Complémentarité des énergies dans la transition énergétique : des solutions gazières pertinentes,une planification multi-énergies des réseaux incontournable
Aurélien Lecaille
En complémentarité avec l’électricité, le système gazier apporte une flexibilité, une stockabilité et une résilience indispensables à notre système énergétique, tout en proposant plusieurs solutions concrètes et adaptées aux besoins des industriels pour progresser vers la neutralité carbone puis l’atteindre : méthanes renouvelables et bas carbone, hydrogène et captage stockage du CO2. De ce fait, une planification conjointe des réseaux gaz et électriques est incontournable pour réussir notre réindustrialisation dans le contexte de la transition énergétique.
La complémentarité des énergies, facteur clé de la réindustrialisation
L’électricité a certes un rôle majeur à jouer dans la transition énergétique en France, en Europe ou dans le monde : tous les scénarios d’atteinte de la neutralité carbone anticipent une hausse de la part de l’électricité dans la consommation d’énergie finale, passant par exemple en France de 25% actuellement à 50-55% en 2050. Mais comme l’illustrent les travaux de RTE en France ou de l’Agence Internationale de l’Energie dans le monde, cela suppose d’atteindre et de maintenir sur plusieurs décennies des rythmes jamais observés dans le passé de déploiement des productions et des équipements de consommation d’électricité. Il est donc inenvisageable de viser une place encore plus grande pour l’électricité, d’autant que cette énergie est inadaptée à certains besoins industriels, et peut se révéler indisponible, à court terme en raison d’indisponibilités ou d’intermittence, et à plus long terme, en raison de contraintes de déploiement, d’acceptabilité, d’accès aux métaux rares… Le système énergétique doit conserver des marges et une certaine redondance, dans son fonctionnement et dans sa planification.
La complémentarité des énergies est parfaitement illustrée par les choix stratégiques d’ArcelorMittal pour son site de Dunkerque, qui a annoncé sa volonté de remplacer le charbon par du gaz naturel, puis par de l’hydrogène, construire des fours électriques, et de capturer et stocker le CO2 excédentaire. Le CCS et l’hydrogène sont fortement soutenus et développés par nos partenaires – Allemagne, Norvège, Etats-Unis, Japon… Il est indispensable que nos industriels aient eux aussi accès à ces solutions. De fait, dans un document de juillet 2023, le Conseil National de l’Industrie (CNI) indique que les solutions de décarbonation de l’industrie à horizon 2050 sont pour 50% des solutions gaz (CCS, H2, biogaz).
Le système gazier actuel : un atout pour la France
Le système gazier déjà en place en France présente des avantages importants, bien que souvent ignorés :
– Une importante capacité de stockage, d’aujourd’hui 135 TWh, soit environ un tiers de la consommation annuelle de gaz, tandis que les plus gros stockages d’électricité actuels, les barrages hydrauliques de lac, ne peuvent stocker que 3,6 TWh1 soit moins de 1% de la consommation annuelle d’électricité ; se passer des capacités gazières de stockage
représenterait donc un défi très important, notamment pour le passage de la pointe hivernale ;
– Une grande flexibilité et une grande puissance des installations, qui permettent de gérer une pointe de consommation aujourd’hui pratiquement 50% supérieure à celle de l’électricité : ainsi, le 11/01/2024, la pointe a été de 117 GW sur le réseau de GRTgaz, contre 81 GW sur le réseau de RTE2 ; le FSRU installé en un an au Havre a émis 140 GWh par jour à plusieurs reprises en décembre dernier3, soit une puissance moyenne sur ces journées de 5,8 GW soit 3,6 EPR ;
– Une forte disponibilité dans les territoires par un réseau maillé – 32 000 km de réseau de transport opérés par GRTgaz – avec des capacités dont la disponibilité va augmenter du fait de la baisse anticipée des consommations.
