Le couple exécutif sous la Ve République, entre dyarchie et hiérarchie
Olivier Passelecq
Pour bien comprendre et analyser les rôles respectifs du président de la République et du Premier ministre sous la Ve République, ainsi que leurs relations, qui ont abouti au profond déséquilibre que l’on peut constater aujourd’hui, il faut avant tout rappeler la nature réelle et originale du régime politique mis en place par la Constitution de 1958.
Il s’agit en effet d’un système hybride, qui ajoute aux éléments fondamentaux d’un régime parlementaire classique des éléments empruntés à un régime totalement différent, qui n’est pas présidentiel au sens strict du terme, mais qui relèvent de ce qu’il est convenu d’appeler un régime « présidentialiste ».
1/ Du point de vue des institutions, le socle édifié par la Constitution est en effet fondamentalement parlementaire, puisque l’on y retrouve les trois caractéristiques essentielles de ce type de régime : un pouvoir exécutif bicéphale comprenant un chef d’Etat et un chef de gouvernement, une responsabilité politique du Gouvernement devant le Parlement, et un droit de dissolution. Cet aspect parlementaire se retrouve d’ailleurs parfaitement exprimé par l’article 20 de la Constitution, qui précise que c’est « le Gouvernement qui détermine et conduit la politique de la nation ».
Mais sur ce socle se superpose un dispositif profondément différent, attribuant au président de la République une mission et des pouvoirs d’une ampleur exceptionnelle.
Ainsi, la Constitution, qui confie au président la mission capitale d’être le garant des intérêts vitaux du pays et l’arbitre du bon fonctionnement des pouvoirs publics, lui attribue une large gamme de compétences, que l’on peut classer en deux catégories.
- Il y a d’abord les pouvoirs propres, c’est-à-dire ceux qu’il peut exercer seul, parmi lesquels la nomination du Premier ministre, la dissolution de l’Assemblée nationale, le recours aux pleins pouvoirs de l’article 16, le droit de message au Parlement, la nomination de trois membres et du président du Conseil Constitutionnel ainsi que la possibilité de le saisir.
- Il y a aussi les compétences qu’il partage avec le Premier ministre et le Gouvernement, qui sont nombreuses et tout aussi importantes, pour ne pas dire parfois plus importantes, que les compétences propres. Parmi celles-ci, d’abord et avant tout, ses attributions en matière de diplomatie et de défense[1], qui lui permettent d’affirmer, dans ces deux domaines essentiels, une véritable suprématie. Mais la Constitution dote aussi le chef de l’Etat d’une série de prérogatives qui concernent bien d’autres domaines, comme la présidence du conseil des ministres, l’organisation d’un référendum[2], la signature des ordonnances et des décrets[3], la nomination des hauts fonctionnaires civils et militaires, le statut de « garant de l’indépendance judiciaire »[4], la possibilité d’initier une révision constitutionnelle, etc.
Face à cette impressionnante série d’attributions, la Constitution évoque la fonction et les compétences du Premier ministre et du Gouvernement d’une façon totalement différente.
- En ce qui concerne le Premier ministre lui-même, la Constitution ne lui consacre que deux articles, dont l’article 21[5], qui précise qu’il dirige l’action du Gouvernement, qu’il est responsable de la défense nationale, qu’il assure l’exécution des lois, et qu’il exerce, sous réserve des compétences attribuées au président de la République en la matière, le pouvoir réglementaire et de nomination. À comparer avec toutes les dispositions relatives au président de la République, force est donc de constater que le Premier ministre est réduit à la portion congrue.
- En revanche, la Constitution accorde au Gouvernement en tant que tel une place beaucoup plus importante, en définissant très précisément son rôle dans l’article 20 – comme on l’a déjà souligné – qui affirme que c’est lui qui « détermine et conduit la politique de la nation », en ajoutant qu’il « dispose de l’administration et de la force armée », et qu’il est « responsable devant le Parlement ». Cet article 20 peut se révéler d’une portée considérable, comme on pourra le constater en évoquant la pratique institutionnelle.
