La haine des juifs


On écrit toujours pour réparer une souffrance, une douleur, un traumatisme. Pas pour l’effacer, plutôt pour éviter que le souvenir ne fasse écran avec la vie, la joie de vivre à laquelle nous aspirons pour poursuivre un chemin d’espoir. Ce qui n’est pas simple dans ce monde conflictuel, aliéné de lui-même et par lui-même, livré à des débordements racistes et antisémites à un niveau de sonorité bestiale rappelant les périodes où la bête immonde saccageait l’humanité. Quand la place de l’Etoile était souillée par l’indignité des noires actions des hommes et le souffle éradicateur des démiurges antisémites.
Oui, il n’est pas tranquille d’entendre parler jour après jour des juifs dans des termes scabreux, pas seulement en France, aussi dans les autres pays démocratiques dits civilisés (ailleurs, qui s’en soucie), de clouer au pilori Israël comme s’il s’agissait d’évincer le renard du poulailler, de se familiariser avec une litanie macabre de ismes : antisémitisme, antisionisme, antijudaïsme, … Cette atmosphère nauséabonde et malsaine pouvait selon les moments tétaniser nos méninges ou au contraire faire monter la colère en questionnant jusqu’au plus profond de l’intimité de l’être : pourquoi ce désamour pour le peuple juif, pour Israël, pour cet esprit juif qui vient de loin et qu’aucun mauvais vent n’a pu annihiler.
L’encre de la plume n’était pas bleue-horizon, elle interrogeait l’intranquillité de ce désamour perçu comme une injustice, une blessure, une punition. Lorsque survint le 7 octobre 2023 et le pogrom perpétré par le Hamas sur les villes du sud d’Israël, le ciel du monde s’obscurcissait d’une nouvelle Shoah, une Shoah orientale s’abattant sur Israël après la Shoah occidentale décimant six millions de juifs d’Europe. Le « plus jamais ça » avait ressurgi et la guerre avec qui devait faire des milliers de victimes palestiniennes à Gaza. Le désamour auquel s’exerçai ma plume avait explosé en tension, de partout la clameur antisémite résonnait en haine des juifs, une haine dont la cristallisation en écume de civilisation emportait tout sur son passage : les juifs, Israël, la place de l’Etoile. La dette à l’égard de ce vieux peuple, dont une partie d’entre eux avait créé un Etat en 1948 doté d’attributs politiques et militaires, devait-elle justifier le retour du soupçon, de l’opprobre et de la mise à l’écart ? C’est bien d’un retour de haine dont il s’agissait, mon livre s’intitulerait « La haine des juifs »[1].
Une rumeur
L’antisémitisme, une histoire ancienne, un problème permanent et qui conjugue les lubies et les ressentiments de l’air du temps et du brouillage de l’histoire. En vue de discerner les sources de ce fléau de civilisation, on a coutume de se référer au publiciste qui a forgé ce terme à la fin du XIXe siècle en Allemagne en 1879, Wilhelm Marr, à la vérité le refus des juifs, la haine des juifs, l’exclusion des juifs, l’antijudaïsme, la judéophobie, toute cette sémantique de mise à l’écart d’un peuple vieux de quelques millénaires est ce que le philosophe Adorno a décrit comme « une rumeur qui court toujours ». Pourquoi rumeur ? Tout simplement parce qu’il n’y a aucune explication rationnelle à cet antisémitisme ubiquitaire et qui défie le temps, qui se diffuse tel un virus résistant au progrès, à l’éducation, à l’histoire. Tel un poison abstrait et protéiforme, ces « haines abstraites » comme a pu dire Raymond Aron, la projection de la frustration des individus implorant à travers l’antisémitisme un « grand mythe explicatif » selon Sartre, voire en identifiant l’antisémitisme comme n’étant au fond que de l’antichristianisme d’après Freud. Après tout, Jésus était juif. En somme, on voudrait croire et faire accroire que 15 millions de juifs, je ne sais pas si le peuple juif a dépassé ce nombre au cours des siècles