Quand le nucléaire réveille l’Europe
Nous sommes et resterons encore longtemps une civilisation des combustibles fossiles. La guerre en Ukraine a été un rappel brutal de cette réalité. Quelques chiffres : les énergies fossiles représentaient 85 % de la consommation mondiale d’énergie primaire dans le monde en 2000 et 82 % en 2021. Ce n’était «que» 70 % dans l’UE.
Après 20 ans de développement intensif et 4500 milliards de dollars d’investissements mondiaux, l’éolien et le solaire ont assurés moins qu’un quart de la croissance de la consommation d’énergie primaire depuis l’an 2000.
L’énergie nucléaire – la seule source d’énergie décarbonée pilotable et fiable, disponible à la demande à grande échelle, capable de produire de l’électricité, de la chaleur, de l’hydrogène, est indispensable pour réduire la consommation des combustibles fossiles.
Tout cela est bien connu de la communauté des spécialistes. Malgré cela, le discours politique dominant en Europe, très volontariste sur les énergies renouvelables, reste très timide, voire hostile par rapport au rôle du nucléaire dans le futur mix énergétique de l’Union.
La guerre en Ukraine a changé la donne. L’Europe a redécouvert l’importance cruciale de la sécurité et l’indépendance énergétique.
L’électricité n’est pas une marchandise ordinaire
Enfin, tout le monde semble maintenant admettre que l’électricité n’est pas une marchandise comme une autre et pas seulement parce que l’on ne peut pas la stocker. C’est un actif stratégique, une infrastructure critique, un bien commun. Si les prix augmentent, les citoyens ne critiquent pas les producteurs, mais les gouvernements. Si un jour l’électricité n’était pas disponible, cela serait considéré comme une défaillance de l’État sur l’un des services essentiels qu’il devrait fournir à ses citoyens. Les gouvernements sont responsables de fournir des produits de première nécessité comme l’eau, le chauffage et l’électricité aux citoyens. C’est une obligation incontournable de l’État.
L’essentiel du système électrique actuel de l’UE a été construit principalement dans les 40 années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Toutes les centrales, y compris les centrales nucléaires, ont été construites dans un système électrique régulé. Aux États-Unis, 100 réacteurs ont été construits dans le cadre de marchés régulés. Nous avons ensuite créé un marché basé sur les coûts marginaux de production, commencé à ajouter des énergies renouvelables subventionnées au système, avec des coûts marginaux déclarés nuls et un accès prioritaire au réseau. Cela a fait baisser les prix, cela a conduit à l’arrêt et mise sous cocon des dizaines de gigawatts de sources pilotables mais désormais non-rentables. Avec la part croissante des énergies renouvelables intermittentes, la volatilité des prix a continué de croître. Un tel système rend impossibles des investissements dans des moyens de production pilotables non-subventionnés.
Un nouveau système énergétique non fossile aura besoin d’une épine dorsale basée sur l’énergie nucléaire. Les gouvernements ont un rôle indispensable à jouer.
Si nous regardons le système électrique de l’UE aujourd’hui, aucun générateur existant – à l’exception de certaines centrales hydrauliques et des centrales nucléaires les plus récentes – ne sera plus là en 2050. Les centaines de milliards d’euros investis dans l’éolien et le solaire devront être réinvestis. Va-t-on continuer à soutenir les énergies renouvelables par les sources pilotables fossiles ou plutôt développer un système décarboné basé sur le nucléaire ?
Un programme de long terme, visionnaire et volontariste, est indispensable. Un tel programme, une telle vision, ne peut être porté que par les gouvernements, pourvu qu’ils aient la capacité de développer une vision responsable à long terme, la mettre en œuvre et piloter son implémentation. S’ils n’en ont pas, ils échoueront.
Si on examine un grand projet nucléaire d’un point de vue d’un investisseur financier, c’est presque une proposition impossible. Les investisseurs expérimentés peuvent être disposés à accepter le risque technologique et opérationnel, mais pour un investissement de cette taille ils ne prendront jamais le risque de marché – risque de prix et risque de volume des ventes. Le montant de l’investissement est considérable, le temps de construction est long, le risque est important, le coût du capital sera élevé en conséquence – et le projet est mort.
Considérons maintenant un programme nucléaire du point de vue de la politique énergétique nationale : le programme contribuera à la sécurité et à l’indépendance énergétique du pays, il fournira une énergie décarbonée, pilotable et fiable pendant 60 ans ou plus, à des coûts de production stables et prévisibles, il permettra un développement industriel à long terme, il sera faiblement dépendant des importations, avec un impact positif sur la balance commerciale du pays, il permettra la création des milliers d’emplois hautement qualifiés au revenu élevé, d’où des avantages économiques indirects considérables.