- Au-delà, la Constitution traite ensuite longuement des relations entre le Gouvernement et le Parlement, en détaillant une à une toutes les procédures relevant de ce qu’il est convenu d’appeler « le parlementarisme rationalisé », c’est-à-dire celles qui lui permettent, comme en utilisant par exemple l’article 49 alinéa 3, de faire adopter tous les textes législatifs auxquels il tient.
Ainsi, hybride dans sa conception, le régime de la Ve République ne pouvait donner lieu qu’à une pratique institutionnelle tout à fait singulière.
2/ Du point de vue de la pratique politique, la Ve République peut être considérée, en quelque sorte, comme un régime à géométrie variable, donnant lieu à deux schémas totalement différents.
Si le président de la République dispose à l’Assemblée nationale d’une majorité parlementaire favorable, c’est le schéma « présidentialiste » qui s’impose, lui permettant d’exercer sa primauté sur les autres institutions, à commencer par le premier Ministre et le Gouvernement. Mais si le président se trouve confronté à une majorité parlementaire qui lui est opposée, c’est le schéma « parlementariste » qui réapparait, que l’on a qualifié de « cohabitation », l’article 20 de la Constitution retrouvant ainsi sa réelle application, permettant donc au Gouvernement et à son chef – et non au président ! – de déterminer et de conduire, effectivement, la politique de la nation. On rappellera donc que contrairement aux apparences, ce sont les élections législatives, et non la seule élection présidentielle, qui détermine la dévolution réelle du pouvoir politique, en l’attribuant soit au chef de l’État, soit au chef du Gouvernement.
Mais, comme on le sait, c’est le schéma présidentialiste qui a largement dominé la vie politique de la Ve République depuis 65 ans, la cohabitation ne s’étant produite qu’à trois reprises, entre François Mitterrand et Jacques Chirac de 1986 à 1988, François Mitterrand et Edouard Balladur de 1993 à 1995, Jacques Chirac et Lionel Jospin de 1997 à 2002.
Cette distinction essentielle entre les périodes de présidentialisme et les trois épisodes de cohabitation permet maintenant d’analyser les relations entre les 8 présidents et les 26 Premier ministres qui se sont succédés depuis le début de la Ve République et qui sont, évidemment, profondément différentes en fonction de ces deux pratiques institutionnelles opposées.
3/ Les relations entre le président de la République et le Premier ministre se caractérisent en effet par une grande diversité de situations, résultant de la conjoncture politique et du partage des pouvoirs au sein du couple exécutif.
Dans la version présidentialiste, la répartition des pouvoirs s’effectue selon un partage vertical, au seul profit du chef de l’État et donc au détriment du chef du Gouvernement. En revanche, dans le cadre de la cohabitation, où c’est la nature parlementaire du régime qui refait surface, la répartition des pouvoirs se fait selon un partage horizontal, le Premier ministre retrouvant sa vraie place et sa pleine fonction, conformément – comme on l’a vu – à l’article 20 de la Constitution, mais sans que le président soit pour autant, il faut le souligner, privé de toute possibilité d’action.
Si l’on considère que les rapports entre les deux têtes de l’exécutif peuvent être comparées à ces deux situations opposées que sont, en cas d’entente, un véritable duo, ou au contraire, en cas de conflit, un vrai duel, il est tout à fait possible de ranger dans cette seconde catégorie les relations entre le président et le Premier ministre lorsqu’ils sont en situation de cohabitation. Mais il ne s’est agi en fait que d’un duel à fleurets mouchetés, une sorte de guerre froide, certes parfois très tendue, mais où chacun s’est comporté de manière à ne jamais provoquer un blocage des institutions[6]. En fait, hors cohabitation, comme on le verra, les duels ont parfois été plus violents, car les relations entre le chef de l’État et le Premier ministre n’ont pas toujours été, loin de là, des duos harmonieux et paisibles…
- La prééminence du Premier ministre
La prééminence du Gouvernement et de son chef en période de cohabitation s’explique d’abord par le fait que le président de la République, ne disposant pas à l’Assemblée nationale d’une majorité à sa dévotion, est dans l’impossibilité de choisir, changer ou même éventuellement révoquer le Premier ministre comme il peut le faire en période de présidentialisme.