bien que la Shoah en ait décimé 6 millions, viendrait gêner actuellement les 8 milliards d’individus de la planète dont deux milliards de musulmans pour leurs singularités religieuses, culturelles, socio-économiques et politiques. Et même nationalistes, pourquoi en serait-on épargné ? Vous l’avez compris, le juif sert de prétexte à tout ce qui dysfonctionne, tout ce qui scintille et ce qui obscurcit. Seulement, s’il n’y a aucune raison à l’antisémitisme, il est une dette interminable et causale qu’on examinera plus avant et de tragiques conséquences, les juifs ont subi dans leur chair, dans leurs traditions, dans leur religion, dans leur perspectives d’avenir et dans leur vie quotidienne les affres et les brimades, les crimes génocidaires aussi, résultant des forfaits de la civilisation et des révoltes populaires. C’est pourquoi, ce n’est pas une coïncidence fortuite, si le crime contre l’humanité, un crime de civilisation a été évoqué à l’origine après l’extermination des juifs d’Europe, lors du procès de Nuremberg. Cette tragédie récurrente qu’est l’antisémitisme, par sa durée et ses métamorphoses, interpelle l’histoire et la mémoire, nous rappelant sans relâche à un devoir de responsabilité pour garder un cap de civilisation face à toutes les tentatives d’ensauvagement des sociétés.
L’antisémitisme dans le temps
L’historien Pascal Ory date l’antisémitisme du christianisme (peuple déicide…) comme une source originelle et religieuse. Il y a lieu de penser, à l’instar d’autres observateurs avisés que sa généalogie est plus ancienne et plus variée. On en trouve des traces dans l’Antiquité grecque, puis romaine, voire dans d’autres civilisations, faisant reproche au peuple juif (nommé selon les époques : judéen, hébreu, …) d’avoir des rites contraires aux autres peuples. La persistance sans fin de la haine du juif s’apparente à une histoire aussi interminable – par sa durée – que terminable dans ses diverses expressions : antijudaïque et antibiblique, biologique et racisée, anticapitaliste, avant-gardiste, colonialiste… et même génocidaire par son accointance au sionisme et à Israël. Une variante idéologique s’est faite jour après le 7 octobre 2023, la haine du juif se calquant sur l’exhortation du palestinien comme figure rédemptrice de l’humanité. Les cortèges scandant « from the river to the sea » (un État palestinien du Jourdain à la Méditerranée) expriment le souhait d’effacement d’Israël pour faire émerger une Palestine rédemptrice d’un nouvel ordre mondial.
La liturgie juive n’est pas avare du recensement des exactions antisémites et mêmes génocidaires antérieures à notre ère de civilisation : dans la Hagada de Pessah (récit de la captivité des Hébreux dans l’Egypte pharaonique), les Hébreux esclaves du Pharaon engagèrent leur libération sous la protection de Yahvé, qui dût recourir à frapper les Egyptiens des « dix plaies » pour faire céder le despote ; dans la Méguilla de Pourim (autre récit liturgique), sous le règne d’Assuérus, son gouverneur Aman propose rien de moins que l’extermination génocidaire des juifs… qui échoua du fait de la séduction opérée par Esther (sur instruction de Mardoché) sur la personne du roi de Babylone au IVe siècle avant JC. Dans cette lignée macabre des persécutions, se produisirent les croisades de l’Occident chrétien (Rhénanie…), les massacres d’Orient (Almohades…), la Shoah, …, le 7 octobre 2023. Cette litanie de l’horreur qui caractérise la permanence d’un antisémitisme qui ne s’embarrasse ni des limites du temps et pas plus de l’espace, livre un triste savoir sur les bas-fonds d’une humanité cherchant à faire expier aux juifs une lourde dette contractée à leur égard durant des siècles. Et sans autre remboursement possible, que la perpétuation d’un châtiment de mise à l’index d’un peuple et de ses valeurs.
