La Révélation face à la Raison : le regard de la tradition juive sur le monde
Voici un thème qui préoccupe les savants et les historiens de la pensée depuis des millénaires. Comment réconcilier la science de la nature, le système fondé sur des preuves et des raisonnements, avec une idée d’origine ou de provenance supranaturelle, pour ne pas dire divine ? Quelque chose qui est censé provenir d’un autre monde, d’un autre horizon que celui de la spéculation humaine. Paradoxalement, cette idée majeure de la tradition religieuse qui se réclame d’une Révélation fait rarement l’objet d’une étude serrée car l’heuristique n’a pas vraiment prise sur elle. Et cette attitude faite de retenue et de prudence a caractérisé tous les esprits formés aux questions théologiques depuis les origines. La question hautement sensible des sources de la Révélation n’est pas à la portée du premier venu.
Avant d’aller plus loin, faisons un constat qui s’impose de lui-même : la tradition juive, tant écrite qu’orale, n’a jamais repris à son compte la moindre trace d’autarcie intellectuelle ou spirituelle. Elle a simplement rejeté et combattu le polythéisme, l’idolâtrie et le manichéisme, sous toutes leurs formes. Et ce, pour faire place au monothéisme éthique, bien synthétisé dans le Décalogue. Le leadership rabbinique a permis l’absorbation d’idées nouvelles, d’approches fécondes, dès lors qu’elles n’étaient pas en opposition avec la praxis juive. L’injonction biblique de ne pas imiter le culte étranger vise les parthiques idolâtres exclusivement. Par ailleurs, le judaïsme rabbinique n’a pas livré à elle-même l’humanité non-monothéiste, laquelle n’a pas reçu le décalogue ; il a édicté sept lois fondamentales qui régissent cette part écrasante de l’humanité qui n’a pas reçu de Révélation divine,; ce sont les lois dites de Noé, charte de l’humanité civilisée
La Bible hébraïque, plus précisément les vingt-quatre livres qui en forment le canon (TaNaKH pour l’abréviation hébraïque : Torah-Nevi’im-Ketoubim), est considérée par ses tenants comme un document révélé par Dieu. Mais les discussions portent aussi sur l’étendue de cette révélation divine ou théophanie : est ce seulement le Décalogue qui fut révélé par Dieu ou l’ensemble des vingt-quatre livres ? La question n’est jamais tranchée clairement, on laisse planer des imprécisions car les arguments en faveur d’autres thèses, disons plus critiques, sont légion. Il fallait prévoir des méthodes d’adaptation puisque le Talmud lui-même dans le traité babylonien Menahot (fol. 14b) attribue à une série de personnages illustres de la tradition la paternité littéraire de certains livres bibliques. Je n’évoquerai ici que le cas de Moïse, considéré comme l’unique prophète-législateur du judaïsme : lui sont attribués le livre de Job et l’ensemble du Pentateuque, à l’exception des versets qui relatent son décès… Ce qui était une concession obligatoire aux règles de la vraisemblance. Même si certains critiques bibliques plus anciens ont souligné qu’il existait nécessairement une autre main éditoriale puisque le verset suivant ne peut pas avoir été écrit par Moïse en personne : (Nombres 12 ; 3) L’homme Moïse était très humble…… Admettre que ce verset provient de Moïse en personne serait une contradictio in adjecto…
Je me limiterai à ces quelques exemples pour montrer que la question est ardue et a été âprement discutée. Encore une petite remarque portant sur la notion de Révélation dans la langue hébraïque et dans la théologie juive : le substantif «Hitgallut» et ses dérivés verbaux comme «nigla» sont bien moins souvent usités par les sources juives anciennes que l’expression «don de la Tora». Au fond, pour le judaïsme rabbinique, la Révélation revient au don de la Tora. En hébreu mattan Torah, ce qui veut dire que ce n’est pas vraiment l’essence divine qui s’est fait connaitre des Hébreux. La différence est de taille, même si la tradition talmudique affirme que les deux premiers commandements de ce Décalogue (Je suis l’Éternel ton Dieu, tu n’auras pas d’autres dieux…) furent prononcés par Dieu en personne. Là encore, la tradition juive fait preuve de retenue et n’ose pas parler de l’essence divine directement et use d’un terme équivalent dans la pratique rabbinique, mi-pi ha-guevoura (de la bouche de la Bravoure), ce dernier terme étant un synonyme respectueux désignant l’essence divine.
