Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Au cœur des exilés biélorusses pourchassés

Quel avenir pour l’opposition?

Lorsque la jeune femme vêtue d’un costume noir impeccable se présente devant l’assemblée des exilés biélorusses sur la place Lukiškės à Vilnius par une chaude journée d’août, la foule est galvanisée. Les gens, certains qui portent des drapeaux rouges et blancs autour de leurs épaules, d’autres avec des affiches représentant le président biélorusse Alexandre Loukachenko comme un cafard moustachu, crient « Prezident Sveta ! », avec force et conviction.

Svetlana Tikhanovskaïa, s’est affrontée à Loukashenko lors des élections présidentielles biélorusses du 9 août 2020. Au premier anniversaire de cette élection, elle est accompagnée par la Première ministre lituanienne Ingrida Šimonytė et deux parlementaires de la Lettonie et de l’Estonie- « des frères baltes », mais elle a l’air étonnement seule. La cheffe de l’opposition biélorusse semble s’évader mentalement pour un instant lorsqu’un orchestre joue une chanson d’une tristesse infinie et un papillon trace son chemin dans l’air. Sous un chaud soleil et le regard intense des autres Biélorusses en exil, Tikhanovskaïa s’apprête à faire son discours. « Il y a un an, la Biélorussie a fait un choix », elle déclare : « Nous n’avons pas choisi d’être à l’extérieur du pays, de perdre des concitoyens, d’écrire des lettres à nos parents et amis en prison. Le 9 août 2020, nous avions reconnu que l’avenir de notre pays natal est entre nos mains ». Les gens se pressent pour voir la dirigeante qu’ils ont choisie, au son de « Zhyve Bielarusse ! » (« Vive la Biélorussie ! »)

Des centaines de milliers des biélorusses sont regroupés autour de Svetlana Tikhanovskaïa à Vilnius, pour lesquels Tikhanovskaïa devrait être leur présidente dans une nouvelle Biélorussie libre et démocratique. La réalité est tout le contraire : Loukachenko s’agrippe au pouvoir, soutenu par le gouvernement russe, les biélorusses qui ont fui le pays pour éviter la répression s’enlisent pour leur part dans un exil de long terme. L’un de ses exilés, Aleksy Dziackawcki, est le directeur de Belsat, une station de télévision bannie par Lukachenko. Se projetant dans un avenir incertain, il déclare : « des changements arriveront en Biélorussie tôt ou tard, et quand cela arrivera, ma patrie aura besoin des professionnels des médias. Il n’y a aucune télévision indépendante en Biélorussie, il y a seulement de la propagande. Un jour, j’irai apporter mon soutien et j’amènerai mes collègues avec moi ».

Vilnius, la capitale de la Lituanie est à 200 kilomètres de Minsk, la capitale biélorusse. La distance déjà courte entre les deux capitales a semblé se rétrécir lorsque Loukachenko a commencé à envoyer des migrants d’Afrique et du Moyen-Orient à travers la frontière avec la Lituanie en guise de représailles pour l’accueil offert par le petit pays balte à l’opposition démocratique biélorusse. Le but de Lukachenko, d’après Maximas Miltas, professeur à l’Université européenne des humanités de Vilnius, est « d’imposer un doute sur le consensus politique en Lituanie et en Pologne, afin de changer leur politique étrangère ». Le 30 septembre 2021, la Pologne a dû refouler un total de 601 migrants de sa frontière avec la Biélorussie. Tikhanovskaïa, lors d’une interview avec Deutsche Welle quelques jours plus tard, a insisté pour rendre responsable le régime de cette crise migratoire afin d’arriver à des négociations avec l’Union européenne, précisant qu’il ne fallait surtout pas négocier avec un « régime terroriste » qui tenait 9 millions de personnes en otage.