Distinguer entre Israël comme Etat et le peuple juif
Dans la mesure où l’antisémitisme et l’antisionisme font cause commune et sont entremêlées dans les manifestations, les politiques et les sociétés, une distinction s’impose entre Israël comme un Etat qui date de 1948 et le peuple juif dont l’histoire est plurimillénaire. Au-delà de cette échelle de temps et à l’instar de ce que l’on observe ailleurs dans le monde, les peuples ne sont pas calqués sur une étendue spécifique de territoires, la libre circulation des personnes accroit le poids démographique des diasporas en diversifiant les appartenances citoyennes. Concernant le peuple juif, on évalue à environ 15 millions le curseur démographique, la moitié vivant en Israël et l’autre moitié au sein des diasporas planétaires. Les juifs diasporiques sont des citoyens et des nationaux de divers Etats, soumis à la loi commune et aux traditions des pays de résidence. Entre ces juifs d’ailleurs et les juifs du dedans d’Israël, les relations sont mêlées, bien souvent solidaires, parfois passionnelles, mais sans interférences sur la conduite politique des Etats concernés : « la politique israélienne est de la seule responsabilités d’Israël », tranchait doctement David Ben Gourion, le père fondateur de l’Etat hébreu. Symétriquement, les juifs américains ou français sont régis par les lois américaines et françaises et n’ont pas voix au chapitre politique d’Israël. Concernés : oui ; acteurs : non. Cette distinction est biaisée avec les binationaux, une situation observée dans de nombreux pays, mais ces citoyens diasporiques représentent un faible pourcentage de la population et leur influence politique se situe à la marge.
La distinction binaire entre peuple et Etat est bibliquement texté lorsqu’on examine le peuple juif du dedans (Israël) et d’ailleurs (diasporas). Le corpus judaïque dispose d’une loi écrite ou Tora, et d’une loi orale : le Talmud ; il y a deux Talmuds : celui de Jérusalem et celui de Babylone, les dix commandements (le terme plus exact est « dix paroles ») sont pour cinq d’entre eux répertoriés comme des commandements positifs et cinq négatifs. Dieu se prononce au pluriel (Elohim), comme le visage (Panim). On pourrait poursuivre cette énumération à l’infini si caractéristique d’un peuple de passeurs : des temps, des idées et des valeurs, mais aussi des mobilités qui scandent la condition humaine : « Etant eux-mêmes autres qu’eux-mêmes, ils sont pour ceux qui ne sont qu’eux-mêmes et peuvent si facilement s’encroûter, s’isoler dans leur quant-à-soi une invitation au dépassement, ils représentent un principe fécond d’ouverture et de mouvement ; ils ont pour fonction, notamment, d’éveiller partout l’intérêt pour l’étranger. Partout où il se trouve, en effet, le juif a les yeux tournés vers ailleurs, il s’intéresse à autre chose. Cet intérêt pour l’étranger lui est si naturel qu’on en arrive à reprocher au juif son cosmopolitisme, sans comprendre que c’est justement ce qui préserve tout homme contre le provincialisme de la Cité close. Ces juifs qui suscitent l’inquiétude représentent en somme l’ouverture de la Cité. Ils incarnent la « mobilisation » de l’immobile ou, mieux encore, la motion, puisque c’est là le choc qui est à l’origine du mouvement. Les juifs qui sont pour eux-mêmes le mouvement, qui s’échappent à eux-mêmes sont à l’égard des nations la motion qui inquiète, mais qui en même temps entretient les hommes dans cette mobilité vitale, essentielle à la condition humaine. »[2]
En somme en étant « eux-mêmes autres qu’eux-mêmes », du dedans et d’ailleurs, dans cette mobilité vitale qui incite au dépassement, les juifs impriment une altérité radicale à l’inertie de la Cité close. La dette à leur égard peut paraitre hors d’atteinte, notamment intemporelle et territoriale, par ce qu’ils incarnent : « la mobilisation de l’immobile ». De ce cosmopolitisme qui ensemence les sociétés et les cultures, de cette diversité à distinguer entre Israël et diasporas juives, il y a un franchissement éthique qui fait dire au grand philosophe israélien Amos Oz que nous vivons un moment freudien de civilisation.