Le premier grand bénéficiaire de la Révélation divine n’est autre, d’après les chapitres 15 et 17 du livre de la Genèse, que le fondateur du monothéisme, Abraham dont la figure tutélaire est acceptée et reconnue par les trois grandes religions. C’est un fait remarquable que de relever une telle unanimité, tant les fanatismes religieux nous ont habitués à tout autre chose. Le judaïsme parle d’Abraham l’Hébreu (Abraham ha-ivri) ; et le Coran en fait le premier véritable croyant (hanif), (khallil Allah), le père des croyants, donc un musulman… C’est le premier humain à avoir conversé avec Dieu, en lui rappelant qu’il incombe au juge de l’univers qu’il est censé être, de pratiquer la justice. On se souvient de ce plaidoyer en faveur du salut des deux villes pécheresses Sodome et Gomorrhe qui connurent le dénouement que l’on sait. Quand on scrute cet argumentaire d’Abraham, on réalise qu’aucun autre humain n’a osé interpeller Dieu de la sorte. Plus loin dans le même livre, on apprend que Dieu prend toujours soin d’informer Abraham de ses actions. Enfin, dans le Psaume 47 se lit une formule qui ne connait qu’une occurrence unique dans tout le corpus biblique : peuple du Dieu d’Abraham (‘am élohé Abraham).
A partir de ces quelques remarques éparses, le lecteur se rend compte que nous nous mouvons dans les secteurs les plus névralgiques des religions. S’interroger sur le mode de communication de l’homme avec Dieu et inversement de Dieu avec l’homme n’est pas chose aisée car nous nous retrouvons aux limites les plus extrêmes de la spéculation humaine. On aura remarqué que je fais un usage très modéré des résultats de la critique biblique, non par bigoterie mais pour ne pas attribuer à une construction religieuse comme le judaïsme ou le christianisme des notions qui leur seraient étrangères intrinsèquement… Ce qui importe ici, ce n’est pas la vérité historique ou philologique à laquelle nous ne parviendrons probablement jamais complétement. Il s’agit de voir comment les adeptes de la religion et de la culture juives se comprenaient, ou se présentaient au monde extérieur. La tradition religieuse juive a favorisé les échanges, tels que nous les montrent les acquis de la science et de la culture modernes.
Comme on examine ce difficile sujet sous l’angle de la tradition juive, il me semble intéressant de remonter jusqu’aux prédictions prophétiques qui insistent justement et vigoureusement sur l’altérité absolue du verbe divin, comparée à la parole humaine. Je m’en tiens au prophète le plus emblématique de la Bible, Isaïe (VIIIe siècle avant notre ère) qui s’est rendu célèbre à la fois par ses imprécations contre le judaïsme de son temps mais aussi par son insistance sur le mode de fonctionnement radicalement différent de l’essence divine : Car, dit-il, mes pensées ne sont pas vos pensées… Et justement, ce terme souligne ce que les penseurs nomment l’incognoscibilité de Dieu. Saisir par ses facultés mentales, l’essence véritable de Dieu, est chose impossible pour des êtres de chair et de sang. Pourtant, cette divinité s’intéresse à l’homme, en tant que sa créature, et qu’elle a façonnée à son image. Encore une image, une métaphore ou un anthropomorphisme qu’il convient d’interpréter correctement.