En outre, la filière gazière compte plus de 230 000 salariés en 2021, et présente un très fort potentiel de création d’emplois – jusqu’à 170 000 d’ici 2030 selon les scenarii – fortement répartis en régions4.
Le biométhane – méthane renouvelable et bas carbone
Avec une capacité installée en France de 11,7 TWh au 19 décembre 20235 (équivalent de la production annuelle de deux réacteurs nucléaires6), la méthanisation a fait la preuve de ses capacités à se développer. Dès aujourd’hui, tout volume de biométhane produit sur notre sol renforce notre souveraineté énergétique, tout en présentant une facilité d’usage côté client (aucun changement d’équipement n’est nécessaire), un intérêt agronomique7 et en apportant une solution de gestion de certains déchets. Son usage dans l’industrie doit être davantage encouragé, notamment par des dispositions fiscales plus avantageuses.
La production de biométhane peut aussi être assurée par de nouvelles technologies, telles que la pyrogazéification8 et gazéification hydrothermale9, qui apportent de nombreux avantages environnementaux10, et présentent des potentiels importants à long terme, et des projets à court terme. Nous considérons qu’elles devraient faire l’objet de cibles de développement ambitieuses.
Au total, la filière gazière estime que via une utilisation raisonnée des ressources par les filières de méthanisation, pyrogazéification, gazéification hydrothermale et méthanation, la production de gaz renouvelables et bas carbone en France peut atteindre 320 TWh en 205011, volume largement suffisant pour couvrir les besoins dans tous les scénarios.
Enfin, le biométhane est une énergie au plus près des territoires (avec déjà aujourd’hui plus de 600 sites d’injection), que les réseaux gaziers peuvent accueillir à coût modéré : l’étude « avenir des infrastructures gazières » de la CRE parue en 2023 montre qu’à horizon 2050, le coût d’adaptation des réseaux pour l’accueil du méthane renouvelable et bas carbone devrait être plus de dix fois moins élevé que les coûts correspondants dans les réseaux électriques, qui devront engager des centaines de milliards d’euros d’investissement d’ici 205012.
L’hydrogène
Les nombreux avantages de l’hydrogène pour atteindre la neutralité carbone sont bien connus (production et combustion bas carbone, stockabilité, combustion haute température…) et l’hydrogène est largement intégré dans les plans de décarbonation français, allemands et européens – en France, cette énergie est ainsi largement mentionnée dans le projet de Stratégie Française Energie Climat (SFEC), mis en consultation en novembre dernier, et dispose en outre d’une consultation dédiée lancée en décembre (mise à jour de la Stratégie hydrogène). GRTgaz partage un certain nombre des points contenus dans ces documents, notamment la reconnaissance d’un besoin d’une infrastructure de transport à l’échelle nationale, afin de relier les zones de consommation aux zones de production et aux stockages, ainsi que la reconnaissance du besoin d’un cadre réglementaire pour le développement de ces infrastructures. Toutefois, nous soulignons la nécessité de progresser rapidement sur la mise en place d’un cadre régulatoire et de soutien, et la désignation d’un opérateur national de transport d’hydrogène (HTNO).
GRTgaz a vocation à jouer un rôle majeur dans le pilotage d’un schéma directeur du réseau hydrogène, équivalent de nos plans décennaux de développement (PDD) et de son pendant européen (TYNDP), en coordination avec le schéma directeur électrique de RTE – citons à ce propos notre étude commune parue en juillet 202313 et démontrant l’intérêt du développement d’un système hydrogène flexible – et en interaction avec l’Europe de l’hydrogène en cours de création. À ce titre, citons nos projets d’hydrogénoducs avec l’Allemagne : MosaHyc et RhYn, ainsi que le projet H2Med-BarMar, lancé par le Président de la République Emmanuel Macron en décembre 2022 aux côtés des dirigeants Espagnol et Portugais, et qui consiste à relier le Portugal, l’Espagne, la France et l’Allemagne via hydrogénoduc.
