TAXONOMIE VERTE
Philippe Vesseron
Plusieurs évènements récents viennent de provoquer une certaine remobilisation du monde français de l’électronucléaire mais il faut sans doute y regarder de plus près.
1) Un règlement du Conseil de l’UE et du Parlement du 18 juin 2020 avait confié à la Commission Européenne la responsabilité de définir par des « actes délégués » les règles de la « taxonomie verte », ces actes pouvant certes être après coup contestés (au prix de majorités fortes) par le Conseil ou le Parlement. Ceci allait-il inclure le gaz et le nucléaire ? La position antinucléaire allemande est constante depuis 10 ans et on connaît les rebondissements des débats sur le gaz, le GNL, la fracturation hydraulique, les différents gazoducs … Après des réponses plus ou moins dilatoires, la Commission avait retenu en janvier 2022 l’inclusion du gaz et du nucléaire ( avec pas mal de conditions et seulement comme « énergies de transition » …) ; cette acceptation distanciée avait ensuite fait l’objet de réactions négatives et de motions de rejet votées par les commissions du Parlement, avec différents soutiens (le ministre allemand utilisant le mot « kaputt » à propos des réacteurs français…): dès lors, on a présenté comme un vrai succès français e fait que le refus de la position adoptée par la Commission n’ait finalement recueilli le 6 juillet que 278 voix à Strasbourg. Mais ce soulagement sera-t-il durable ?
2) Egalement le 6 juillet, Mme Elisabeth Borne a annoncé à l’Assemblée Nationale l’intention du Gouvernement de renationaliser EDF à 100% «pour que la France retrouve la pleine maîtrise de sa production d’électricité ». Formule lapidaire heureuse qui a opportunément tempéré à la fois les inquiétudes du monde financier et celles des salariés de l’hydraulique et du nucléaire.
3) Il est clair que la crise économique et énergétique déclenchée par la guerre en Ukraine sera durable y compris dans un pays comme la France qui consomme peu de gaz russe. Nous semblons découvrir cette situation alors qu’en réalité les décisions de l’Allemagne et de l’UE avaient depuis presque 10 ans créé une forte dépendance au gaz russe qui arrivait par différents gazoducs. Cette nouvelle tension sur le monde énergétique a été perçue comme une confirmation de l’intérêt de réinvestir dans l’électronucléaire français, la maintenance des unités actuelles et le développement de projets importants : certes, mais les conséquences de cette guerre sont graves à de nombreux points de vue.
En réalité, ces trois évènements de juillet 2022 ne seront à mon avis des signaux même simplement partiellement positifs que si plusieurs dimensions sont traitées simultanément.
1) Une des leçons de l’exercice « taxonomie » est la nécessité de reréfléchir à l’articulation des différents processus de décision. Les mécanismes d’EURATOM avaient été conçus avec beaucoup de cas d’unanimité, une articulation des responsabilités, des rôles consultatifs du Parlement et autres organes… qui ne sont pas du tout ceux que développent depuis 2 ou 3 ans la Commission et le Parlement. Dissuader les Etats « antinucléaires » de combattre contre nos intérêts ne sera pas simple : certes quant à la taxonomie aurait-il mieux valu y penser au moment de la rédaction du règlement de juin 2020 mais la question est grave et durable. Pour le nucléaire comme dans plusieurs domaines, la volonté française générale de laisser Bruxelles étendre ses interventions ne sera pas sans conséquences – d’autant que beaucoup de questions bien ou mal décidées seront nécessairement déférées à la CJUE ou au CIRDI. Les merveilles de l’état de droit !
2) Renationaliser EDF est un message rassurant pour l’exploitation des barrages, le renforcement des activités nucléaires et la maîtrise des prix mais cela n’arrêtera certainement pas de soi-même la volonté de la Commission d’imposer des mécanismes « innovants » pour développer la concurrence : modes de financement des ENR, concessions hydroélectriques, régulation des « aides d’Etat » (cf. par exemple dossier Dukovany ou conditions arrêtées pour Paks), …
On imagine aisément les débats que soulèveront les comparaisons entre les rentabilités publiques ou privées de la création d’un champ d’éoliennes avec celles du revampage d’un PWR de 900MW (français ou suisse) pour qu’il fonctionne 60, 70 ou 80 ans. La comparaison est d’ailleurs aussi frappante qu’on l’exprime en euros ou en CO2. Tout ceci mérite d’autant plus de vigilance qu’on s’oriente vers la création d’une taxe carbone aux frontières de l’UE, dont le produit permettra à la Commission de mettre en place de nouveaux mécanismes dont l’ambition serait (encore une fois …) de faire baisser les coûts pour les entreprises et les ménages…
3) Les questions spécifiques au monde du gaz mériteraient de longs développements : on a dans le passé enterré des projets comme les gazoducs Norvège – Pologne et Barcelone – Perpignan, décidé l’arrêt des recherches d’hydrocarbures dans le sous-sol français, y compris la ZEE, assisté au rééquilibrage Total/ENGIE, maintenu sans réévaluation la condamnation de la fracturation hydraulique, méprisé le gaz de mine, ralenti les recherches sur le stockage du carbone… Dans beaucoup de cas, les prises de position des autorités reposaient non sur des absolus scientifiques mais sur des réflexions avantages/inconvénients parfois très contingentes : ne conviendrait-il pas de relire ces équilibres compte tenu des situations actuelles ? Les fondamentaux géopolitiques du climat, de l’énergie et de l’emploi ont beaucoup changé depuis 10 ans et les orientations prises sur les différents continents appellent d’assumer un peu d’autocritique !
Bref, qu’il s’agisse des interconnections, des groupes électrogènes de secours ou de la sécurisation de l’existant – terminaux méthaniers, barrages hydroélectriques et réacteurs nucléaires (en assumant de nous opposer clairement à Berlin et à Bruxelles), les nouvelles du premier semestre 2022 devraient motiver une reprise loyale des réflexions et décisions par les acteurs français mais pas seulement par eux : ceux qui subiront forcément dans les mois qui viennent des conséquences économiques et sociales rudes le méritent bien !
Philippe Vesseron, Ingénieur général des mines (er)
Ingénieur général des mines et ancien délégué aux risques majeurs
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