La place du conflit israélo-palestinien
Le conflit israélo-palestinien à mauvaise presse, surtout pour Israël, et en corollaire vis-à-vis des juifs pour leur soutien « sans faille » à l’Etat hébreu. Depuis l’aube des années 2000, il y a une transposition de ce conflit dans les banlieues des grandes métropoles européennes, où vivent notamment des populations issues de l’immigration en provenance des pays du Maghreb, d’Afrique et d’autres contrées arabo-musulmanes. Depuis le 7 octobre 2023 et le pogrom du Hamas, nous assistons à une hystérisation antisémite sous pavillon palestinien, provoquant l’émigration de Français juifs vers Israël. Jour après jour, manifestation après manifestation, un antisémitisme croisé à l’antisionisme est venu polluer l’atmosphère citoyenne pour mettre au ban Israël comme Etat et les populations juives désignées comme complices du « génocide » et de l’« apartheid », deux substantifs spécifiques de la logorrhée progressiste et islamo-gauchiste pour ostraciser moralement l’Etat hébreu et en faire payer le prix moral aux juifs.
Si ce conflit israélo-palestinien n’a jamais cessé depuis 1948, date de la proclamation de l’indépendance d’Israël et du refus palestinien d’un plan de partage onusien de la Palestine, nous observons qu’il est également tributaire d’évolutions géopolitiques et religieuses : l’islamisation du monde arabo-musulman et des Palestiniens ; l’entrisme moyen-oriental iranien ; la récupération électorale et idéologique de la « cause » palestinienne par les foules progressistes et leurs partis affiliés au sein des pays démocratiques ; le nationalisme galopant de la politique israélienne et une colonisation expansionniste ; un antisémitisme et un antisionisme mêlés dans un substrat indistinctement haineux des juifs, quel que soit leur assise territoriale.
Pour ce qui concerne la France, quelques témoignages peuvent éclairer notre débat. En prolongement de la guerre des Six jours (juin 1967), on se souvient de l’exclamation gaulliste sur ce « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » qui pointait la responsabilité des juifs pour une guerre conduite par l’Etat d’Israël. Raymond Aron devait rétorquer au « soupçon » gaulliste en déclarant que cela ouvrait une nouvelle période de l’histoire juive et de l’antisémitisme. Certes, le général de Gaulle n’était pas antisémitisme, mais désormais la politique arabe de la France prendrait un tropisme pro-arabe et rien n’a changé depuis. Plus gaulliste que son mentor et à l’instar du sentiment dominant de la diplomatie française, Dominique de Villepin abondait dans cette rhétorique en qualifiant Israël de « pays ségrégationniste, militariste, spirale de l’Afrique du Sud de l’apartheid ». Bref, le monde irait mieux si Israël assimilé au terme « assassin » n’existait pas ! Plus républicain que Marianne elle-même, Robert Badinter réagissait à ce glissement sémantique en s’indignant face à la vindicte antisémite et antisioniste des cortèges pro-palestiniens : « le masque arraché, ce qui s’exprimait à nouveau dans ces manifestations ,c’est au-delà de l’antisionisme, l’antisémitisme ,la haine du juif »[3]. Le chantre de l’abolition républicaine de la peine de mort ne pouvait se résoudre après avoir survécu à l’antisémitisme de la France de Vichy, à une rue résonnant à nouveau du tragique refrain : « mort aux juifs » et « Israël assassin ». Un siècle plutôt, en 1920, Franz Kafka pouvait dire : « N’est-il pas naturel qu’on parte d’un endroit où l’on nous hait tant (nul besoin pour cela de sionisme et de racisme) ».
