Les limites de l’axe franco-allemand
La France pourrait chercher d’autres alliances en Europe
Armand Laferrère
Depuis la création de la Communauté européenne, France et Allemagne aiment à présenter leur coopération comme le véritable moteur des institutions européennes. La création de l’Union européenne, puis son élargissement à 27 membres et le renforcement des pouvoirs propres des institutions européennes n’ont pas mis fin à cette idée d’un rôle privilégié de l’alliance entre les deux plus grandes nations de l’Union. A l’occasion de la signature du traité d’Aix la Chapelle le 22 janvier 2019, cinquante-six ans après le traité de l’Elysée de 1963, les deux pays ont affirmé leur volonté d’approfondir leur coopération : lutte contre le terrorisme, institution d’une « zone économique dotée de règles communes », coopération spatiale, création d’un chapelet d’institutions de rapprochement culturel. Commentant ce traité, le président Macron l’a présenté comme un « traité de convergence ».
Près de trois ans plus tard, cette convergence n’a pas eu lieu. Les deux pays sont en conflit ouvert sur la politique énergétique de l’Union européenne. L’Allemagne s’oppose régulièrement aux ventes d’armes françaises. Les visions française et allemande de l’avenir de la défense européenne restent profondément incompatibles.
Au-delà des désaccords sur telle ou telle politique particulière, les deux pays ont désormais des intérêts structurellement divergents dans plusieurs domaines.
Avec son épargne abondante, ses salaires modérés, sa balance commerciale excédentaire et la réputation de qualité de son industrie, l’Allemagne a intérêt à un euro fort qui préserve la valeur de ses rentes sans menacer ses exportations. La France, bloquée dans un déficit commercial structurel, aurait au contraire un intérêt essentiel à voir baisser la valeur de la monnaie commune pour relancer ses exportations. Ses intérêts en la matière sont proches de ceux des pays latins et directement contraires à ceux de l’Allemagne.
En matière d’énergie, l’Allemagne estime avoir avec la Russie des relations d’égal à égal et ne considère pas le risque de chantage énergétique russe comme une véritable menace. Elle a donc choisi, sous couvert de sortie du nucléaire, une politique qui accepte implicitement de faire dépendre sa sécurité énergétique d’hydrocarbones importés (les énergies renouvelables, priorité explicite de la politique allemande, sont intermittents et non pilotables et ont besoin d’un renfort toujours disponible en hydrocarbures pour garantir la stabilité de l’approvisionnement). La France, comme la quasi-totalité des autres pays de l’Union, voit avec plus de méfiance le risque d’une dépendance russe et reste plus attachée à la construction de sources d’énergie de technologie européenne.
En matière d’immigration, la France, pays de première entrée et destination privilégiée des immigrants illégaux originaires de certains pays, partage avec les autres pays méditerranéens un intérêt pour un meilleur contrôle des routes de migration et la mise en place de moyens physiques pour limiter les entrées – tous sujets qui ne sont pas, par la grâce de la géographie, une priorité allemande.
En matière de défense, les deux pays ont intérêt au maintien de l’alliance atlantique ; mais la France, qui a de plus grandes capacités autonomes, une implication directe au Sahel et ailleurs et une industrie de l’armement à valoriser, a intérêt à renforcer l’autonomie de l’Europe au sein de l’alliance. L’Allemagne ne partage pas cet intérêt. Il n’est pas certain que d’autres pays de l’Union puissent entièrement partager la vision française en la matière, mais un dialogue avec les pays méditerranéens devrait au moins pouvoir être engagé.
Encore plus profondément, l’Allemagne des années 2020, contrairement à celle des années 1960 ou 1990, n’a plus besoin du couvert d’une alliance avec un autre grand pays pour mener une politique de puissance. L’histoire s’oublie petit à petit et l’affirmation de la puissance allemande peut désormais se faire directement, sans susciter le même rejet qu’il y a une génération ou deux.
Il est temps que la France en tire, elle aussi, les conséquences. Sur tous les sujets pour lesquels les intérêts des deux pays divergent, nos diplomates doivent ouvertement chercher d’autres alliances au sein de l’Europe – pays de l’Est, pays latins ou autres – pour faire progresser les intérêts français. Après un certain temps, certaines de ces alliances pourraient même s’institutionnaliser. Il n’y a pas de raison pour que, selon les sujets, un bloc latin, un axe méditerranéen ou une alliance des pays nucléaires ne deviennent pas des enceintes de discussion durables. Ils auraient au moins autant de légitimité que l’axe bilatéral historique et serviraient sans doute mieux les intérêts français.
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