Assurer l’approvisionnement énergétique de ses citoyens est l’obligation du gouvernement. Les marchés ont des limites, ils ne peuvent pas tout résoudre, ils dissipent le contrôle et la capacité d’assurer la durabilité. Les gouvernements doivent intervenir et faire ce que les marchés et les investisseurs privés ne peuvent pas faire. Ils doivent élaborer des politiques, des programmes à long terme. Le coût du capital – plus que le montant du capital – est le tueur des projets nucléaires. Il doit être aussi bas qu’il soit raisonnablement possible d’atteindre. Chaque point au-dessus de ce seuil représente une taxe sur les consommateurs et sur l’économie nationale. Le rôle du gouvernement est de réduire et mieux partager les risques, de fournir les garanties nécessaires, de faciliter l’entrée des financements privés, de soutenir et de protéger les investisseurs en fonds propres. Ceci se fera par une combinaison de contrats d’achats à long terme, de garanties de prix d’électricité, des investissements directs de l’État et d’un certain partage des risques en phase de construction, ces derniers étant un obstacle majeur à la mobilisation de capitaux privés.
Changement récent en faveur de l’énergie nucléaire à travers le monde
Après l’accident de Fukushima, tous les gouvernements occidentaux ont pris du recul par rapport à l’énergie nucléaire. Ce n’était pas le cas de la Russie et de la Chine. Leurs conglomérats étatiques, avec l’approche de guichet unique et les montages financiers attrayants soutenus par l’état, dominent aujourd’hui le marché mondial, poursuivant les intérêts géostratégiques de leurs gouvernements. Dans les pays occidentaux, l’industrie nucléaire et sa « supply chain » se sont focalisés sur la coopération internationale, le développement des alliances et des partenariats avec des entreprises russes et chinoises de plus en plus compétitives, pour participer à leurs développements et avoir accès à leurs ressources techniques et financières, faute de programmes domestiques suffisants.
Cela a changé au cours des dernières années, et encore plus radicalement après l’invasion russe en Ukraine.
Aux Etats Unis, le nouveau document stratégique du département de l’énergie intitulé « Restaurer l’avantage concurrentiel de l’Amérique en matière d’énergie nucléaire », qui commence par l’affirmation que « l’énergie nucléaire est intrinsèquement liée à la sécurité nationale », est direct dans l’évaluation de la situation actuelle, affirmant que l’Amérique a perdu sa position de leader mondial de l’énergie nucléaire au profit des entreprises publiques russes et chinoises. L’objectif de la nouvelle stratégie est de restaurer le leadership américain en matière du nucléaire civil.
De multiples initiatives ont été lancées à la suite de ce changement stratégique radical. Le financement de ces programmes a été assurée par la loi sur les infrastructures de 2021 et plus récemment, de manière massive et sans précèdent, par le « Inflation Reduction Act ».
Le gouvernement américain et les entreprises se mobilisent pour promouvoir la technologie nucléaire américaine à l’export, soutenir les entreprises exportatrices, proposer des financements compétitifs avec ce que propose la Russie ou la Chine.
Nous observons une dynamique similaire dans les autres économies développées. Une grande ambition dans le domaine des SMR au Canada combinant le soutien public et l’investissement privé. Le programme de transformation verte au Japon apporte un soutien financier majeur aux nouvelles technologies, y compris au nucléaire. La Corée cherche à augmenter la part du nucléaire et des énergies renouvelables dans son bouquet énergétique. Le Royaume-Uni a placé l’énergie nucléaire au cœur de sa stratégie de sécurité énergétique avec l’ambition de fournir 24 GW d’énergie nucléaire d’ici 2050. En mars de cette année, le Royaume-Uni a adopté la loi sur le financement de l’énergie nucléaire. Cela établit un nouveau modèle de financement des actifs réglementés (RAB) comme option pour financer des projets nucléaires.
Et l’Union européenne ?