La politique israélienne peut à juste titre faire l’objet de critiques pour ses dérives nationalistes et coloniales. Encore que le nationalisme est un phénomène quasiment ubiquitaire (en Europe, aux Etats-Unis, en Asie, en Afrique, …) et qu’il semble résulter de facteurs culturels, sociaux, économiques et politiques. Concernant la colonisation exponentielle entreprise sans relâche par la politique israélienne, elle constitue une erreur stratégique autant qu’une faute morale par ce qu’elle obère toute perspective de sortie du conflit israélo-palestinien sur la base d’une solution équitable à deux Etats. Mais cela justifie-t-il le mouvement de boycott du lobby pro-palestinien à l’enseigne de BDS, soutenu par les partis et associations progressistes, et qui vise à la fois à la déligitimation politique d’Israël comme Etat en même temps qu’à théoriser une perversion sémantique stigmatisant Israël comme un pays génocidaire, un Etat « assassin » et sa politique qualifiée sommairement d’« apartheid » ? Cette logorrhée mensongère est devenue la lingua franca du populisme révisionniste ambiant.
Le pogrom du 7 octobre 2023
Le pogrom du Hamas va entrainer une radicalisation du discours antisémite et antisioniste, la mise à l’écart indistincte du signifiant juif et du fait sioniste. Alors qu’on a fait reproche aux juifs diasporiques d’avoir un lien trop engagé avec Israël, on les accule cette fois à ne pas se distinguer de l’Etat hébreu et de partager en commun le statut de paria. Cette absolutisation de l’opprobre se tresse d’un révisionnisme historique en criminalisant le peuple victime de la Shoah de pratiquer à son tour un génocide vis-à-vis des Palestiniens. Pour ce faire, l’interdit du « plus jamais ça » est levé et les jeunes générations des cortèges progressistes vont célébrer la rédemption palestinienne de l’humanité. Ce trafic de l’histoire et de la mémoire s’opère en France sous la double coordination de ce qu’il reste en France d’une extrême droite maurrassienne et doriotiste et d’une extrême gauche revigorée par LFI et son chef Jean-Luc Mélenchon. Sous la houlette d’une resucée idéologique lamberto-trotskyste, un courant historiquement et ontologiquement antisémite de la gauche, un antisionisme se gargarisant d’ingrédients antisémites va croiser un anti-occidentalisme et les militances minoritaires intersectionnelles pour paver les métropoles européennes des couleurs palestiniennes. Ce melting-pot du ressentiment qui va de Greta Thunberg à Rima Hassan, de Jean-Luc Mélenchon à Jeremy Corbin, du Qatar à l’Iran, d’instituions et d’ONG internationales, porte la responsabilité de la cristallisation des mécontentements populaires en haine des Juifs et promeuvent la destruction d’Israël. Ce que l’écrivain, Kamel Daoud, prix Goncourt, résume lucidement : « l’antisémitisme (est) l’élément déclencheur du ralliement des foules islamistes »[4].
Antisémitisme. Antisionisme : des fléaux de civilisation
S’attaquer aux juifs est toujours un signal précurseur d’autres catastrophes. Les meurtres de juifs en France (Ilan Halimi, Myriam Knoll, les enfants d’Otsar Hatorah à Toulouse, …) ont anticipé les assassinats d’enseignants, de prêtres et de policiers. Une leçon de l’histoire selon Hannah Arendt pour qui « la mise hors la loi du peuple juif a été suivie de près de la plupart des nations européennes ». L’antisémitisme agit en éclaireur d’une barbarie à venir, il n’est pas corrélé à l’attitude citoyenne des juifs car il se produit en période d’assimilation comme dans les moments du ghetto, du mellah et du Shtetel où les juifs se retrouvent dans des communautés contraintes par des limitations de liberté (dhimmitude dans les pays arabes, croisades, camps de concentration). Walter Benjamin le paya de sa liberté et de sa vie dans pareille « société d’aliénation elle-même par elle-même ». Qu’en est-il du sionisme devenu la bête noire de la nébuleuse islamo-progressiste ?