- En ce qui concerne le choix du Premier ministre, contrairement à ce que le Président peut faire lorsque la majorité parlementaire lui est acquise, où il peut nommer absolument qui il veut et quand il veut, la cohabitation l’oblige à nommer la personnalité politique que cette majorité parlementaire lui désigne. Son choix n’est plus discrétionnaire, son choix est contraint. C’est ainsi que François Mitterrand a nommé à la suite des élections législatives de 1986 le leader que la majorité RPR-UDF victorieuse lui a imposé, Jacques Chirac, et en 1993, dans les mêmes conditions, Édouard Balladur[7]. En 1997, à la suite d’une dissolution ratée, Jacques Chirac a été à son tour obligé de nommer à Matignon Lionel Jospin, leader désigné par la majorité de « gauche plurielle » ayant remporté la victoire lors des élections législatives.
- En ce qui concerne le changement ou même l’éventuelle révocation du Premier ministre, que le chef de l’État peut décider à tout moment en période de primauté présidentielle, la cohabitation le prive de cette double possibilité car la Constitution, retrouvant sa pleine application en la circonstance, l’en empêche en vertu de la combinaison des deux articles 8 et 50. L’article 8 dispose en effet qu’il nomme le Premier ministre, mais qu’il ne peut mettre fin à ses fonctions que « sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement », et l’article 50 précise que cette démission n’est obligatoire que dans le seul et unique cas où le Gouvernement est mis en minorité par l’Assemblée nationale, lorsque celle-ci adopte une motion de censure ou lui refuse sa confiance.
Voilà pourquoi le président et le Premier ministre, en cas de discordance entre la majorité présidentielle et la majorité parlementaire, sont dans l’obligation de « cohabiter ». Dans un rapport de forces tout à fait favorable au chef du Gouvernement et à la majorité parlementaire qui le soutient, leur permettant de mettre en application leur politique dans pratiquement tous les domaines (intérieur, économique, social, etc.).
Mais est-ce à dire que le président se trouve alors réduit au rôle qui était celui de ses homologues de la IIIe ou IVe Républiques, se limitant, selon l’expression consacrée, à « inaugurer les chrysanthèmes » ? La réponse est évidemment négative, car la Constitution, en tant que telle, lui garantit, d’abord, de continuer à exercer pleinement sa fonction d’arbitre et plusieurs de ses pouvoirs propres, mais aussi parce que la pratique institutionnelle imposée par le général de Gaulle et ses successeurs depuis 1958 lui permet de disposer d’un véritable « domaine réservé », à commencer par la diplomatie et la défense, où sa suprématie s’est imposée de manière implacable. Face à François Mitterrand, toutes les tentatives de Jacques Chirac ou d’Edouard Balladur d’empiéter dans ce domaine ont échouées, et face à ce même Jacques Chirac devenu président, Lionel Jospin s’est heurté à la même réalité[8]… D’autre part, il faut savoir qu’un accord a été conclu dès le début de la première cohabitation, sous la forme d’une sorte de « gentlemen’s agreement » entre Maurice Ulrich, directeur de cabinet de Jacques Chirac, et Jean-Louis Bianco, secrétaire général de l’Élysée, afin de répartir les pouvoirs entre le chef de l’État et le chef du Gouvernement, notamment en matière de nominations. Le moins que l’on puisse en dire est que cet accord a été passé dans un sens qui n’a pas été -loin de là- défavorable au président de la République[9].
Après la pratique exceptionnelle de la cohabitation, qui a seule permis de donner la prééminence au Premier ministre, il convient maintenant d’analyser la pratique inverse, celle qui a prévalu depuis 1958 et qui consacre la prépondérance du président de la République.
- La prépondérance présidentielle
Une prépondérance, pour ne pas dire une omnipotence, qui s’est d’ailleurs accrue au fil du temps, par étapes successives. D’abord par la pratique inaugurée par le général de Gaulle et renforcée par l’élection du président au suffrage universel direct, puis avec l’instauration du quinquennat en 2000 et enfin avec l’inversion du calendrier électoral en 2001, plaçant les élections législatives après l’élection présidentielle.
