Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Faut-il en finir avec le marché intérieur de l’électricité et du gaz ?

La guerre en Ukraine est un séisme mondial, qui remet en cause tous les équilibres hérités de la paix après la seconde guerre mondiale. Cette évidence doit-elle pour autant conduire à remettre en cause le marché intérieur du gaz et de l’électricité ?

Le marché intérieur est un espace de libre circulation qui interconnecte les marchés nationaux pour assurer, entre autres objectifs, la sécurité des approvisionnements dans l’Union européenne. Pour ce faire, l’Union européenne a commencé dès 1996 à réorganiser les marchés nationaux du gaz et de l’électricité pour démanteler les anciens monopoles et redessiner une régulation pour que la sécurité des approvisionnements soit assurée au niveau de l’Union plutôt que de chacun des Etats membres. L’avantage de cette réforme est d’interconnecter les marchés pour éviter qu’un Etat membre n’assume seul sa souveraineté énergétique, ce qui renforce en principe la sécurité des approvisionnements pour l’ensemble des Etats membres. Négocier dans le marché intérieur permet, depuis 1996, de créer un choc d’offre sur les marchés du gaz et de l’électricité en démultipliant les offreurs bien au-delà des anciens monopoles publics. Pour faire diminuer la dépendance aux énergies fossiles, l’Union européenne opte par ailleurs pour une promotion des énergies nouvelles et renouvelables dont la caractéristique est d’être une source d’énergie indigène et une énergie « verte ».

La principale critique adressée à cette réorganisation est que le prix du gaz et de l’électricité pour les consommateurs a tendance à augmenter et ce fortement depuis 2022, pour diverses raisons qui sont bien évidemment attisées par la guerre en Ukraine. Celle-ci souligne de manière dramatique une deuxième critique jusque-là moins relayée contre le marché intérieur, celle de la trop grande dépendance d’une partie de l’Union au gaz russe. Les candidat.e.s à la présidence de la République en France ont alors rivalisé de mots pour appeler à la réforme (la République en Marche ou les Républicains) voire à la sortie de la logique de marché (pour Reconquête).

Faut-il pour autant abandonner le marché intérieur ? Sans analyser comment ce retour au national pourrait concrètement se faire, ce qui semble aussi difficile que le Brexit, on peut partager le constat que le retour aux souverainetés énergétiques nationales ne résoudra pas l’enjeu de la sécurité des approvisionnements. Un Etat membre seul n’est en effet pas de taille à affronter le « gros temps » de la planète. Même la France, grand Etat membre doté d’un bouquet énergétique à majorité nucléaire, ce qui la rend moins vulnérable, ne peut pas garantir un approvisionnement en énergie tout au long de l’année et elle compte sur des achats dans d’autres Etats membres pour satisfaire la demande des clients. Ce que souligne la crise énergétique actuelle c’est que la protection en droit de l’UE de la capacité pour chaque Etat membre de définir son bouquet d’énergies conduit parfois à diminuer la sécurité des approvisionnements quand elle permet à un Etat de dépendre trop lourdement d’un seul et même Etat tiers. En ce sens, les Etats ont besoin de davantage de marché intérieur !

Les besoins essentiels, d’abord

L’adoption d’un récent décret, le 7 avril 2022, qui anticipe une éventuelle pénurie de gaz en modifiant le Code français de l’énergie traduit bien les avantages de l’interdépendance. Afin de sécuriser l’approvisionnement des sites sensibles (hôpitaux, bâtiments scolaires, installations militaires…) et le chauffage au gaz des particuliers, est ainsi créé un nouveau chapitre refondant le « délestage de la consommation de gaz naturel ». Apparaissant comme une solution de dernier recours, le décret prévoit que les gros consommateurs (ayant eu une consommation de gaz naturel supérieure à 5 gigawattheures) seront les premiers sollicités pour un éventuel délestage. En effet, selon un nouvel article R. 434-5, les gestionnaires des réseaux de transport et de distribution de gaz naturel devront, en cas de crise, délester les consommateurs de gaz naturel dans un ordre de priorité clairement défini pour faire baisser la consommation nationale. Ainsi, ce sont tout d’abord les centrales de production d’électricité à cycle combiné gaz de plus de 150 MWe, « jusqu’au niveau d’alimentation susceptible de remettre en cause la sécurité d’approvisionnement en électricité » qui seront sollicitées ; puis les consommateurs de gaz naturel consommant plus de 5 gigawattheures par an et n’assurant pas des missions d’intérêt général liées à la satisfaction des besoins essentiels de la nation (ce qui vise notamment les grands sites industriels mais aussi et les grands bâtiments tertiaires tels que les centres commerciaux, les salles de spectacle, les stades…) ; enfin les autres consommateurs de gaz consommant moins de 5 GWh (bâtiment collectif résidentiel, résidentiel individuel, tertiaire, commerces, petits industriels…). Pour ce faire, le décret prévoit un travail préliminaire d’identification : ainsi les gestionnaires de réseaux devront mener tous les ans une enquête auprès de leurs grands clients afin de mesurer les conséquences qu’entrainerait un éventuel délestage. Par ailleurs, les préfets sont chargés, d’établir par arrêté préfectoral, non seulement les listes de clients consommant plus de 5 gigawattheures mais surtout d’identifier les consommateurs et assurant des missions d’intérêt général liées à la satisfaction des besoins essentiels de la nation qu’il faudra préserver du délestage.