Sans anticiper sur les développements à venir, il me faut dire un mot de la science divine et ce faisant, tracer les limites indépassables de la science humaine. Nous verrons plus loin, en parlant de la philosophie médiévale juive, que Maimonide (et ses sources arabes comme Avicenne et al-Farabi) a insisté sur la dissemblance essentielle de ces deux modes de connaissance : le terme science prédiqué de Dieu, et prédiqué de l’homme, n’a pas du tout la même signification. L’homme va du simple au complexe, l’objet de sa spéculation ou de son intellection le précède, il existait avant lui. Il en est tout autrement de Dieu dont la pensée est créatrice d’être, pose elle-même son objet et ne dépend pas de lui. Si tel n’était pas le cas, on aboutirait à une conclusion inacceptable pour les théologiens et les philosophes croyants, ce serait une configuration où le supérieur serait édifié par l’inférieur. Et l’homme, créature de Dieu, en saurait plus que son Créateur, ce qui est une absurdité. Assurément, la littérature talmudique n’ose pas s’engager dans ces subtils détails qui font partie de la scolastique médiévale à venir, mais le raisonnement est le même et déjà, en des temps reculés, le Psalmiste s’en était fait l’écho : est ce que celui qui a implanté l’oreille n’entendrait pas ? Est-ce que celui quia fabriqué l’œil ne verrait pas ? (Ps 94 ;9)
Comme l’horloger qui connait tous les mécanismes, même les plus secrets, de sa montre, ne saurait rien découvrir de nouveau dans l’œuvre de ses mains, ainsi Dieu, créateur des cieux et de la terre, ne saurait apprendre ni découvrir quelques chose de sa création qu’il aurait ignoré précédemment… Une telle théorie de l’altérité de la science divine existe dans la théologie juive traditionnelle, mais a dû attendre la venue d’un penseur comme Maimonide (1138-1204) pour la théoriser complétement.
Après la littérature prophétique on passera à la tradition exégétique juive qui fut la première à se confronter à cet enjeu majeur du monothéisme éthique, qui gît au fondement de toutes les grandes religions : comment Dieu s’est-il fait connaître des hommes, au point de leur indiquer , avec plus ou moins de menace, la voie à suivre et la direction à éviter. Le Midrash a su relever intelligemment ce défi, à savoir interpréter clairement la volonté divine qui n’est jamais très éloignée de la Révélation. La littérature talmudique a des choses à dire sur ce sujet délicat, mais elle le fait sans verser dans l’intellectualisme radical.
Se pose désormais la question suivante : comment connaître Dieu ? Comment pénétrer le mystère de son essence ? La Bible hébraïque laisse entendre que l’essence divine ne sera pas accessible à l’être humain mais que, dans une certaine mesure, on peut connaître Dieu par ses œuvres. Plus tard, tant les philosophes maïmonidiens que les maîtres de la kabbale parleront, chacun à sa façon, de l’imitatio Dei : tenter de ressembler à Dieu par l’adoption d’une conduite éthique sur terre. Ces préoccupations-là sont regroupées sous la rubrique de l’éthique, notamment chez Aristote mais aussi auparavant chez son maître Platon. Cette éthique fait aussi partie de la philosophie politique depuis les origines jusqu’à Hegel. Pour la Bible et ses commentateurs médiévaux, les objectifs étaient plus modestes : du peu que l’on pouvait savoir de l’essence divine on devait déduire des règles de conduite afin d’instaurer et de favoriser le règne de Dieu sur terre. La Révélation doit inclure un aspect politique permettant une vie harmonieuse sur terre.
Mais la Révélation dépasse, et de très loin, les dimensions, nécessairement limitées, du langage humain. Plus tard, beaucoup plus tard, nous le verrons plus loin, les adeptes de la tradition ésotérique, les kabbalistes, expliqueront que même la Révélation divine renferme en elle un aspect caché, occulte du langage. Il y a là une polysémie dont l’homme doit s’accoutumer ; même lorsqu’ils parlent de la théophanie du Sinaï, les penseurs mystiques se demandent quelle a été l’aspect de l’essence ou de la forme de Dieu qui s’est révélée au peuple qui attendait, transi de peur, au pied de la montagne sacrée ? Les kabbalistes ont osé s’attaquer à cette doctrine secrète par l’intermédiaire du système séfirotique, sur lequel nous reviendrons plus bas.