Nos ancêtres

Le drame biélorusse est intimement personnel aux yeux des Lituaniens non seulement pour des raisons géographiques mais aussi historiques. Au 16ème siècle, les terres qui sont finalement devenues la Biélorussie appartenaient au « Grand-Duché », un État européen qui a duré du 13ème siècle jusqu’à 1795. À son apogée, le Grand-Duché s’étendait de la Baltique à la mer Noire et de Vilna (Vilnius) et Polatsk au nord à Smolensk et Kiev à l’est. « Certes, nous sommes ici comme des invités et nous aurions préféré rester à Minsk », m’a précisé Alexander, un biélorusse venu à Vilnius avec sa copine, « mais ce n’est pas comme si nous étions en Allemagne ou au Danemark. Vilnius est comme Grodno ou Bialystock, nos ancêtres ont également vécu ici et nous ne nous sentons pas comme si nous étions dans un pays étranger ».

Un soir d’août, Nastassia Jaumen, une journaliste indépendante installée en Lituanie depuis quinze ans, m’invite à un vernissage à la Maison biélorusse, où nous convenons de discuter de la situation actuelle en Biélorussie tout en examinant les œuvres d’art d’artistes biélorusses. « Les Biélorusses », énonce Nastassia lorsque nous nous promenons dans la galerie, « sont mentalement incapables d’enfreindre la loi. Il y avait un homme qui a enlevé ses chaussures pour se tenir debout sur un banc lors d’une manifestation contre le régime de Loukachenko en août dernier. C’est pour cela que la démocratie est si difficile à réaliser dans notre pays. Mais le cercle de ceux qui ont une raison de haïr le régime s’élargit de plus en plus. De nombreux hommes ont été battus ou maintenus en prison dans des conditions inhumaines. En conséquence, les gens sont très en colère ».

Le drapeau rouge et blanc, comme la langue biélorusse, est un sujet controversé en Biélorussie. En 1995, peu de temps après son arrivée au pouvoir, Loukachenko a organisé un référendum qui consistait à utiliser des versions modifiées du drapeau et de l’emblème national biélorusses soviétiques, au lieu du drapeau blanc-rouge-blanc et le Pahonie du Grand-Duché.

En ce qui concerne la langue, le russe a reçu le même statut que le biélorusse suite au référendum et aujourd’hui seulement 5% des biélorusses parlent le biélorusse dans la vie quotidienne. Les biélorusses, bien que sous une sorte d’hypnose collective créée par la peur, avaient conscience qu’un état autoritaire était en train de s’établir sous leurs yeux. « Quand Loukachenko a changé le drapeau, j’avais douze ans. Je me mettais à lire le média indépendant en ligne, comme beaucoup d’autres biélorusses, en changeant le VPN (réseau privé virtuel) et me connectant au VPN d’un autre pays », m’a relaté Aleś Zarembiuk, directeur de la Maison biélorusse à Varsovie.

Plus tard dans la soirée à la Maison Biélorusse de Vilnius, je rencontre un groupe d’exilés biélorusses assis autour d’une table recouverte des restes de la soirée : verres à moitié vides de vin blanc, emballages de bonbons et bols de biscuits à la cannelle. Ils parlent avec animation en russe, échangeant des histoires comme de vieux amis qui se sont connus toute leur vie. Parmi eux, il y a Aleś, énigmatique dans sa chemise blanche immaculée qui contraste avec deux ou trois jours de barbe et des yeux tristes. Il se porte volontaire pour raconter son histoire et commence par dire qu’il est venu à Vilnius il y a un mois. Intervient Alexy, se moquant de l’anglais d’Aleś, et ce dernier accepte que ses paroles soient interprétées en anglais. Aleś se lance, déchaîné dans sa langue maternelle russe, dans un récit elliptique des événements qui l’ont conduit dans la capitale lituanienne.

La saga commence quand Aleś a rencontré sa fille alors qu’il était en prison et qu’elle avait déjà trois ans.  C’était dans les années 2000, lorsque les structures autoritaires étaient déjà bien en place en Biélorussie. Vingt ans plus tard, il vit un autre passage en prison après avoir activement participé aux manifestations suite aux élections. Il me montre alors une photo sur son téléphone de lui et d’Aleksandr Pomidorov, un célèbre musicien en Biélorussie. Ils ont tous les deux l’air sale et hirsute après avoir été libérés de prison, mais ils sourient tous les deux et lèvent les poings en l’air. Après avoir été libéré de prison, Aleś savait que son nom figurait sur la liste du KGB et il s’attendait à une troisième arrestation. Un jour, en regardant par la fenêtre depuis chez lui, il a vu des forces de police à l’extérieur de l’appartement. Paniqué, il est descendu du 8ème au 2ème étage, a sauté par la fenêtre, est tombé dans les buissons et s’est enfui. Il a passé plusieurs jours caché dans les gares, attendant à être rattrapé par la police. Le fugitif a finalement traversé la frontière avec la Lituanie à pied, m’affirmant qu’il connaissait les gardes-frontières, qui l’ont laisser entrer.