Comme on l’a vu, la pratique présidentialiste s’explique par le fait que le chef de l’État dispose à l’Assemblée nationale d’une majorité parlementaire favorable, mais aussi et surtout parce que cette majorité le reconnaît lui, et non le Premier ministre, comme son véritable chef. C’est dans cet état de fait, non conforme au parlementarisme classique, que réside toute l’originalité du présidentialisme.
Les conséquences en sont très défavorables pour le Premier ministre, qui se trouve alors dans une situation de partage inéquitable des pouvoirs et qui voit son rôle réduit à celui d’exécutant et de subordonné : exécutant de la politique décidée par le Président (et non pas par lui, contrairement à l’art 20) et subordonné par le fait que sa responsabilité politique est, en réalité, plus engagée devant le chef de l’État que devant le Parlement. Il faut en effet rappeler qu’en 65 ans un seul et unique Gouvernement a été renversé par l’Assemblée nationale : celui de Georges Pompidou, à la suite d’une motion de censure votée le 5 octobre 1962, qui visait d’ailleurs plus le général de Gaulle que lui[10]. Depuis lors, on peut donc considérer qu’une responsabilité réelle du Premier ministre devant le président s’est substituée à une responsabilité virtuelle devant le Parlement, ce qui a permis au Chef de l’Etat à plusieurs reprises de « révoquer » le chef du Gouvernement, comme le fit ainsi Georges Pompidou en limogeant Jacques Chaban-Delmas en 1972[11], ou François Mitterrand en congédiant Michel Rocard en 1991 et Edith Cresson en 1992[12], ou encore Emmanuel Macron se séparant d’Edouard Philippe en 2020 et d’Elisabeth Borne en 2024. Celle-ci a d’ailleurs tenu à le faire savoir dans sa lettre de démission, en reprenant mot pour mot les termes utilisés par Michel Rocard en 1991 : « Vous m’avez fait part de votre volonté de nommer un nouveau Premier ministre ». Impossible d’être plus claire…
Il convient d’évoquer maintenant les rapports qu’ont entretenus les binômes qui se sont succédés à la tête de l’État depuis 1958 dans le cadre de cette suprématie présidentielle.
La meilleure méthode pour cela consiste d’abord à recenser les différents types de Premier ministre choisis par les Présidents successifs, et à analyser ensuite la nature de leur relation.
a/ L’approche typologique permet de distinguer deux profils totalement différents : le premier est celui d’un homme ou d’une femme politique, le second au contraire celui d’une personnalité choisie hors du monde politique, c’est-à-dire qui n’a jamais exercé de mandat électif national ou de fonction partisane de premier plan.
Ce second profil est, ici encore, parfaitement original par rapport au modèle du régime parlementaire classique où c’est le leader du parti politique ou de la coalition de partis qui a gagné les élections législatives qui est nommé à la tête du Gouvernement.
- Le premier profil, celui d’une personnalité politique, correspond à tous les premiers chefs de Gouvernement que les présidents successifs ont choisi au début de chacun de leurs mandats. Ont été ainsi nommés Michel Debré en 1959 par le général de Gaulle, Jacques Chaban-Delmas en 1969 par Georges Pompidou, Jacques Chirac en 1974 par Valéry Giscard d’Estaing, Pierre Mauroy en 1981 puis Michel Rocard en 1988 par François Mitterrand, Alain Juppé en 1995 puis Jean-Pierre Raffarin en 2002 par Jacques Chirac, François Fillon en 2007 par Nicolas Sarkozy, Jean-Marc Ayrault en 2012 par François Hollande, et enfin Edouard Philippe en 2017 par Emmanuel Macron[13].
Les présidents ont pu également faire appel, pendant leur mandat, à des hommes ou des femmes politiques, tels Maurice Couve de Murville nommé par le général de Gaulle en 1968, Pierre Messmer par Georges Pompidou en 1972, Laurent Fabius en 1984, puis Edith Cresson en 1991 et Pierre Bérégovoy en 1992 par François Mitterrand, Manuel Valls en 2014 puis Bernard Cazeneuve en 2016 par François Hollande, enfin Gabriel Attal en 2024 par Emmanuel Macron.