Dans la littérature talmudique, qui n’est autre que l’exégèse rabbinique officielle de la Torah, on ne trouve pas d’explications complexes sur un sujet aussi sensible que la Révélation mais on insiste sur un point qui est crucial : la Torah que Dieu a remise à Moïse est une doctrine de vérité, elle incarne l’essence même de la vérité puisqu’elle est à l’abri de toute erreur en raison de la théorie de l’inerrance prophétique.. En d’autres termes, la prophétie mosaïque dispose d’une sorte d’infaillibilité car elle émane de Dieu directement, si j’ose dire. Moïse, le seul prophète-législateur du judaïsme, ne peut pas se tromper, d’où l’idée d’inerrance. Là encore, le Psalmiste lui fait écho en disant : le principe de tes paroles est vérité (119 ; 160)
Il est temps d’en venir à la ligne de défense que les sages docteurs des Écritures ont déployée autour de la foi juive, fondée sur une Révélation. En fait, cette ligne est double mais je m’intéresse surtout à l’une des deux, pour suivre le sujet qui nous importe ici. Les sages ont érigé deux idées en principe :
- aucune référence scripturaire ne peut être dépouillée de son sens littéral ou obvie.
- la Torah s’est exprimée dans le langage des hommes
C’est ce dernier principe qui m’intéresse dans le présent contexte. Pourquoi avoir érigé ce principe en règle exégétique ? Pour faire pièce aux anthropomorphismes bibliques qui nous présentent Dieu comme nous-mêmes. Plus tard, au Moyen âge, Maimonide provoquera l’ire de quelques rabbins traditionnalistes en se faisant le champion de la chasse aux expressions qui réduisent la divinité au statut de l’être humain. Cette réduction à un tel état inférieur, est indigne de Dieu.
Mais le Talmud allait bien plus loin en adoptant une telle mesure, servant de barrage contre de nombreuses conceptions fautives de la divinité. Et cela permettait d’obvier à bien des contradictions qui devenaient sans objet. Si la Bible prête à Dieu des passions humaines ou des comportements humains, il suffit de les interpréter allégoriquement pour éloigner le danger d’un affaiblissement du bien-fondé de la théologie juive. Certains passages talmudiques évoquent deux catégories d’exégètes qui prenaient en charge des versets difficiles à interpréter ; c’étaient les dorshé hamourot et les dorshé reshumot… C’est ce que fera l’auteur du Guide des égarés dans les cinquante premiers chapitres du premier volume de son œuvre. Il spiritualisera tous ces détails corporels attribués à Dieu et éloignera de lui toute idée de corporéité. L’essence divine doit être incorporelle. Maimonide érigera ce principe en règle absolue allant jusqu’à dire que l’hérétique est celui qui croit de foi profonde que Dieu a des caractéristiques corporelles. C’est un point essentiel dans ce contexte qui nous occupe. Nous y reviendrons plus bas.
En règle générale, la littérature talmudique ne privilégie pas l’intellectualisme ni la spiritualisation à outrance. Ces deux dérives furent gravement reprochées à la philosophie religieuse de Maimonide aux yeux duquel c’est l’univers du concept qui compte le plus. Le Dieu biblique devient, sous son influence, un simple concept divin, un peu comme chez Kant, quelques siècles plus tard…
Si l’on veut mesurer précisément l’ouverture du judaïsme à la culture universelle et son intérêt pour les arts et les sciences, il suffît de s’en référer au livre puissant et d’une érudition écrasante de Moritz Steinschneider (1816-1917) qui a recensé presque tous ls manuscrits hébraïques attestant cette participation à la culture scientifique de tous les temps. Ce livre, fort de mille pages, s’intitule, Les traductions hébraïses du Moyen Âge et les juifs en qualité de traducteurs. (Die hebräischen ÜBersetungen des Mittelalters und die JUden als Dolmetscher (Berlin, 1893 et reedition à Graz eon 1904).
