Un monde qui change
Émile H. Malet
La réforme des retraites est sensée préparer l’avenir des prochaines générations en renforçant financièrement le système dit « par répartition », les actifs contribuant à assurer une retraite décente pour ceux des séniors qui cessent de travailler. Rien de plus logique, sinon que ceux qui manifestent – et ils sont des centaines de milliers – ne l’entendent pas ainsi, parce qu’ils ont le sentiment qu’on cherche à prolonger la durée d’un travail dont le sens fait bien souvent défaut. C’est ce qui explique que des jeunes comme des séniors battent aux côtés des autres classes d’âge le pavé des grandes métropoles à l’appel des syndicats pour faire entendre un refus bruyant en vue de ne pas hypothéquer un avenir incertain.
Le clivage est moins idéologique qu’il n’y parait, droite et gauche se retrouvent pour et/ou contre la réforme envisagée. A la vérité, les convictions idéologiques classiques interfèrent peu, sinon à la marge, parce que les clivages sont autant sociaux que culturels, psychologiquement ressentis qu’irrationnellement argumentés. Pour simplifier, cette réforme ne déclenche ni consensus ni enthousiasme parce que face à un monde qui change, et nous allons en parler, il y a une réticence à changer les choses en bien comme en mal, parce que la politique comme ceux qui nous gouvernent n’arrivent pas à capter une adhésion populaire.
La France ne fait pas exception dans ce phénomène de désaffiliation politique, même si cela s’accompagne d’un malaise bien français, le scepticisme est partagé par l’ensemble des sociétés démocratiques et même au-delà, parce que les États et leurs gouvernants n’évoluent pas au même rythme que les sociétés. Et cela est fort dommageable parce qu’après des années de diète sanitaire (Covid) et de contraintes économiques dues au conflit en Ukraine, les évolutions sont brutales et dictées par des intérêts macro-économiques et des réformes contestées par les populations. En somme, et pour simplifier en extrêmisant la dualité, à l’autoritarisme des gouvernants répond un populisme, réactif et revendicatif, d’expression multiculturelle dans les démocraties et qui peut prendre ailleurs une tournure illibérale dans les situations de conflits. Ce qu’on peut observer en Europe centrale, en Turquie, en Israël, en Inde et même dans les pays scandinaves rétifs à la présence de migrants.
La guerre en Ukraine constitue un crime contre l’ordre libéral européen, la Russie en porte la totale et entière responsabilité. À côté de son aspect dramatique, par les milliers de victimes innocentes, cette guerre provoque un ensauvagement et de l’Europe et des relations internationales. Mais à l’instar de la crise sanitaire, dont les conséquences malfaisantes sont loin d’avoir été toutes objectivées, nous assistons à une grande transformation de la planète qui vient bouleverser les modes de vie, les pratiques sociales, les socles culturels, les références politiques. On peut s’interroger : qu’avons-nous à gagner à échanger la défunte dualité droite/gauche, certes usées par les dérives fascistes et communistes, si c’est pour acquiescer à ce clivage contemporain entre un autoritarisme teinté de nationalisme et un libéralisme grignoté par le multiculturalisme et sans perspective socio-économique ?
Notre histoire contemporaine est brouillée par les conflits en cours et aussi du fait que le modèle démocratique est battu en brèche par ce relativisme culturel qui fait florès sur les réseaux sociaux. L’affermissement démocratique doit être promu et recherché partout, il permet d’accompagner le changement du monde en veillant à une redistribution équitable des richesses et à des valeurs de civilisation héritées des Lumières. Le scandale des fortunes accumulées par une petite minorité crée un malaise qui fragilise la cohésion sociale et nationale et le socle démocratique. Dans ce monde qui change, les démocraties ne sont pas seulement combattues par les dictatures, à l’instar de la Russie poutinienne, elles sont aussi fragilisées par les passions populaires et populistes, les inégalités persistantes et croissantes, les atermoiements de gouvernants dénués de vision politique et stratégique. Pour appeler au réveil des nations d’Europe centrale et orientale, Milan Kundera déplorait cet « Occident kidnappé » par les idéologies meurtrières (fascisme, stalinisme), ne sommes-nous pas aujourd’hui confrontés à cet autre malaise de la démocratie ostracisée par l’autoritarisme, l’illiberalisme et un certain retour populiste à l’âge des foules ? ♦
Journaliste, directeur de la Revue Passages et de l’Association ADAPes, animateur de l’émission « Ces idées qui gouvernent le monde » sur LCP, président de Le Pont des Idées
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