Mémento de la réindustrialisation
Louis Gallois
Quelle est la situation de l’industrie en France aujourd’hui ?
Il n’est pas besoin de s’étendre sur la nécessité d’une reconquête industrielle de la France. On vient de connaître une débâcle, cette débâcle a commencé bien avant 2000 mais elle s’est accélérée dans la décennie 2000-2010. Elle a entraîné de graves dommages sur l’emploi, sur les territoires, sur la balance commerciale. La désindustrialisation a fait des ravages, le constat est désormais largement partagé.
A partir de ce constat, Il y a eu une prise de conscience progressive dans le pays sur la nécessité d’un effort de réindustrialisation. Depuis 2010, des mesures ont été prises, successivement par Nicolas Sarkozy avec le programme d’investissements d’avenir et les pôles de compétitivité, par François Hollande qui a voulu marquer cette priorité avec le Pacte de compétitivité, puis le Pacte de responsabilité. Cela a été poursuivi par Emmanuel Macron, à travers la loi PACTE, la transformation du CICE en allègements de charges ou la baisse des impôts de production. Tout ceci a permis de limiter l’hémorragie, mais pas de remonter la pente : nous sommes toujours autour de 10% pour la part de la production industrielle dans le PIB, la balance commerciale ne s’est pas améliorée ; mais on a stabilisé.
La crise du Covid a été relativement bien supportée par l’industrie, et ce qui a été fait de manière massive – le chômage partiel, les PGE ou le plan de relance – et a permis de passer la crise de la Covid sans dommages irrémédiables. Mais on voit bien que l’on a du mal à redémarrer et on n’a pas retrouvé, en matière industrielle, le niveau d’avant la crise.
C’est le moment de réfléchir à l’industrie que nous voulons, et aux instruments dont nous nous dotons, car une des lacunes de ce que nous avons fait depuis une dizaine d’années, est que cela a été fait un peu au fil de l’eau sans qu’un véritable récit ait été construit qui permette à l’opinion publique et aux acteurs économiques parfois d’en saisir le sens et sans la mise en place d’une véritable organisation de l’effort.
Alors, quelle industrie voulons-nous ? J’ai toujours été assez réticent vis-à-vis du mot relocalisation. Non pas que je sois contre un certain nombre de relocalisations, notamment pour des motifs de souveraineté ; mais le terme relocalisation peut laisser entendre que l’on va reconstruire l’industrie du passé, d’il y a 15 ou 20 ans ; de toutes façons les relocalisations à l’identique ne pourront être que limitées ; il y a des raisons aux délocalisations qui n’ont pas disparu : tant que la France sera positionnée sur la moyenne gamme, les coûts resteront essentiels et on trouve des coûts plus bas ailleurs ; la recherche de coûts bas est liée à notre positionnement dans la moyenne gamme, ce que j’avais dit dans mon rapport ; il faut aller vers le haut de gamme. Je préfère donc le mot réindustrialisation.
Nous avons différents objectifs à poursuivre : l’emploi, la revitalisation des territoires, la transition énergétique et écologique, et nous avons des objectifs de souveraineté qui sont apparus de façon beaucoup plus prégnante avec la crise. Ce sont ces objectifs que nous devons viser.
Pour atteindre ces objectifs, quelles doivent être les caractéristiques de l’industrie à construire ?
L’industrie de demain sera d’abord une industrie technologique. D’où l’importance de la recherche et de l’innovation. Je plaide pour que l’on porte l’effort de recherche à 3% du PIB soit 20 milliards de plus par an. Une industrie plus technologique nous aidera à sortir de l’étreinte des coûts bas et nous permettra de monter en gamme.
Deuxièmement, ce sera une industrie numérisée, donc il faut aller vers la numérisation. Deux aspects positifs : les grandes entreprises se sont numérisées rapidement et se sont organisées pour cela, et le dynamisme de startups numériques est très encourageant, y compris dans le domaine manufacturier. Il faut convaincre les PME qui craignent de sauter le pas de s’engager résolument dans la révolution numérique..
Le troisième axe, c’est celui d’une industrie écoresponsable à deux titres : les processus industriels et les produits devront être aussi éco-responsables que possible en termes de consommation énergétique, d’émission de CO2, de gaspillage de consommation de matières. Le second volet concerne l’engagement de notre industrie dans les secteurs qui vont être porteurs : le recyclage des produits, l’isolation thermique, la gestion de systèmes électriques décentralisés, les batteries, le nucléaire, les plastiques biodégradables, la santé, les biotechnologies, l’agro-alimentaire, etc. Dans tous ces domaines des produits nouveaux vont émerger et donc des opportunités nouvelles vont apparaître. Il faudra savoir les saisir.
J’ajoute un quatrième axe : c’est que tout cela va se faire sur la base de l’électrification pour réduire l’utilisation des énergies fossiles. Pour faire de l’acier, le coke sera remplacé par l’hydrogène. En même temps que l’industrie, le chauffage va passer à l’électrique ; de même pour les voitures. Nous allons avoir une augmentation extrêmement forte de la consommation d’électricité. Même si des économies d’énergie importantes devront être réalisées ; on doit probablement se préparer à un quasi doublement de la consommation d’électricité d’ici 2050 en passant de 480 TWh à 900 TWh. Le RTE dans son dernier rapport est resté en-deçà. Il est clair que si le besoin se situe autour de 900 TWh, la part du nucléaire devra se situer à un niveau proche du niveau actuel soit à 70% de la production d’électricité et non à 50% comme le prévoit le RTE dans son scénario le plus « nucléaire » L’industrie a d’ailleurs besoin d’une électricité abondante, stable et compétitive ; seul parmi les sources d’énergie décarbonées, le nucléaire peut lui apporter cela.