Je passe au Moyen Âge au cours duquel la pensée philosophique juive va connaître un grand essor, suite aux bouleversements provoqués par la surgissement de l’islam ; cette nouvelle religion allait conquérir de vastes territoires où subsistaient des populations juives, parfois déjà arabophones. Et elle apportait avec elle un renouveau de la pensée,
mais surtout elle sut, dans une certaine mesure, s’approprier la culture philosophique et scientifique de l’hellénisme dit tardif. Grâce au concours décisif de moines nestoriens, notamment, les nouveaux maîtres promurent la traduction en arabe des trésors de la pensée grecque. Et le choc entre une religion monothéiste et une culture grecque qui ignorait tout de la Révélation en tant que telle, fut prodigieusement fécond. Les intellectuels juifs de cette époque surent s’y intégrer et apporter leur contribution à cette renaissance de la pensée et de la critique des traditions religieuses. Je n’entrerai pas dans le débat actuel entre partisans et adversaires de l’apport arabo-musulman à la culture européenne, car ce n’est pas mon sujet. Je signalerai simplement qu’à partir des VIII-IX siècles chez les Karaïtes, et les IX-Xe siècles chez leurs frères ennemis rabbanites, les juifs prirent part à ce grand renouveau philosophique au sein duquel les questions religieuses reçurent un éclairage nouveau. Cela représente une contribution décisive au développement spirituel de la culture européenne… C’est donc l’esprit d’ouverture et non pas l’esprit du ghetto qui caractérise la sensibilité juive de cette époque si riche et si féconde. La preuve par neuf que l’identité juive est compatible avec la culture européenne. Hélas, quelques siècles plus tard, il y aura la Shoah. Mais cela signifie surtout qu’une certaine Europe a trahi ses propres valeurs…
Le premier penseur juif arabophone d’importance qui marque les débuts du rationalisme juif, fut l’Égyptien Saadya Gaon al Fayyoumi (882-942), auteur du Livre des croyances et des opinions (Kitab al-amanat wal-i’tikadat). Ce même Saadya avait été le recteur d’une académie talmudique, ce qui ne l’empêcha pas de goûter aux sciences dites profanes confinées à un rôle ancillaire de la religion. Et ce qu’il présente au sujet de l’essence divine et, partant, de la Révélation, ne laisse pas d’être intéressant.
Saadya purifie l’idée de Dieu (Alexander Altmann) en la dépouillant du moindre anthropomorphisme et de tout soupçon de corporéité. Et c’est ainsi, logiquement, qu’il en vient à la théorie de la lumière créée (or nivra) : puisque Dieu n’est pas un corps, il ne saurait être contenu ni enfermé dans un espace corporel. Et même au sujet de la Révélation, il nous fournit une explication qui ne connaitra son apothéose que dans le Guide des égarés de Maimonide, lequel, on le sait, distingue nettement entre la masse des incultes et les rares élites, aptes à saisir les concepts philosophiques. Le Guide dit bien que la Torah a choisi de recourir aux anthropomorphismes car si l’on avait parlé à tout le monde d’incorporéité divine, les hommes simples auraient conclu à l’inexistence du Créateur. Car, pour l’homme non instruit, ce qui existe doit avoir une substance corporelle. Mais pour Dieu, il en est autrement.
On trouve chez Saadya les prémices de l’interprétation allégorique des Écritures. Sans abonder dans le même intellectualisme que l’auteur du Guide des égarés, il entend restaurer la pureté de l’essence divine et mettre en garde contre un littéralisme fâcheux. Un exemple, le verset biblique qui énonce que Dieu est un feu dévorant (Deutéronome 4 ; 24) ne doit pas être pris au pied de la lettre. Ce n’est pas Dieu qui est un feu, lequel n’est qu’une production de la nature, c’est sa punition des péchés commis par l’humanité qui agit comme un feu dévorant. Il en va de même des organes sensoriels prêtés à Dieu par les anthropomorphismes bibliques : c’est une simple illustration de l’adage rabbinique selon lequel la Torah est tributaire des moyens d’expression de l’homme. D’où la nécessité de bien interpréter les textes, faute de quoi on déformerait le message divin.