De chez lui, sa femme lui a envoyé une photo d’un mandat d’arrêt qui était arrivé, un document officiel le condamnant à sept ans de prison. Le verdict tombé, Aleś a compris qu’il ne pourrait jamais revenir, et qu’il faudrait trouver un chez-soi ailleurs.  « La Maison biélorusse est ce qui touche mon histoire, ma culture. C’est pourquoi, je me suis porté volontaire pour aider à sa construction. Toute ma famille est en Biélorussie : mon fils, ma fille, ma femme. J’y retournerais dans une minute si je pouvais », conclut-il.

Ensemble

Un vendredi soir, je fais le chemin pour voir la cérémonie qui se déroule chaque soir à vingt heures devant l’Ambassade de Biélorussie en hommage aux victimes du régime. Le bâtiment diplomatique est dans un endroit excentré situé sur les hauteurs de la ville. Sur place, il n’y a pas d’activistes, juste quelques passants qui jettent un regard sur le mémorial au pied du portail orné de bougies éteintes et de photos des biélorusses tués ou disparus. De nouvelles photos ont été ajoutées au cours de la semaine, et notamment de Vitaly Chychov, un militant biélorusse retrouvé pendu dans un parc à Kiev. Des gouttes de pluie coulent sur le cadre en verre représentant Chychov et donnent l’impression qu’il pleure. Un vent glacial et la nuit qui tombe me poussent à quitter le quartier et descendre vers les lumières du centre-ville.

Je m’arrête au Pavilonis Bar, un bar disco avec un pavillon surplombant une végétation dense et sauvage. Andrei Vaitovich, journaliste et auteur du documentaire « Razam » (« Ensemble »), une élégie à la jeunesse biélorusse et à sa quête de démocratie, vient me rejoindre. Exilé, Vaitovich a grandi dans la ville de Svietlahorsk et travaillé dans un journal local dès l’âge de seize ans. « En 2010, je suis allé à Minsk au moment des élections présidentielles. Si vous n’étiez pas sur le terrain, vous ne pouviez pas voir que le régime pouvait être violent. La manifestation qui a suivi les résultats des élections a été énorme car des personnes de tout le pays sont venues pour y participer. Il y avait une foule gigantesque mais en 2-3 heures, le public était dispersé par la police. Le matin, quand j’ai pris le bus pour rentrer chez moi, il y avait un silence total et une ambiance très lourde ».

Les gens en Biélorussie sont tétanisés, en particulier ceux qui ont été détenus l’été dernier, soutient Vaitovich. Le jeune journaliste et exilé reste convaincu que la situation économique en Biélorussie va se détériorer. Pour lui comme pour beaucoup d’autres exilés, les présages de l’écroulement du régime sont là: l’arrêt de l’avion Ryanair en plein vol afin d’arrêter le dissident biélorusse Roman Protassevich, la tentative du régime de renvoyer la sprinteuse biélorusse Kristina Timanovskaya chez elle pendant les Jeux olympiques de cet été suite aux critiques visant le gouvernement biélorusse et ses officiels sportifs, les nombreuses visites de Loukachenko en Russie pour rencontrer Poutine. Nous buvons tous les deux une gorgée de bière et méditons sur l’avenir de la Biélorussie quand les paroles de la chanson inhabituellement sombre, “If I had a heart” (« Si j’avais un cœur ») de Fever Ray résonnent du bar, où une géante boule disco tourne follement en l’air. S’il y avait un refrain au nom du dictateur de Minsk et à son attachement profond au pouvoir, il se trouverait dans cet air de musique:

Cela ne finira jamais parce que je veux plus

Plus, donne-moi plus

Si j’avais un cœur je pourrais t’aimer

Si j’avais une voix je chanterais

Après la nuit quand je me réveille

Je verrai ce que demain m’apportera. »

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