Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Renouveau du nucléaire

Le 11 mars 2024, Passages animera un colloque sur le renouveau du nucléaire en Europe. Dans le cadre de la préparation de ce colloque, Bernard Salha et Olivier Appert sont intervenus le 15 février pour mettre en évidence les atouts du nucléaire, ainsi que pour développer les conditions de succès de ce renouveau en Europe.

Bernard Salha (Directeur de la R&D d’EDF, Président de SNETP)

SNETP est une plateforme de recherche sur le nucléaire regroupant 120 membres, chargée de coordonner les activités de tous les acteurs du domaine (groupes industriels, startups, institutions, monde académique, …). SNETP déploie notamment ses activités auprès des institutions européennes à côté de Foratom, contribuant à la prise en compte de l’apport du nucléaire à la réussite des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (réduction de 90% en 2040 pour atteindre zéro émission en 2050) ; de façon concrète : discours agnostique sur les technologies, alliance industrielle sur les SMR annoncée le 6 février 2024 par la Commission européenne, …

Il y a une histoire de l’évolution majeure des institutions européennes sur le nucléaire :

  • compréhension des besoins d’électricité en augmentation massive pour décarboner le système énergétique et l’économie, le nucléaire prenant toute sa place pour la production d’électricité, la production de chaleur et la production d’hydrogène (produire 1600 TWh en 2040 correspond à 200 GW de nucléaire ou 400 GW d’éolien ou 1200 GW de solaire photovoltaïque)
  • compréhension des enjeux économiques : l’électrification des usages nécessite des investissements massifs, qui ne seront mis en œuvre qu’à la condition d’un prix acceptable de l’électricité, permis par le nucléaire
  • compréhension des enjeux de souveraineté liés aux matériaux et aux matériels sur toute la chaine de valeur, pour ne pas se retrouver dans une situation analogue à celle du solaire photovoltaïque
  • la taxonomie a été une étape importante des négociations intra-européennes, conclue en 2022 par la prise en compte du nucléaire et du gaz pour la production d’électricité zéro et bas-carbone

Il convient de noter que les compétences humaines et industrielles sont nombreuses en Europe, y compris dans des Etats membres qui n’exploitent pas de centrales nucléaires, comme l’Italie.

La mobilisation du monde politique en faveur du nucléaire regroupe, à l’initiative de la France, 14 Etats membres. Mais le soutien européen à la filière est loin d’être comparable à la contribution de l’IRA aux Etats-Unis ; une démarche vers un Net zero industry act est en train d’apparaître en UE, et le Parlement européen est favorable à y inclure le nucléaire, ce qui permet d’espérer une décision prochaine.

Pour ce qui concerne les SMR, l’alliance est en marche. Il s’agit de fédérer les initiatives afin de pouvoir disposer de produits homogènes en UE pour mutualiser les coûts d’investissement dans les équipements de production d’électricité et dans la chaîne industrielle du combustible. Il en est de même pour ce qui concerne la sûreté : ainsi, pour Nuward, la démarche en cours vise à disposer d’une approche commune à plusieurs autorités de sûreté pour mieux anticiper avant la conception finale et la mise en œuvre des SMR.

Olivier Appert (Académie des Technologies, conseiller du Centre Énergie & Climat de l’IFRI)

Réduire les émissions de gaz à effet de serre de 90% en 2040 est un objectif source d’inquiétude, sachant que les objectifs précédents n’ont pas été atteints du fait d’un déficit de compétences et de prospective ; cela apparaît comme une injonction politique que l’on peut interpeller : l’UE émet 6% des émissions mondiales, va-t-elle réussir à « faire honte » aux très grands émetteurs que sont la Chine, l’Inde, la Russie, les Etats-Unis ?

Le nucléaire est un atout majeur pour la France, encore faut-il réunir les conditions de succès alors que la situation n’est pas bonne aujourd’hui :

  • Fragilité de la filière (cf. le rapport parlementaire suite aux auditions de 2023), et cela touche autant l’existant que le nouveau nucléaire
  • Disponibilité inférieure de 10 points à ce qu’elle est aux Etats-Unis et cela depuis plusieurs années ; durée des arrêts de tranche nettement supérieure en France à ce qu’elle est aux Etats-Unis alors que les installations sont similaires
  • Dépassement du coût pour les EPR (Olkiluoto3, Flamanville3), dû à deux principales raisons (cf. rapport Folz) : manque de compétences clés dans toute la filière (gestion de projets, soudage, …) et organisation complexe favorisant la culture bureaucratique dans la prise de décision (à titre d’exemple, les réacteurs EDF touchés par la corrosion sous contrainte ont été arrêtés pour la réparation, entraînant un coût de 20 milliards d’euros en 2022, alors que les opérateurs des Etats-Unis ont mis en place une surveillance et prévu les remises en état au prochain arrêt de tranche)

Il est donc urgent de prendre les décisions préconisées par le rapport parlementaire.

Débat

Bernard Salha rappelle que le réacteur de Civaux 1 a été arrêté vu le risque de sûreté lié à une fissure profonde sur tout le tour d’un tuyau ; cela a conduit à expertiser tous les réacteurs N4 et P’4 et à traiter la corrosion sous contrainte en intégrant l’effet de série. Par ailleurs, il est clair que l’effet de série est important : on n’arrive plus à construire des centrales comme la Chine qui est sur un rythme de 10 réacteurs par an ou la Russie qui a un programme de 30 VVER ; il faut arriver à des séries en UE, ce qui nécessite une vision long terme solide et durable et un marché important.

Olivier Appert insiste sur l’importance de la standardisation qui est une des principales raisons du succès du programme français : le lancement de 6 tranches est une bonne annonce qui doit être concrétisée. Au niveau de l’UE, pour bénéficier de l’effet de série, il importe d’avancer sur la coordination des autorités de sûreté.

Brice Lalonde insiste sur la nécessité d’aborder la question des déchets et de travailler sur la filière rapide qui est indispensable pour assurer l’avenir de l’industrie nucléaire. Il s’inquiète de l’émergence de fait de deux systèmes électriques en UE, l’un centré sur le nucléaire français et l’autre sur les renouvelables et les centrales à gaz en Allemagne : comment tirer le meilleur du nucléaire dans ce contexte ?

Olivier Appert insiste sur les limites de la taxonomie alors que l’energiewende allemand est un échec, et que l’Allemagne a obtenu la possibilité de financer les renouvelables intermittentes par le mécanisme de contrat pour différence et d’inclure les centrales à gaz dans le mécanisme de marché de capacité : qu’en est-il alors du marché de l’électricité ?

Sylvain Hercberg s’interroge sur les conditions de financement du nucléaire ; il rappelle les nécessités d’une vision à long terme et du respect des engagements par les opérateurs et par l’Etat qui sont largement à l’origine du succès du programme français. Est-il possible de tirer parti de l’alliance des 14 Etats membres pour construire un mécanisme de financement qui convienne à tous les pays qui en sont membres ?

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