Mais il faut préciser un point : Saadya n’interprète jamais les commandements bibliques dans un sens allégorique. Le seul livre biblique qu’il consent à commenter allégoriquement, donc en s’écartant du sens obvie, est le livre des Proverbes qui fait partie de la littérature sapientiale. Et il ne courait aucun risque puisque aucune prescription religieuse ne se trouve dans les trente et un chapitres du livre en question.
Saadya a préparé la voie à l’enseignement maimonidien, même si s’il n’est pas allé aussi loin que lui dans le chemin de l’allégorisation et de la spiritualisation… Durant de longues décennies, suivant l’exemple de Maimonide et de ses premiers épigones, la langue philosophique des juifs sera l’arabe et le Guide des égarés lui-même fut rédigé en arabe mais avec des caractères hébraïques.
Il faut citer un auteur médiéval, Juda ha-Lévi (1075-1141), poète, philosophe et théologien, grand adversaire des études philosophiques bien qu’ayant lui-même reçu une solide formation dans ce sens et dont il se servira pour attaquer la spéculation et promouvoir le primat quasi absolu de la Révélation. Dans son célèbre ouvrage, intitulé Sefer ha-Cuasari (le titre original arabe est : Défense et illustration de la religion méprisée) il procède à l’audition des représentants des deux autres religions monothéistes et aussi du porte-parole de la spéculation philosophique. Et toute cette affaire se termine par la victoire écrasante de la religion juive, promue religion qui agrée le mieux à Dieu. Mais ce sacre s’accompagne d’une stricte limitation du savoir rationnel. Seule compte vraiment la Révélation du Mont Sinaï. C’est elle, et elle seule, qui permet d’aboutir à l’élucidation des mystères de la divinité et de l’univers.
Ce Juda ha-Lévi est un peu l’équivalent juif du théologien musulman contemporain Abu Hamid al-Ghazali (ob. 1111) qui avait rédigé deux traités pour prouver l’inanité de l’approche philosophique de la religion. Tout d’abord les Intentions des philosophes et ensuite La destruction des philosophes, un écrit dont Averroès (ob. 1198) fera litière dans sa fameuse Destruction de la destruction (Tahafut al-tahafut). C’est la connaissance prophétique qui est le mieux à même de comprendre la Révélation dans sa totalité. On verra plus bas que Franz Rosenzweig (ob. 1929) se découvrira une affinité idéologique avec ce personnage dont il traduira en allemand certaines poésies… et qui lui inspirera peut-être sa définition du «Nouveau Penser» qui consiste à instiller une certaine dose de théologie dans la spéculation philosophique proprement dite.
Mais cet auteur ha-Lévi a été précédé par un autre penseur qui avait lui aussi tenté d’unir le plus harmonieusement possible Révélation et Raison. Il s’agit de Salomon Ibn Gabirol (l’Avicebron des Latins), l’auteur du Fons Vitae (en hébreu Mekor hayyim) qui abritait en lui deux âmes : l’une rigoureusement philosophique et l’autre éminemment religieuse puisque ce métaphysicien hardi a aussi composé la plus vibrante poésie religieuse, lue à la synagogue la veille du jour des propitiations : le Kéter malkhout, la Couronne royale. Dans le premier texte, il se livre à de subtiles analyses métaphysiques, sans rien dévoiler de ses origines juives, et dans le second texte nous découvrons une âme éminemment religieuse, proclamant sa foi en le Dieu d’Israël dont il chante les louanges. Dans chaque texte, le rapport à la Révélation n’est pas du tout le même, mais change du tout au tout… L’exemple d’ibn Gabirol montre l’enchevêtrement ou ