coûts système et des coûts externes. Les études et rapports de l’OCDE (AIE et AEN) montrent que la prolongation de l’exploitation des centrales nucléaires existantes est le moyen le moins coûteux de produire de l’électricité. Les nouvelles centrales nucléaires de génération III, si construites en série à coûts maitrisés et pour autant que le taux d’actualisation utilisé soit raisonnable, sont globalement à parité de coûts aux bornes de l’installation avec les autres formes de production décarbonée. Mais une fois que l’on rajoute les coûts système, essentiellement associés aux coûts de gestion de l’intermittence et aux adaptations nécessaires des réseaux de transport et de distribution, on constate qu’au-delà d’un déploiement limité de renouvelables, les coûts augmentent d’autant plus que l’on veut décarboner. Pour un pays comme la France, la limite serait de l’ordre de 30 à 40% pour l’électricité, ce qui est à mettre en perspective de la cible d’énergie renouvelable de 42.5% de la dernière Directive RED III, une cible contraignante au niveau européen. En ce qui concerne les coûts externes, une étude de la Commission Européenne de 2013, réalisée dans le cadre du European Nuclear Energy Forum, montrait déjà que ceux-ci étaient faibles pour le nucléaire, d’autant plus que les provisions pour démantèlement et gestion de déchets nucléaires sont déjà inclus dans les coûts aux bornes.
En conclusion, et globalement, le nucléaire est moins coûteux que les renouvelables intermittents. Mais il y a une mise en garde : à savoir le facteur de charge ou taux d’utilisation. Etant très capitalistique et gourmand en coûts de financement, le nucléaire devrait essentiellement fonctionner en base pour être économique, même si techniquement le suivi de charge est tout à fait possible. Il faut dès lors oser poser la question de la complémentarité et/ou de la compatibilité du nucléaire et des renouvelables intermittents dans un pays qui voudrait beaucoup de renouvelables et du nucléaire flexible en soutien. Pour les gros réacteurs de puissance, ils doivent travailler essentiellement en base. Cela peut être moins contraignant pour les SMRs, mais cela reste à prouver. L’intégration du nucléaire et de renouvelables dans des systèmes hybrides peut apporter une solution, mais là encore tout reste à développer et à prouver car la flexibilité devra alors venir des usages et non de la production. Cette question de la complémentarité/compatibilité se pose aussi à l’échelle européenne, entre des voisins avec des profils très différents de mix énergétique – très nucléaire d’un côté et très renouvelables de l’autre. Il faudra bien y réfléchir, y compris en terme de capacité d’interconnexion.
Toujours sur l’aspect économique, si l’on se place au niveau du consommateur final, ce qui importe, au-delà du coût, c’est le prix. Aujourd’hui il y a découplage entre les coûts réels et le prix sur le marché spot. Le marché, qui a été conçu au temps d’un système électrique constitué de centrales pilotables (fossiles et nucléaires), n’est pas adapté à un système avec de plus en plus de renouvelables non pilotables, dans lequel un ensemble de coûts qui leur sont imputables ne leur sont pas comptabilisés, mais bien payés par le consommateur sur sa facture ou par le contribuable dans sa feuille d’impôts. Une réforme structurelle du marché de l’électricité est nécessaire, même si c’est extrêmement complexe, qui doit aller de pair avec une optimisation économique du système électrique global. Ce qui est aujourd’hui en phase finale de discussion au niveau européen est une étape mais ce n’est pas suffisant. Pour faire très simple il faudrait exiger que pour entrer dans le marché, toute forme de production soit en capacité d’être pilotable, avec les coûts y afférant. Les renouvelables auraient donc une sorte de sac à dos avec leurs moyens de gestion de leur intermittence et les coûts associés. Une autre façon de le voir, serait de redéfinir un ordre de mérite qui soit basé sur le coût total et non plus sur le coût marginal, qui est une forme de priorité d’accès au réseau pour les renouvelables intermittents.
Avant de conclure il me reste à mentionner brièvement la contribution unique que le nucléaire peut apporter à la sécurité d’approvisionnement et à la fiabilité de la fourniture d’énergie, troisième pilier d’une politique énergétique durable, après la décarbonation et l’économie. En terme de technologie, l’Europe, la France en tête, a été la championne mondiale du nucléaire pour les réacteurs et le cycle. Elle ne l’est plus après deux décennies de nuclear bashing. Il ne tient qu’à elle de le redevenir, mais il y a urgence. En terme de ressources pour le combustible, la réserve est diversifiée mais tout dépendra du développement du parc mondial de réacteurs à neutrons lents dans les années à venir. Si l’on progresse vers les réacteurs rapides qui font un usage optimal de l’Uranium, il n’y aura plus vraiment de limite et, surtout, l’ensemble sera entièrement domestique sans dépendance de l’extérieur, répondant ainsi au souci de plus en plus légitime de souveraineté. Sans entrer dans les détails, on ne peut pas en dire autant pour les énergies renouvelables intermittentes qui sont par nature non fiables et dépendantes de l’accès à des matières premières rares et géopolitiquement sensibles.
En conclusion, il est vital qu’un signal politique fort soit donné pour relancer le nucléaire au niveau européen, dans l’esprit promotionnel du Traité Euratom et le respect de l’art 194 du TFUE qui stipule que chaque État Membre est seul maitre de son mix énergétique. L’Alliance des États Membres pro-nucléaires, sous l’impulsion de la Ministre Pannier-Runacher, est montée au créneau depuis quelques mois et a engrangé des premières victoires contre le dogmatisme vert. On citera la Taxonomie, même si elle n’est pas parfaite car elle considère le nucléaire comme transitoire au même titre que le gaz, et le Net Zero Industry Act mais qui ne sera pas très doté financièrement. Il faudra qu’après les élections, l’ouvrage soit remis sur le métier pour, en particulier, ouvrir tous les outils de financement européens à des projets nucléaires. Et ceci dans le but de donner un signal politique clair aux investisseurs publics et privés pour s’engager vers un futur énergétique sociétalement durable.
La France devra avoir le rôle moteur dans ce cadre. Le grand carénage de l’ensemble de la flotte, le lancement du programme EPR2, la poursuite du retraitement du combustible usé et le projet Nuward sont des exemples d’une reprise en main stratégique. On ne peut qu’applaudir. Il faudra y ajouter sans tarder la re-maîtrise de la filière rapide en construisant un réacteur.
Communication faite lors du colloque organisé par Passages-ADAPes, sur le renouveau du nucléaire en Europe, le 11 mars 2024 au Palais du Luxembourg à Paris.
Ingénieur Civil, Fonctionnaire retraité de Commission Européenne et OCDE, Fondateur de l’Alliance weCARE
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