Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Peut-on se parler avec les tenants de la mouvance woke ?

Pourquoi est-il si difficile de se parler entre ceux qui appartiennent à la mouvance woke et ceux qui lui restent étrangers. C’est qu’ils appartiennent à deux mondes aussi éloignés que le sont ceux de don Quichotte et de Sancho Pança. Quand l’un voit des géants là où l’autre voit des moulins à vent et voit en Dulcinée une princesse là où l’autre ne voit qu’une personne d’humble condition, quand de plus chacun est persuadé que c’est lui qui voit le monde tel qu’il est, sur quel terrain commun pourraient-ils communiquer ?

Pour ceux, dont l’auteur de ces lignes, qui se sentent proches de Sancho Pança, la mouvance woke a créé un monde parallèle aussi peu connecté au monde réel que celui de don Quichote l’est à celui de son écuyer. Dans ce monde, tous les rapports sociaux se résument à un gigantesque combat entre la lumière et les ténèbres, le bien et le mal.  On y fréquente un ensemble de personnages de convention, tels Arlequin, Pierrot ou Colombine dans le théâtre italien ; les uns, « dominés », tels les racisés, les transgenres, les LGBTQ+, appartiennent au camp du bien ; les autres, « dominants », tels les Blancs, les cisgenres, les hétérosexuels appartiennent au camp du mal. Les rapports qu’ils entretiennent sont simples, relevant de diverses formes d’oppression : racisme, xénophobie, stigmatisation, discrimination, islamophobie, privilège blanc, etc. C’est aussi clair que l’univers de l’Heroic Fantasy, largement héritier des romans de chevalerie.

Mais les tenants de la mouvance woke, loin d’admettre qu’ils ont créé un monde parallèle affirment qu’ils parlent du monde réel. Dès lors il leur faut se débarrasser des faits qui ne peuvent trouver place dans le monde qu’ils ont créé. Deux grandes voies le permettent :

  • négliger ou refuser de regarder ces faits dérangeants, ou dire qu’ils n’existent pas, qu’ils sont marginaux, non significatifs, ou qu’ils n’ont pas de rapport avec ce dont il est question
  • contre-attaquer ad hominem en disqualifiant ceux qui mentionnent l’existence de tels faits.

Le discours de l’islamophobie

J’ai travaillé pour ma part sur la façon dont ces manipulations sont mises en œuvre pour légitimer la notion cruciale d’islamophobie[1]. Quand on confronte cette notion, aux phénomènes du monde réel dont elle offre une sorte de transmutation dans l’univers de la fiction elle perd toute consistance et s’évapore.

La notion d’islamophobie évoque une réaction pavlovienne indifférenciée à tout ce qui touche à l’islam et aux musulmans. Or la réalité des réactions qu’ils suscitent dans le monde réel est tout autre. Ceci apparaît aussi bien dans les enquêtes d’opinion menées au sein de la population majoritaire que dans les enquêtes de victimisation menées auprès des musulmans et que dans les testings portant sur les réactions des entreprises face aux musulmans candidats à l’embauche. 

Ainsi l’islam comme démarche de foi (les cinq piliers : profession de foi, prière, jeûne, pèlerinage, aumône) suscite, de la part de la population majoritaire, des réactions extrêmement différentes de l’islam comme ordre social et politique ennemi de la liberté de conscience et de l’égalité entre hommes et femmes. Le premier bénéficie très majoritairement d’un regard positif, l’inverse étant vrai pour le second.

Les enquêtes de « victimisation » montrent que les musulmans qui se déclarent discriminés sont très minoritaires et ne sont nullement représentatifs des musulmans dans leur ensemble.

De leur côté, les testings montrent que les musulmans sont traités de manières extrêmement diverses en fonction de multiples traits révélés par leurs CV, compte tenu de ce que ceux-ci suggèrent quant à ce qu’un employeur peut attendre concrètement de la personne à qui il a affaire, dans une logique d’anticipations rationnelles.

De manière générale, les divers travaux prétendant « démontrer » la réalité de l’islamophobie emploient deux grandes familles de procédés pour écarter les faits qui invalident leurs conclusions.

Le moyen le plus simple est d’éviter purement et simplement de remarquer les faits dérangeants. La CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) est orfèvre en la matière. Ainsi, quand elle met en avant un ensemble de données d’enquête portant sur le regard que la population majoritaire porte sur l’islam, elle omet de prêter attention aux différences majeures concernant l’islam comme religion et l’islam comme porteur d’un ordre social et politique, ce qui lui permet d’affirmer que c’est l’islam en tant que tel qui suscite des réactions hostiles. D’autres éléments embarrassants voient leur existence reconnue mais sont déclarés non significatifs. Ainsi, toute référence à ce que l’on observe dans les pays musulmans (par exemple l’extrême difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, d’y faire vivre une démocratie pluraliste) est écartée d’emblée en affirmant que cela « n’a rien à voir avec l’islam ».

Simultanément, toute mise en évidence de faits dérangeants est interprétée comme un moment du combat sans merci entre les agents du bien et ceux du mal : ces derniers tenteraient de déstabiliser les premiers en travestissant les faits (en prétendant que les géants ne sont que des moulins à vent). Du coup, tout ce qu’ils affirment peut être écarté sans autre forme de procès. Dans cette logique, toute réaction négative provoquée par l’existence d’éléments problématiques associés à l’islam peut être mise au passif de ceux qui en font état. Ainsi, la CNCDH évoque bien « Un conflit de valeurs, considérant la religion musulmane et ses pratiques en contradiction avec le principe de laïcité et avec les droits des femmes et des minorités sexuelles ». Mais il ne s’agit pas de voir dans ce conflit une source légitime de réserves envers l’islam. Il s’agit au contraire d’affirmer qu’une « nouvelle islamophobie » est à l’œuvre et que c’est celle-ci qui ciblerait l’islam « au nom d’une défense de la laïcité et des valeurs républicaines (égalité, droit des femmes, droits des minorités sexuelles). », dans une démarche qui a pour effet d’« inverser la causalité et de rejeter la responsabilité du racisme sur ceux qui en sont les victimes. »[2]

Quand ceux qui sont convaincus que toute théorie doit subir la sanction des faits se trouvent ainsi diabolisés, comment pourraient-ils dialoguer avec ceux pour qui il n’est pas question d’entendre ce qu’ils ont à dire ?

Intervention au séminaire ADAPES Passages, Identité, races, minorités, 8 février 2022.

[1] Philippe d’Iribarne, Islamophobie. Intoxication idéologique, Albin-Michel, 2019. Les éléments mentionnés dans la suite de ce texte reposent sur des analyses détaillées présentées dans cet ouvrage, analyses que la brièveté du présent texte ne permet pas de reproduire.

[2] CNCDH, Rapport concernant l’année 2016, La Documentation française, 2017, p. 110, 111.

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Ingénieur des mines, économiste et anthropologue français, directeur de recherche au CNRS

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