Le CCS
Le captage-séquestration du carbone est une solution particulièrement adaptée à certaines industries, en particulier celles dont les émissions sont causées des réactions chimiques spécifiques au process de production (p. ex. production de ciment).
Plusieurs déclarations publiques récentes ont souligné l’importance de cette technologie : « déclaration d’Aalborg » de plusieurs pays Européens en novembre 2023, discours du président Emmanuel Macron le 11 décembre dernier, reprenant notamment les conclusions du rapport du Haut
Conseil pour le climat sur ce sujet…
Il est bien évident que le déploiement du CCS n’est pas une solution pour continuer à utiliser des combustibles fossiles « comme avant », mais atteindre la neutralité carbone sera coûteux et difficile, et on ne peut écarter aucune solution – d’autant que sur le plus long terme, le développement du CCS pour capter les émissions issues de la combustion de bioénergies (BECCS) permet d’envisager des émissions négatives à grande échelle, indispensables à l’atteinte de la neutralité carbone à long terme.
Souveraineté vs autarcie : le rôle des infrastructures de transport
La souveraineté – dont la crise avec la Russie a rappelé l’importance – est la situation d’un pays qui dispose d’un approvisionnement national important couplé à des fournisseurs étrangers diversifiés, et ne doit pas être confondue avec l’autarcie, situation d’un pays qui a fermé ses frontières, et qui court le risque d’une pénurie au moindre problème. Il est important de conserver des infrastructures de transport nous reliant à nos partenaires européens.
Au sein même de la France, il est question de régions autonomes en énergie, ou à énergie positive.
Mais être autonome en énergie ne signifie pas la même chose « en bilan annuel » ou « à tout instant » – il est bien moins couteux de pouvoir compter sur ses voisins en période de tension. En outre, un territoire « à énergie positive » est par définition excédentaire en énergie et a tout intérêt à disposer de capacités « d’exportation » vers les voisins, ce qui montre l’intérêt de conserver des infrastructures de transport au niveau national.
Afin de bien prendre en compte tous ces aspects, de minimiser les coûts totaux et d’offrir un approvisionnement en énergie sûr, un facteur clé de réussite de la réindustrialisation est que les pouvoirs publics et les gestionnaires d’énergie, en particulier RTE et GRTgaz, planifient et élaborent ensemble des schémas directeurs multi-énergie en lien avec les zones de réindustrialisation.
1 Donnée RTE
2 Données RTE-éco2mix et SmartGRTgaz
3 Donnée SmartGRTgaz
4 Étude prospective des métiers et compétences de la filière des gaz, de la chaleur et des solutions énergétiques associées à horizon 2030, EDEC, 2022
5 Donnée ODRE
6 Selon EDF, un réacteur de 900 MW produit en moyenne chaque mois 0,5 TWh, soit 6 TWh/an
7 Cf. par exemple l’avis technique de l’ADEME sur la méthanisation, paru en octobre 2023 : « Cette énergie renouvelable se distingue par sa production continue et les nombreux autres services apportés à l’agriculture et aux territoires. »
8 À partir de biomasse sèche traitée à haute température
9 À partir de biomasse ou de déchets humides ou liquides traités à haute température et haute pression
10 Voir par exemple : https://www.grtgaz.com/medias/actualites/nouvelle-vague-gaz-renouvelables-pyrogazeification-gazeification-hydrothermale
11 https://www.grtgaz.com/medias/actualites/strategie-francaise-lenergie-climat – NB : ce chiffre de 320 TWh n’est pas le potentiel de production maximal, qui est supérieur, mais une cible de production atteignable
12 Cf. Futurs énergétiques 2050 de RTE
13 https://www.grtgaz.com/sites/default/files/2023-08/grtgaz_rte_etudeh2.pdf
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Aurélien Lecaillehttps://lepontdesidees.fr/author/alecailleauteur/
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