Parmi tous ces chefs de Gouvernement, on doit même noter que certains d’entre eux présentaient une dimension tout à fait exceptionnelle, celle de grands féodaux solidement implantés dans leurs fiefs locaux, tels que Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux, Pierre Mauroy à Lille ou Jean-Marc Ayrault à Nantes. En d’autres termes, de vrais Premiers ministres « politiques ».
- Le second profil, totalement différent, correspond à celui d’une personnalité qui n’est pas issue de la classe politique, qui n’a jamais brigué ni exercé de mandat électif, mais qui est choisie pour ses qualités et ses compétences, réelles ou supposées[14]. En tout cas considérées comme telles par le chef de l’Etat, qui pense que ce sont les mieux appropriées à la fonction à pourvoir et les mieux adaptées aux circonstances.
C’est le général de Gaulle qui a inauguré cette pratique dès avril 1962 lorsqu’il a nommé Georges Pompidou à Matignon, afin de bien montrer que la désignation du Premier ministre ne dépend plus des partis politiques comme sous les Républiques précédentes, mais que ce choix ne relève que de sa seule et unique volonté.
Par la suite, cette pratique – tout en restant exceptionnelle – a néanmoins été reprise par Valéry Giscard d’Estaing en 1976 lorsqu’il a nommé Raymond Barre, par Jacques Chirac en 2005 lorsqu’il a nommé Dominique de Villepin, et par Emmanuel Macron lorsqu’il a nommé Jean Castex en 2020 et Elisabeth Borne en 2022. Emmanuel Macron aura donc été le seul président à choisir consécutivement deux Premiers ministres non issus du monde politique et considérés – à tort ou à raison – comme des « technocrates »[15], ce qui n’est pas sans incidence sur l’évolution de la place occupée par le chef de Gouvernement dans les institutions, de plus en plus réduite, et sur son rôle, de plus en plus subalterne.
b/ La nature de la relation
D’abord, il faut remarquer que quel que soit le profil du Premier ministre, il existe toujours un point commun, une donnée invariable : dans l’un et l’autre cas, le président nomme systématiquement à Matignon un homme ou une femme de confiance.
Cette confiance est intégrale dans la quasi-totalité des cas, même si on peut penser qu’elle n’a été que relative en ce qui concerne certains choix, comme ceux par exemple de Jacques Chirac par Valéry Giscard d’Estaing ou de Michel Rocard par François Mitterrand.
Parmi les duos qui ont le mieux fonctionné, on peut citer ceux du général de Gaulle, avec Michel Debré et Georges Pompidou, puis Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre, François Mitterrand et Pierre Mauroy, Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin, Nicolas Sarkozy et François Fillon[16], François Hollande et Jean-Marc Ayrault, Emmanuel Macron et Edouard Philippe.
D’autres duos ont également bien fonctionné, mais de façon moins durable ou moins utile : de Gaulle et Maurice Couve de Murville, François Mitterrand et Laurent Fabius[17], François Mitterrand et Pierre Bérégovoy, Jacques Chirac et Alain Juppé, Jacques Chirac et Dominique de Villepin, François Hollande et Manuel Valls.
Mais cette relation de confiance peut se défaire au fil du temps : cela a été le cas pour Georges Pompidou en 1968 (au bout de 6 ans), Jacques Chaban-Delmas en 1972 (au bout de trois ans), Jacques Chirac[18] en 1976 (deux ans), Michel Rocard en 1991 (trois ans), Edith Cresson en 1992 (moins d’un an), Edouard Philippe (trois ans). Dans tous ces cas de figure, le duo initial se transforme progressivement en duel, que ce soit pendant le mandat du Premier ministre, au moment de son départ de Matignon ou même après son départ. On peut donc dire dans cette dernière hypothèse que l’on a assisté à des duels « différés », comme entre Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, qui se sont affrontés lors de l’élection présidentielle de 1981, après la démission spectaculaire de ce dernier cinq ans plus tôt[19]. Ou comme entre Nicolas Sarkozy et François Fillon, qui se sont affrontés violemment lors de l’élection primaire de la droite et du centre organisée en novembre 2016 dans la perspective de l’élection présidentielle de 2017.
