Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Cet universel dont on nous repaît les oreilles est un universel abstrait

Il est étonnant, voire stupéfiant, d’assister aux offensives contre le wokisme, l’intersectionnalisme, le racialisme et autres néologismes construits à partir de concepts forgés dans le cadre de luttes sociales aux seules fins, bien sûr, de les délégitimer, opérations qui rappellent le dénigrement visant les revendications ouvrières du XIXe siècle où la grève était assimilée au mieux au signe d’une paresse, au pire à celui d’un terrorisme, au point que l’on s’attend à ce que certains réclament, peut-être pas comme hier l’intervention de l’armée, mais des mesures strictes pour éliminer des médias et des Universités les adeptes de cette idéologie supposée destructrice.

            Le problème, c’est qu’il ne s’agit pas d’une idéologie. La pensée « woke » signifie simplement l’éveil de quelqu’un aux injustices qu’il subit comme le formule Martin Luther King en 1965, et sous ce rapport il convient à ceux qui endurent une discrimination professionnelle et sociale, voire un regard méprisant, du fait de la couleur de leur peau, de leur orientation sexuée ou de leur réalité de femme. L’« intersectionnalité » est un concept forgé en 1989 par Kimberlé Crenshaw pour tenir compte de l’amplification de la violence subie au prorata de la multiplication de ses impacts à l’exemple de ce que supporte une ouvrière au titre de femme, d’afro-américaine et de lesbienne. Semblablement, le concept de « racisation », « racisé », élaboré par Colette Guillaumin en 1972, vise à souligner la violence qui suit d’être assigné au titre de la couleur de sa peau à une race, c’est-à-dire à une entité ontologique imaginaire dévalorisée, honnie, car, bien sûr, dans le réel il n’y a pas de race qui serait distinguable comme telle, comme si la couleur de la peau était le corrélat de capacités intellectuelles, psychologiques, etc., innées.

            J’ai suffisamment entendu sur mon divan les effets d’être réduit à une race, à une orientation sexuée ou à sa réalité de femme, voire à son origine lumpenprolétarienne (à l’exemple du mouvement des Gilets jaunes récent) que je ne peux que confirmer la validité de ces trois concepts pour permettre la compréhension de ces violences et surtout leur élaboration, de manière à s’en arracher puisqu’une psychanalyse ne consiste pas seulement à s’affranchir des déterminations de l’environnement familial, mais aussi des déterminations de l’environnement social. En un mot, à la fin d’une cure, une analysante lesbienne d’origine africaine devient plutôt hermétique aux discours misogyne, homophobe et racisé désormais dénués de toute force performative et ne renvoyant qu’à l’incurie de leurs énonciateurs.

            Car, bien sûr, ces catégories supposées ontologiques de race, d’orientation sexuée et de femme sont vides de toute pertinence et ne sont apparues que très récemment, vers le milieu du XIXe siècle pour les deux premières (Gobineau 1855, Kertbeny 1868), un peu plus tôt pour la troisième (Pierre Roussel 1775), non qu’avant on ne voyait pas qu’il y avait des hommes blancs, noirs et jaunes, des hommes qui aiment les hommes ou des femmes qui aiment les femmes, des êtres humains mâles et d’autres femelles, mais que ces distinctions n’étaient pas considérées comme étant la traduction de distinctions ontologiques. Ainsi les Égyptiens anciens n’avaient aucun préjugé racial, homophobe et misogyne, les Romains aucun préjugé racial et homophobe, et les Européens aucun préjugé racial jusqu’au XVe siècle.

            Bien sûr, les contempteurs de ces concepts crient à la forfaiture : il y aurait, disent-ils, un manque de loyauté à l’égard de l’universel et un renvoi vers les différences de chacun. À la bonne heure. Mais, cet universel dont on nous repaît les oreilles est un universel abstrait, véritable fiction née au XVIIe siècle à la suite de la naissance de la science galiléenne : la loi de la chute des corps n’est vraie que si et seulement si on compte pour négligeable la réalité effective des corps réduits désormais à leur seule masse (leur résistance à l’air, c’est à dire leur forme, et leur constitution étant considérées comme nulles) et si l’on compte pour négligeable leur environnement (la pesanteur n’est plus prise en compte). Dès lors, les hommes vont être égalés à quelques capacités supposées présentes chez tous en naissant et l’on tiendra pour négligeables leurs conditions effectives de vie. Un pauvre, comme le dit si bien Mandeville, est simplement un incontinent qui n’utilise pas à bon escient son intelligence comme sa volonté et donc nulle compassion doit lui être témoignée car elle ne ferait que renforcer son vice. Oui, mais le racisme ? Il faut bien légitimer la traite pour permettre l’exploitation de la canne à sucre et du coton, donc on déniera toute intelligence aux Africains, aux Asiatiques puis aux Arabes. Oui, mais l’homosexuel ? Oui mais la femme ? Il faut bien légitimer la nouvelle conception de la vie amoureuse réduite à la seule reproduction de l’espèce pour assurer le développement de la classe ouvrière afin de faire tourner les manufactures et les mines.

            Le seul universel qui vaille est concret ; c’est celui jus naturaliste des droits de l’homme : que chacun, quelle que soit sa couleur de peau, son orientation sexuée, sa réalité biologique de mâle ou de femelle, soit considérée a priori selon ses capacités réelles et non à partir de préjugés raciaux, homophobes, misogynes ou de classe.

            Mais, les contempteurs vont répliquer : Pourquoi ces concepts surgissent maintenant ? Ah, quelle bêtise ! Ne savent-ils pas que depuis le début du XXe siècle, le marxisme-léninisme avait un statut de paradigme hégémonique pour exprimer les revendications des opprimés ? C’est-à-dire que pour exprimer la violence subie au titre d’une assignation de race, au titre d’une assignation d’orientation sexuée ou au titre d’une assignation de femme, il était convenu de la situer à partir d’un discours d’oppression économique : c’est parce que l’Africain, l’Asiatique ou l’Arabe était moins bien payé que le Blanc qu’il devait revendiquer, c’est parce que l’homosexuel était moins payé que l’hétérosexuel qu’il devait revendiquer, c’est parce que la femme était moins bien payée que l’homme qu’elle devait revendiquer, et non pour la violence raciale, la violence homophobe ou la violence misogyne subie.

            Lorsque Frantz Fanon publie Peau noire, masques blancs en 1952, non seulement le livre n’a aucun succès, mais le Parti Communiste le réprimande : qu’est-ce que c’est que cette revendication racialiste ?

Puis l’effondrement de l’URSS a mis en cause l’hégémonie du marxisme-léninisme rendant possible l’expression de la violence subie au titre de la racisation, de l’homophobie et de la misogynie. C’est dire qu’aujourd’hui il reste à écrire une suite au livre de Fanon Les Damnés de la terre au titre du racisme, de l’homophobie et de la misogynie ; ce sont ces livres qu’écrivent en ce moment les Black Lives Matter, les LGBTQIA+ et #Me Too.

Que les contempteurs de ces mouvements les prennent en compte : ils appartiennent à l’ancien monde, celui de l’universel abstrait, et non au nouveau monde, celui de l’universel concret, qui est déjà en train de se construire, là, sous nos yeux.

 

 Intervention au séminaire ADAPES Passages, Identité, races, minorités, 8 février 2022.

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Psychiatre, psychanalyste, docteur en philosophie

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