Le Pont

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L’alchimie du luxe, un éthos typiquement français

Pendant que dans de nombreux domaines, telles les performances en mathématiques de ses écoliers et lycéens ou sa capacité à réduire le déficit public, la France est en position difficile, son rayonnement reste intact dans ce qui touche au luxe. Les entreprises françaises sont arrivées à réussir le tour de force de démocratiser le luxe, de fournir en masse des produits censés être réservés au petit nombre sans pour autant leur faire perdre leur prestige. Comment cette alchimie a-t-elle été possible ? Avec le luxe de masse, le cœur du succès est une question d’image. Peu importe qu’un parfum, un vêtement, un sac, soit sommes toutes banal dans ses propriétés physiques, qu’il puisse être produit en série et à un coût relativement modeste, si une image de luxe s’y attache. Et, sur ce point, la France dispose d’une aura qui la met en position de force.

L’image du luxe est intimement liée à une vision aristocratique. Quand Monsieur Jourdain, riche bourgeois, se lance dans des dépenses de luxe, entre son habillement, les repas qu’il offre, le décorum dont il s’entoure, c’est pour faire comme « les gens de qualité », terme qui revient sans cesse dans sa bouche. « Allez-vous-en demeurer toujours habillé en bourgeois, déclare-t-il, on ne vous dira point : ‘Mon gentilhomme’ ».[1] Et, pour faire comme les gens de qualité, il ne suffit pas d’avoir de l’argent, il faut encore savoir en faire usage. Il y a matière à « élégance », à « érudition », à « science »[2].  En matière de dépenses ostentatoires, il n’y a qu’un pas entre la distinction et le ridicule. Monsieur Jourdain est bien conscient de ce risque et en a en permanence le besoin d’être rassuré par de plus compétents en matière de bon goût.

L’acheteur contemporain de biens de luxe se trouve, sauf s’il appartient à la sphère étroite de ceux qui donnent le ton, dans le même état de profonde insécurité culturelle que Monsieur Jourdain. Il a besoin d’être rassuré sur le fait que ce dont il fait l’acquisition relève du vrai luxe et non d’un simple ersatz. Il a besoin de trouver un garant. Sur ce point, ce qui vient de France est de nature à le rassurer du fait du lien qui existe entre une image de luxe et un ethos aristocratique et de la place que continue à tenir un tel ethos dans la société française.

L’image du luxe est intimement liée à celle de dépense gratuite, par goût de l’élégance, du raffinement, à l’opposé de ce qui, « bassement » utilitaire, relève de la satisfaction de simples besoins. Un point de vue bourgeois, tel celui de Madame Jourdain, conduit à voir dans le luxe une forme de gaspillage, témoignant ainsi d’un côté « grippe sous ». La capacité à vivre dans le luxe avec élégance jure avec un ethos bourgeois. Elle est intimement liée à une tradition aristocratique, avec l’aisance qu’elle procure dans l’accomplissement de rituels propres à un groupe privilégié.

Proust témoigne de manière particulièrement éloquente de ce qui sépare cet ethos aristocratique d’un ethos bourgeois[3]. Dans La recherche du temps perdu, la grand-mère du narrateur, que celui-ci vénère, assimile « utilité » et « vulgarité » ; « Même quand elle avait à faire à quelqu’un un cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait ‘anciens’, comme si leur longue désuétude ayant effacé leur caractère d’utilité, ils paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des hommes d’autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre » (p. 40). De même elle « aurait cru mesquin de trop se préoccuper de la solidité d’une boiserie où se distinguait encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passé » (p. 41). Pour pouvoir parler de « noble richesse », apanage d’une « classe sociale […] déjà dégagée du monde des riches », il faut qu’il s’agisse d’une « richesse devenue ductile, obéissant à une destination, à une pensée artistique, l’argent malléable, poétiquement ciselé » (p. 639). La grand-mère du narrateur prise un jeune homme riche pour la façon qu’il avait de vivre dans le luxe sans « sentir l’argent » (p. 721).

Or, au sein des pays occidentaux, la France se distingue par la place qu’y tient un ethos aristocratique. Celui-ci, loin de disparaître avec la Révolution française, s’est au contraire répandu dans l’ensemble des élites. Le souci du « rang » est omniprésent dans la société française[4]. Certes, les déterminants de celui-ci se sont en bonne part renouvelés dans la France moderne. Ainsi l’excellence scolaire y tient une place centrale. Mais la « distinction » y tient toujours une grande place, même si elle s’est quelque peu démocratisée[5]. Quand Pierre Bourdieu présente ceux qui sont les porteurs d’un ethos aristocratique dans la France sur laquelle il se penche, il évoque le bourgeois « de vieille roche », appartenant aux « secteurs les plus anciens de la bourgeoisie » (p. 101, 216). Pour celui-ci, le « nouveau riche » reste vulgaire. Il lui faut « posséder de l’ancien » (p. 78), disposer de « biens de famille » (p. 83), ce qui aide à s’inscrire dans une dynastie (p. 83). De plus, ce qui s’hérite ne relève pas seulement de biens, mais de toute une manière de se situer dans le monde, d’un « habitus » dont l’acquisition est extrêmement difficile et douloureuse pour ceux qui ne sont pas « nés »[6].

Cette image aristocratique attachée à la France contribue puissamment à en faire une référence en matière de luxe, à la fois dans la manière élégante d’en user et dans sa capacité à produire des biens qui véhiculent une image de distinction. De plus, l’association entre le luxe et une position sociale élevée, le fait qu’on ne retrouve pas en France la réprobation morale qu’il suscite dans maint pays de tradition protestante, tendent à faire que les métiers du luxe sont, spécialement pour le haut du spectre, le « grand luxe », perçus comme des métiers nobles. L’attachement à ces métiers, porteurs de traditions exigeantes, permettent que la qualité des produits, le soin apporté à leur finition, la créativité associée à leur conception contribuent à entretenir l’image sécurisante en même temps que valorisante dont ils sont porteurs.

 

Philippe D’Iribarne est ingénieur général des mines, directeur de recherche au CNRS, essayiste, auteur de nombreux ouvrages sur les problématiques contemporaines.

[1] Molière, Le bourgeois gentilhomme, acte II, scène V.

[2] Ibid., acte IV, scène I.

[3] On se référera au premier tome de l’édition de 1954, en trois volumes, de la Bibliothèque de la Pléiade ; celui-ci comprend Du côté de chez Swann et A l’ombre des jeunes filles en fleur.

[4] Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, 1989 et L’étrangeté française, Seuil, 2006.

[5] Pierre Bourdieu, La distinction ; critique sociale du jugement. Les éditions de minuit, 1979.

[6] Annie Ernaux, La Honte, Gallimard, 1997.

Plus de publications

Ingénieur des mines, économiste et anthropologue français, directeur de recherche au CNRS

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