Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Un témoignage au temps du Covid

Journal : 12 mars - 14 juin 2020

Le 12 mars 2020, Pierre Corvol, alors président de l’Académie des Sciences, commençait l’écriture d’un journal afin de témoigner des transformations radicales engendrées par la crise sanitaire liée à l’épidémie mondiale de SRAS-COV2. La France entre dans son premier confinement. C’est un moment de sidération, inédit et collectif. Le regard et l’analyse posés sur les événements par Pierre Corvol sont multiples. Ses écrits renseignent le positionnement de grands instituts et d’agences scientifiques, l’Académie des Sciences bien sûr, mais aussi l’Agence nationale pour la recherche. Ils éclairent aussi le quotidien d’un médecin scientifique et humaniste. Nous publions ci-dessous quelques extraits.

 

Lundi 16 mars

On est en « guerre ».

 Tôt dans la matinée, les principales nouvelles de l’annonce d’Emmanuel Macron prévues pour le 20 heures circulent déjà dans les médias : bouclage du pays pendant 45 jours (confinement similaire à celui prononcé en Italie et en Espagne), déclaration obligatoire du lieu de résidence pour éviter les allées et venues, couvre-feu dans la soirée – il ne sera pas décrété –, etc. En pratique, chacun relaye des messages provenant de sources dites bien informées : fausses nouvelles, infox ? ou bien informations inexactes, non vérifiées car il vaut mieux à tout prendre être mal informé que n’avoir aucune information (était-ce pareil en temps de guerre ?). En tout cas, le Président déclare à six reprises que nous sommes en guerre mais ne prononce pas une seule fois dans son allocution le mot « confinement ». Émoi de certains devant l’absence de radicalité des propos, ceux-là mêmes qui auraient sans doute crié à l’atteinte aux libertés si de telles mesures avaient été annoncées trop abruptement par le Président. J’appelle Jean-François Delfraissy qui est le président du Conseil scientifique et avise le gouvernement depuis une semaine. Trois avis du conseil seront publiés, me dit-il, ceux du 12 et du 14 mars ainsi que celui du 16 mars qui précède de peu l’allocution. Les avis seront transparents et rendus publics le lendemain. Il s’avère que ce sera Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, qui parlera ouvertement de confinement et détaillera les mesures prises. En bref, petite leçon de communication politique. Au Président revient la vision d’ensemble, notamment économique, sans effet d’annonce qui puisse dans l’immédiat paniquer les téléspectateurs, et au ministre de l’Intérieur les annonces qui fâchent. Ah, les communicants !

Les conversations téléphoniques sont nombreuses et surtout plus longues. Elles proviennent aussi de personnes avec qui nous échangeons rarement en temps ordinaire. Désir de partager les difficultés, les incertitudes, de se rassurer mutuellement, de s’épauler. Bonheur de retrouver une voix familière et de faire le tour de la situation. On prend son temps pour tout cela. L’appel téléphonique utilitaire cède la place à un échange empathique et sans aller jusqu’à dire que chaque appel est une bouffée de plaisir, il contribue à notre bien-être. L’épidémie a ceci de bon qu’elle revivifie de vieilles et solides amitiés. Un de mes amis, Jacques Mahoudeau, endocrinologue, demande de nos nouvelles et fait la remarque suivante, avec son ironie souriante : « Quelle leçon d’humilité, encore une fois, pour les humains que nous sommes… Qui peut prédire l’avenir ? Et si la terre se mettait à trembler partout, détruisant les 2/3 des mégapoles, que ne dirait-on sur l’incapacité des gouvernants de n’avoir pas construit des abris antisismiques partout… Rappelez-vous le maire de New York qui convoque de toute urgence son conseil municipal en l’an 1857 pour lui dire que le service scientifique de la mairie vient de calculer qu’en 1943 les rues de la ville seraient submergées sous 32,5 cm de crottin de cheval ».

Je télécharge Skype et Zoom pour ajouter l’image au son. Il y a une vie qui continue par vidéoconférences, téléphone et mails. Certains d’entre eux transpirent l’anxiété, la colère, d’autres le découragement, l’anxiété et la peur qui n’osent pas dire leur nom.

La situation dans le Grand Est (Mulhouse, Colmar, Strasbourg…) est catastrophique et celle prévue à Paris aussi du fait du manque de lits de réanimation, de respirateurs artificiels, de personnels soignants. Et pendant ce temps-là, le marché noir se développe, ou plutôt un marché parallèle sur Internet (rouleau de papier toilette à 25 € sur le net ; masques à 300 € la boîte de 20…). Nous saurons plus tard que certains n’ont pas assumé leurs fonctions.

On peut critiquer le mot guerre utilisé par Emmanuel Macron, mais la situation rappelle fâcheusement les récits de nos parents qui ont vécu à Paris l’occupation allemande : fuite devant l’ennemi, débâcle, lâcheté, profit aux dépens des confinés. Mais aussi courage, abnégation et dévouement de la part de beaucoup, « quoi qu’il en coûte ».

Mardi 17 mars

Premier jour du confinement. Paris se vide, les gares se remplissent

Notre bureau de l’Académie des Sciences adresse ce message [ci-contre] de sympathie à nos consœurs et confrères de l’Académie ainsi qu’au personnel administratif.

Je crois à l’importance d’une communication humaine et chaleureuse qui tranche avec l’avalanche journalière froide et inhumaine du nombre de nouveaux cas, des entrées en réanimation et des décès. Cette épidémie peut tisser un autre lien social, elle peut nous rapprocher les uns des autres par l’attention à autrui et le souci de l’autre. Se pourrait-il qu’elle réveille en nous ce qu’il y a de fondamentalement humain, charitable et altruiste ? Bien sûr, c’est une vue sans doute naïve et délibérément optimiste. En tout cas, elle semble déjà apparaître comme un révélateur de ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes. Et nous ne sommes que le lendemain du confinement qui nous est imposé… Comme indiqué hier, les avis du Conseil scientifique sont en accès libre sur le site du ministère de la Santé. Il sera possible à tout à chacun de critiquer la composition de ce Conseil qui n’avait été nullement programmé, de commenter son impréparation à ce type de tâches et de regretter l’absence de questions clairement posées par le politique. Craindre aussi que ce Conseil soit manipulé par le politique ou qu’inversement, il influence le politique et joue un rôle qui n’est pas le sien. Un Conseil en cas de crise, c’est d’abord un appui technique mais c’est aussi un atout gagnant pour le politique. En se référant à l’avis du Conseil et en le suivant, la réussite de la guerre contre le virus sera la réussite du politique et le rôle du scientifique vite oublié. Si inversement, le conseil suivi aboutit à la stagnation ou à l’aggravation de la crise sanitaire, le gouvernement aura beau jeu de déclarer le scientifique incompétent. Les rapports entre science et politique sont déjà complexes en temps de paix, mais ô combien plus difficiles en cas de crise.

 

Pierre Corvol est professeur émérite au Collège de France et président de l’Académie des Sciences. Vous pouvez lire son journal intégral ici : https://www.ipubli.inserm.fr/handle/10608/10643 

Photo : Prise de fonction de Pierre Corvol comme président de l’Académie des Sciences, janv. 2019 © Simon Cassanas

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