Mais, indépendamment de la crise ukrainienne et de la question du gaz, s’agissant de l’électricité elle-même, la France ne peut pas compter sur ses propres ressources et droit avoir une logique de marché intérieur. Ainsi, selon RTE, l’année 2021 a compté 78 journées avec un solde journalier importateur, soit 35 journées de plus qu’en 2020. L’interconnexion des marchés et des réseaux est certes un facteur de diffusion d’une crise d’approvisionnement d’un Etat sur tout le marché intérieur, mais elle conditionne aussi une régulation collective d’une crise. Le marché du gaz comprend ainsi depuis 2017 une logique de solidarité régionale. La France appartient à 3 régions, définies en fonction des risques de coupure de gaz et de ses effets tout au long des gazoducs pour la route orientale, la route de la mer du Nord et enfin celle de l’Afrique du Nord. Ces régions déterminent la mise en œuvre des obligations de solidarité : si l’Allemagne faisait face à une coupure de l’approvisionnement en gaz au point de mettre en danger ses services protégés (clients résidentiels, PME ou services sociaux), la France devrait diminuer sa propre consommation de gaz, y compris en mettant à l’arrêt des industries énergivores.

Le même esprit de solidarité permet à l’UE de s’engager dans des achats de gaz naturel, de gaz liquéfié et d’hydrogène en commun pour renforcer sa résilience et du même coup sa dépendance aux approvisionnements russes comme l’a décidé le Conseil européen du 25 mars 2022. L’idée est une coopération volontaire des Etats, sous la houlette de la Commission pour négocier ou renégocier des contrats d’achat commun à long terme. Le Conseil européen a également insisté sur la mise en œuvre des obligations de stockage de gaz, au niveau de 80 % des capacités en novembre 2022, pour faire face à la consommation hivernale.

 

Marché intérieur et Green Deal

Le Green Deal européen est un autre texte porteur de changements majeurs, particulièrement en rendant la neutralité carbone obligatoire en 2050 et en promouvant par exemple le principe « ne pas nuire » dans toutes les politiques publiques. La transition énergétique n’est donc plus une option du point de vue juridique. Du point de vue politique, la crise énergétique majeure vécue depuis quelques semaines rend plus nécessaire le sevrage de gaz russe au profit d’une diversification tant des ressources que de leur provenance. C’est ce qui explique que l’UE se tourne vers le gaz liquide américain ou vers l’hydrogène dont la production aurait l’avantage d’être indigène. Tout consiste alors à choisir ses dépendances.

Reste entière la question de savoir ce qui remplacerait le gaz russe : une plus grande sobriété, une augmentation des ENR, un réinvestissement dans d’autres gaz (hydrogène) ou dans le charbon (ce qui se passe actuellement) ou le choix de la France de réinvestir sur le nucléaire. On peut observer que la taxonomie verte décidée début 2022 par l’UE prend ici tout son sens : les investissements privés peuvent être orientés dans le nucléaire. Le gaz avait été négocié par l’Allemagne comme énergie de transition. La guerre russe a mis fin à cette possibilité, du moins au profit de gaz utilisant les gazoducs russes (faisant au passage une autre victime, le gazoduc Nordstream 2, dont la construction a été reportée sine die dans les tous premiers jours du conflit). Le Green Deal n’aboutit ainsi pas à mettre en cause la logique du marché intérieur. Celui-ci reste considéré comme nécessaire pour donner les bons signaux aux investisseurs dans le New Market Design choisi pour le marché intérieur de l’électricité en 2019. Le marché est reconfiguré par un rôle actif du consommateur et une production décentralisée de l’électricité. Ce schéma ne semble pas remis en cause par la crise actuelle.

Le marché reste aussi privilégié dans les instruments de lutte contre les prix très hauts. Il faut d’abord souligner que le prix de l’électricité dépend dans le marché intérieur de celui du gaz. Le lien n’est pas de nature réglementaire ; il découle de la mobilisation, en cas de pointe de consommation, à des ressources d’énergie mobilisées pour y faire face. On fait appel aux sources de production par ordre de coût croissant : d’abord les énergies renouvelables (le solaire et l’éolien), puis l’hydraulique, le nucléaire et en cas de forte demande les centrales à gaz, pour assurer la production d’électricité qui ne se stocke pas ou encore très imparfaitement. Pour ne pas indexer l’électricité sur le gaz il faudrait donc supprimer le recours au gaz, ce qui suppose d’éviter le pic de besoins, ce qui peut se faire par de la sobriété dans la consommation et des incitations aux consommateurs comme l’a fait RTE fin mars 2022 en France. Le Green Deal impose aussi une transition juste, qui prend en charge les effets sociaux des nouveaux choix énergétiques. C’est pour cela que la France n’a pas proposé de mettre fin au marché intérieur, mais a proposé dans son plan de résilience une remise carburant pour les particuliers et les professionnels, qui s’ajoute au bouclier tarifaire décidé en fin 2021.

Le dernier rapport du GIEC souligne que l’urgence climatique commande de réduire la consommation d’énergie et pas seulement de la verdir : « Nous pouvons y arriver car il faut réduire notre consommation d’énergie et c’est possible si les investissement publics et privés s’en donnent les moyens ». Il faut donc que les investissements aillent dans le sens de cette sobriété. Cela suppose de travailler l’acceptabilité sociale de cette option, comme de toute évolution des bouquets énergétiques nationaux ou locaux. Peut-être est-il donc temps d’entendre l’urgence écologique ; un changement de climat politique en somme !

 

Frédérique Berrod et Bruno Trescher sont professeur(e)s à l’université de Strasbourg et co-organisateurs du Forum franco-allemand (FFA) sur les Territoires et les Mobilités.

Plus de publications

Vice-présidente Finances, Université de Strasbourg

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Vice-Doyen en charge de la filière AES, Responsable du Master DGEDD (Droit et gestion de l'énergie et du développement durable)

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