Voilà les axes de la politique industrielle. Maintenant, il faut des outils.
Quels outils, quels leviers mettre en place ?
Je pense que nous ne sommes pas suffisamment outillés pour donner à l’effort de réindustrialisation la cohérence et la perspective dont il a besoin.
Le premier outil dont on doit se doter est un véritable Ministère de l’Industrie, de l’Energie et de la recherche technologique. Il faut sortir l’énergie de la seule préoccupation environnementale. Bien sûr, l’énergie a un impact majeur sur l’environnement. Mais elle concerne aussi d’autres préoccupations essentielles : la compétitivité et le développement industriel, la souveraineté et l’indépendance nationale ou la balance commerciale. Et la transition énergétique va être d’une telle importance, d’un tel coût (ce sont des centaines de milliards) que je pense qu’il faut qu’elle soit gérée au sein d’un Ministère capable d’embrasser toutes ces dimensions. Je l’ai déjà dit, la technologie va être un levier essentiel de l’industrie de demain ,en particulier pour gérer la transition énergétique. J’aime bien la phrase d’ Agnès Pannier Runacher « L’industrie, c’est 20%des émissions de CO2 et c’est 100% des solutions.
Le second instrument essentiel est une planification de l’effort public. Je m’inspire beaucoup du modèle coréen qui, sur un certain nombre d’axes, planifie l’effort public sur 5 à 10 ans, et qui s’y tient. Ce pays en 2000 a découvert qu’il était très en retard sur l’électronique ; il a lancé un plan appelé Cyber ; et 20 ans après, c’est le pays le plus connecté au monde avec des leaders mondiaux comme Samsung et LG. Nous n’avons pas un seul leader mondial dans l’électronique en Europe. La Corée a fait en 2010 un plan sur l’économie verte qui lui a déjà permis d’engranger des succès remarquables. Il faut d’abord définir les objectifs prioritaires ; il ne s’agit pas de tout planifier. La réindustrialisation du pays doit l’être car c’est un effort de très long terme et parce qu’il faut y engager les entreprises qui ont besoin de savoir où va l’Etat. Il faut que cela soit élaboré dans le cadre d’un débat démocratique, mobilisateur ;il faut que les forces vives du pays et, bien sûr ,le Parlement y soient associés. Des objectifs quantifiés et cadencés sont nécessaires pour suivre l’avancement des choses. Des lois de programmation mobiliseront l’effort public, sur la recherche, sur les compétences, sur la transition énergétique… Le plan d‘investissement qui vient d’être adopté est également une des briques de cette planification. Les priorités une fois définies, il faut un suivi : le Commissariat au plan est là pour cela. Pour marquer la priorité donnée aux objectifs retenus, un Conseil du Plan auprès du Président de la République devrait être créé qui, à échéances régulières, assurerait le suivi de l’exécution du Plan et donnera l’impulsion ; Le Sénat et l’Assemblée nationale se doteraient d’ une Commission du Plan permanente comme il y a, par exemple, une Commission des affaires sociales
Pour la mise en œuvre des grandes politiques technologiques nous avons besoin d’opérateurs. C’est le troisième outil. Un opérateur c’est une structure qui, sous l’autorité du Ministre est équipée pour gérer de grands programmes technologiques- Nous avons déjà de tels opérateurs : sur la défense, c’est la DGA, sur l’espace, c’est le CNES ; je crois nécessaire de créer trois nouveaux opérateurs : un dans le domaine de la santé sur le modèle de la BARDA aux Etats Unis (un projet est lancé associant la BPI), un pour l’informatique qui prenne en charge les plans sur l’intelligence artificielle et le quantique ; l’INRIA peut être le noyau de cet opérateur. Un troisième opérateur devrait être créé, dans le domaine de l’énergie ; associant, pour la recherche technologique et le développement des nouveaux objets (SMR, réacteurs à neutrons rapides… ), EDF, le CEA et Technicatome. Le programme de construction des nouveaux EPR annoncé par le Président de la République, relève quant à lui ,bien sûr, d’EDF. Il n’est pas besoin de rappeler son urgence pour faire face aux besoins de production pour 2050 que j’ai déjà évoqués.
Comment mobiliser les acteurs incontournables pour financer et animer le tissu industriel ?
La question du financement de la réindustrialisation sera d’autant plus cruciale que la transition énergétique va conduire les entreprises à des investissements massifs dont une grande part n’aura qu’une rentabilité très faible. L’argent est là : l’épargne française et européenne est particulièrement abondante au sortir de la crise sanitaire. L’orientation de cette épargne vers l’industrie va nécessiter la mobilisation de tous les circuits disponibles : assurance vie, marchés financiers, capital-risque, capital investissement… L’Etat va devoir stimuler cette épargne ; le rôle de la BPI devra probablement être amplifié ; pour les investissements à très faible rentabilité liés à la transition énergétique, un soutien public sera probablement nécessaire, de même qu’un ajustement aux frontières de l’Europe devra être mis en place pour éviter que l’effort des entreprises pour réduire leurs émissions de carbone ne remette en cause leur compétitivité.
Propos recueillis par Sylvain Hercberg.
Louis Gallois est ancien dirigeant de la SNCF et d’Airbus et président de la Fabrique de l’Industrie.
Diplômé de l’Ecole des hautes études commerciales et de l’Ecole nationale d’administration, après une carrière dans l’administration publique, il devient successivement PDG de la Snecma (1989), d’Aérospatiale (1992), président de la SNCF (1996), et président exécutif d’EADS N.V. (2007), président du conseil de surveillance de PSA (2014-2021).
Il est co-président de La Fabrique de l’industrie.
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