A ce propos, si l’on considère les réussites et les échecs des ambitions présidentielles des Premiers ministres qui ont considéré que Matignon pouvait ou devait être un tremplin pour l’Elysée, on remarquera qu’aucun chef de Gouvernement n’a réussi à gagner l’élection présidentielle à laquelle il s’est présenté en étant en fonction: ni Jacques Chirac en 1988, ni Edouard Balladur en 1995, ni Lionel Jospin en 2002. On pourrait donc parler à cet égard d’une « malédiction de Matignon » ! Les seuls Premiers ministres qui ont réussi à se faire élire président de la République ne l’ont été qu’après avoir quitté leurs fonctions: Pompidou un an après (dès 1969), Chirac en 1995 (sept ans après et même dix-neuf ans après son premier passage à Matignon!).
Cela dit, la relation entre le président de la République et le Premier ministre peut évidemment ne pas être la même selon que le chef du Gouvernement est un homme ou une femme politique ou ne l’est pas, en tout cas au début de son mandat (car la situation peut progressivement évoluer comme ce fut le cas pour Georges Pompidou et Raymond Barre, qui ont pris progressivement au cours de leur mandat une dimension politique de premier plan). Un Premier ministre « politique » a eu en effet tendance, face au président, à vouloir s’affirmer de manière plus marquée qu’un Premier ministre « technicien » ou considéré comme tel : les comportements de Jacques Chaban-Delmas face à Georges Pompidou et de Jacques Chirac face à Valéry Giscard d’Estaing sont les plus révélateurs à cet égard.
Les exemples récents de Jean Castex et Elisabeth Borne sont en revanche révélateurs d’une technocratisation du Premier ministre, d’un glissement de plus en plus marqué vers le statut de collaborateur, à l’instar d’une sorte de « super directeur de cabinet ».
La question qui se pose dès lors est de savoir si ce profil de Premier ministre peut lui permettre de jouer le rôle de chef de la majorité parlementaire comme cela a été le cas pour la quasi-totalité de ses prédécesseurs, comme l’ont été par exemple Georges Pompidou de 1962 à 1968, Raymond Barre de 1976 à 1981, Pierre Mauroy de 1981 à 1984, François Fillon de 2007 à 2012 ou même Edouard Philippe de 2017 à 2020. En revanche, la réponse à la question est évidemment négative pour ce qui est de Jean Castex et d’Elisabeth Borne, systématiquement supplantés dans ce rôle par Emmanuel Macron dans un contexte d’hyper-présidentialisation jamais atteint jusqu’à présent à un tel degré[20].
L’inconvénient de cette situation pour le président est que le Premier ministre ne peut plus assumer dans ces conditions le rôle de « fusible » ou de « bouclier » tel qu’il a pu être parfois pratiqué depuis les débuts de la Ve République en cas de graves tensions politiques. C’est la raison pour laquelle Emmanuel Macron a pu parfois se trouver en première ligne et être directement confronté à des manifestations violentes le mettant personnellement en cause, comme cela a été le cas pour la réforme des retraites.
*
En conclusion, alors que Gabriel Attal vient d’être nommé à Matignon, la question qui se pose, plus que jamais, est de savoir si la fonction de Premier ministre sert encore à quelque chose, ou s’il ne s’agit finalement que d’une espèce en voie de disparition, tant la pratique institutionnelle imposée par Emmanuel Macron réduit le rôle du chef de gouvernement à celui d’un simple exécutant de la politique qu’en réalité il détermine et conduit lui-même.
Mais une autre hypothèse peut tout aussi bien être envisagée compte tenu de la situation particulière et inédite dans laquelle se trouve le président de la République, dans l’impossibilité de se représenter pour un nouveau mandat et donc politiquement de plus en plus affaibli. Le duo initial pourrait alors se transformer en duel, le Premier ministre étant pour la première fois et contre toute attente en position d’en sortir vainqueur.
[1] Diplomatie : articles 14 et 52 de la Constitution; Défense : article 15 de la Constitution, Décret du 14 janvier 1964 sur l’engagement des forces nucléaires…
[2] En vertu des articles 11 (en matière législative, sur proposition du Gouvernement ou des deux chambres du Parlement) et 89 (en matière de révision constitutionnelle, sur proposition du Premier ministre).