« Le sionisme, selon Paul Thibaud l’ancien directeur de la revue Esprit, est à Israël ce que la laïcité est à la France, un ensemble de valeurs détachées du fond religieux dont elles procèdent pour servir de référence à l’Etat ». En somme une banale idéologie qui a permis la création de l’Etat d’Israël comme nation. Et dont on cherche à se débarrasser en activant un antisionisme planétaire aussi ravageur que meurtrier et qui s’articule sur un antisémitisme d’atmosphère comme l’automne précède l’hiver. Cette concomitance, exacerbée depuis le 7 octobre 2023, est d’une constance séculaire et relève d’une xénophobie ordinaire. Le philosophe Vladimir Jankélévitch en a détricoté les prolégomènes : « L’antisionisme donne la permission et même le droit et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite »[5]. A l’unisson de ce positionnement clairvoyant, le pasteur Martin Luther King pouvait dire : « L’antisémitisme, la haine du peuple juif, a été et reste une tâche sur l’âme de l’humanité. Nous sommes pleinement d’accord sur ce point. Alors sache aussi cela : antisioniste signifie de manière inhérente antisémite. Et il en sera toujours ainsi. »
Quoi conclure
Face à ces fléaux de l’humanité, à ces rebus de civilisation, à cette viralité pandémique et mutante, les argumentations et autres explications n’ont pas manqué sans convaincre la conscience humaine. La haine des juifs et son corollaire le rejet d’Israël demeurent énigmatiques du point de vue de la rationalité comme de l’entendement civilisé. On peut toutefois formuler l’hypothèse qui chemine dans la propagation de cette « rumeur sans fin » : la haine des juifs, croisée depuis plus de trois-quarts de siècle à l’antisionisme, viendrait de la dette contractée par l’humanité et les civilisations à l’égard du peuple juif et de ses textes sacrés et profanes. Cette dette s’avère imprescriptible, indélébile, inaltérable, impossible à rembourser du fait de sa pesanteur historique et civilisationnelle. Sinon sous la forme de cette rumeur nauséabonde et criminelle habillée et habitée de masques sémantiques : antisémitisme, antisionisme, antijudaïsme, judéophobie, haine des juifs. Cette hypothèse est étayée par les considérations de quelques -uns des grands esprits qui ont fécondé la pensée et le génie humains : pour Chateaubriand, le peuple juif est un « abrégé symbolique de la pensée humaine » ; Nietzsche assure dans le Gai savoir que « les juifs sont les inventeurs du christianisme » ; Pascal fait savoir que « leur histoire enferme dans sa durée celle de toutes les histoires » ; Milan Kundera faisant remarquer : « Etrangers partout. Et partout chez eux ». En vérité, l’humanité a contracté une dette interminable pour la perspective historique et culturelle du peuple juif et dont elle cherche à s’affranchir dans l’indifférence et la pusillanimité. Ainsi, génération après génération, conflit après conflit, avec une vigueur et des expressions toujours violentes, nous assistons à une reproduction de l’ignoble, comme s’il s’agissait de toujours forger une nouvelle question juive. Et depuis 1948, une nouvelle question d’Israël. Se sentir en dette induit toujours du ressentiment, surtout quand on n’arrive pas à s’exonérer de cette dette, qui va trouver sa cristallisation dans la répétition haineuse : « Dès qu’on peut espérer de se venger, on recommence de haïr » (Stendhal).[6]

A propos de l’ouvrage d’Emile H. Malet, La Haine des Juifs, éditions Campagne Première.
Ce texte vient en prolongement d’un débat organisé à la Société de psychanalyse freudienne (SPF), auquel participaient avec l’auteur Patrick Guyomard, Rémi Brague et Catherine Muller.
[1] Emile H. Malet, La haine des juifs, éditions Campagne première, juin 2025
[2] Vladimir Jankélévitch, Sources, p.45-46, Seuil
[3] Le Monde, 20 juillet 2014
[4] Le Point, 26 octobre 2024
[5] In L’imprescriptible. Pardonner, dans l’honneur et la dignité, Seuil
[6] Stendhal, De l’amour, GF Flammarion, p.73
Le livre “La haine des juifs” est disponible à l’achat en ligne et en librairie.
Journaliste, directeur de la Revue Passages et de l’Association ADAPes, animateur de l’émission « Ces idées qui gouvernent le monde » sur LCP, président de Le Pont des Idées
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