Les institutions européennes restent profondément divisées sur la question de l’énergie nucléaire. On se souvient du débat sur la taxonomie. Le nucléaire ne pouvait pas être exclu de la taxonomie si cette même taxonomie dite « verte » intégrait aussi le gaz, ce que de nombreux Etats membres, et surtout les anti-nucléaires, défendaient avec force. Cet équilibre a changé après le 24 février. Le gaz n’est plus une option à long terme pour la sécurité énergétique de l’UE. Le nucléaire s’impose progressivement sous la pression de la réalité, de plus en plus de pays considèrent que l’énergie nucléaire est indispensable pour atteindre les ambitions de zéro émission en 2050. Mais sans un consensus global au niveau de l’UE, nous aurons au mieux des compromis basés sur le plus petit dénominateur commun. Pour un vrai développement du nucléaire au niveau européen, il faut avoir des conditions équitables avec les énergies renouvelables en termes de soutien politique, de règles en matière d’aides d’État et d’accès aux financements. L’inclusion de l’énergie nucléaire dans la taxonomie verte est un premier pas mais ce n’est pas suffisant. L’UE a dérogé du sacro-saint principe de la concurrence pour la Politique Agricole Commune et pour les régimes de subventions et de production prioritaire accordés aux énergies renouvelables. Si la décarbonation est une vraie préoccupation de l’UE, alors des politiques de soutien comparables devraient être accordés à l’énergie nucléaire. Il nous faut des politiques claires en faveur du nucléaire de la part des banques de développement et des organisations multilatérales européennes et internationales, y compris la Banque Mondiale. Elles devraient adopter des approches de financement ouvertes, inclusives et technologiquement neutres, formuler clairement les conditions dans lesquelles elles soutiendraient les nouvelles constructions nucléaires – aussi bien de grands réacteurs que des SMR et réacteurs avancés. L’UE devraient soutenir l’initiative innovante de la Banque internationale pour l’infrastructure nucléaire – IBNI, qui veut se focaliser uniquement sur le financement de nouveaux programmes nucléaires.
Les pays européens pronucléaires – membres de l’UE ou non – devraient coopérer, développer les chaînes d’approvisionnement européennes, partager les ressources d’ingénierie et de conseil, les installations d’enseignement et de formation, partager et harmoniser les pratiques réglementaires. L’UE devrait soutenir toutes ces initiatives.
Si l’on regarde les nouveaux projets nucléaires en cours et annoncés en Europe, ils comptent plusieurs dizaines de grands réacteurs et de SMR. Les industries énergivores considèrent le nucléaire comme un dernier moyen, peut-être unique, de se décarboner et d’avoir accès à l’énergie abordable, fiable et propre. Garder ces industries en Europe est un enjeu géopolitique majeur pour l’avenir de l’Europe.
Il serait regrettable de ne pas voir les technologies et les industriels européens apporter une contribution prépondérante à ces développements majeurs. Ils ont une importance cruciale pour la réindustrialisation de l’Europe tant appelée des vœux de l’UE et des gouvernements. L’Union devrait faire beaucoup plus au niveau politique pour soutenir cet effort crucial à long terme visant à maintenir et à développer sa base industrielle et à permettre aux entreprises européennes de rivaliser à armes égales avec les fournisseurs étrangers. L’existence ou l’absence de ce type de soutien au sein de l’UE déterminera ce que sera l’UE dans les décennies à venir. A défaut, l’UE restera dépendante des puissances étrangères, comme c’est hélas déjà le cas dans le domaine de la défense, du numérique et mêmes des énergies renouvelables.
Conclusion
Pendant des années, la communauté nucléaire a été sur la défensive, recueillant patiemment des faits, des données, des arguments, de plus en plus soutenus par des institutions nationales et internationales réputées. La guerre en Ukraine a révélé la fragilité de notre système énergétique et l’échec de la politique énergétique de l’UE dans ses 3 dimensions – accessibilité, sécurité et durabilité. La durabilité doit être évaluée au sens large, y compris la durabilité sociale et sociétale. Dans un continent sans ressources énergétiques comme l’Europe, nous n’aurons pas de sécurité énergétique et nous ne pourrons pas décarboner nos économies sans une contribution significative de l’énergie nucléaire. Ce n’est plus une question de oui ou de non pour l’énergie nucléaire, la question urgente est de savoir comment la déployer rapidement et efficacement.
Une énergie nucléaire abordable, sûre et fiable est une composante essentielle de la voie vers l’indépendance énergétique et la neutralité carbone qui se veut vraiment durable. Nous y arriverons avec des programmes de développement à long terme. Seuls les gouvernements peuvent relever le défi de la mise en œuvre de cette vision sociétale. C’est leur responsabilité et leur obligation.
* Président de NucAdvisor. Communication de Jan Bartak lors du colloque : Le nucléaire, une chance pour l’Europe, qui s’est tenu au Palais du Luxembourg à Paris le 23 janvier 2023.
Ingénieur nucléaire
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