[3] Les décrets délibérés en Conseil des ministres et des décrets simples.
[4] Selon les termes de l’article 64 de la Constitution.
[5] Le seul digne d’intérêt, l’autre article ne comportant qu’une disposition purement technique.
[6] Ainsi en fut-il lorsque François Mitterrand refusa à trois reprises de signer des ordonnances présentées par Jacques Chirac (sur les privatisations, la délimitation des circonscriptions législatives, et la flexibilité du temps de travail), ce qui a certes provoqué une vraie tension, mais sans entraîner pour autant de blocage insurmontable, le Gouvernement ayant la possibilité de contourner l’obstacle en utilisant la procédure législative ordinaire. D’ailleurs, lorsque les ordonnances n’étaient pas en contradiction flagrante avec la politique suivie pendant les cinq premières années de son septennat, François Mitterrand a accepté de les signer sans difficulté (cinq au total).
[7] Jacques Chirac, leader de la majorité RPR-UDF victorieuse, ayant décidé de se mettre en retrait et de laisser la place à son « ami de 30 ans », afin de se préparer à l’élection présidentielle de 1995.
[8] C’est dès 1986, au tout début de la première cohabitation, que François Mitterrand a tenu à imposer son pré carré en refusant de nommer les deux ministres proposés par Jacques Chirac pour les affaires étrangères et la défense nationale, à savoir Jean Lecanuet et François Léotard. Ce que Jacques Chirac a accepté.
[9] Voir à ce sujet la communication de Didier MAUS présentée lors du colloque organisé par l’Institut François Mitterrand le 21 janvier 2016, intitulée Approche constitutionnelle de la cohabitation.
[10] En le considérant comme complice de la décision prise par le général de Gaulle de réviser la Constitution pour modifier l’élection du président de la République en utilisant la voie d’un référendum direct de l’article 11 au lieu de passer par la voie de l’article 89, imposant un vote préalable de l’Assemblée nationale et du Sénat.
[11] Bien que celui-ci ait tenté de l’éviter en engageant sa responsabilité devant l’Assemblée nationale et en obtenant un vote de confiance massif, mais en vain…
[12] Moins d’un an après l’avoir nommée !
[13] Seule exception à la règle, Emmanuel Macron a rompu avec cette longue tradition en nommant Elisabeth Borne au début de son second quinquennat en 2022.
[14] Ainsi, Valéry Giscard d’Estaing n’avait pas hésité à qualifier Raymond Barre de « meilleur économiste de France » pour expliquer son choix de le nommer à Matignon en 1976, compte tenu de la conjoncture particulière provoquée par le premier choc pétrolier.
[15] C’est du moins ainsi que les médias ont présenté ces deux personnalités et que l’opinion publique les a perçues, de manière nuancée en ce qui concerne Jean Castex, apprécié pour sa bonhomie, mais nettement plus sévère pour Elisabeth Borne, considérée comme manquant singulièrement de charisme.
[16] Malgré le fait que ce soit Nicolas Sarkozy qui ait, pour la première fois de la part d’un président, qualifié son Premier ministre de « collaborateur ».
[17] Avec néanmoins la volonté exprimée par Laurent Fabius d’affirmer une certaine autonomie par rapport à François Mitterrand, en utilisant par exemple la formule devenue fameuse : « Lui c’est lui, moi c’est moi » …
[18] On notera qu’il s’agit du seul et unique cas où c’est le Premier ministre lui-même qui a pris l’initiative de démissionner, de façon délibérément conflictuelle.
[19] Tout laisse à penser qu’aujourd’hui c’est également un duel qui s’est engagé entre Edouard Philippe et Emmanuel Macron, dans un contexte certes différent puisque le Président en fonction ne pourra pas se représenter.
[20] Allant, comme cela a été le cas pour la loi « immigration », jusqu’à intervenir directement dans la procédure législative, qui relève pourtant selon la Constitution de la compétence quasi exclusive du Premier ministre.
Professeur de droit public à l’IPAG de l’Université Panthéon Assas
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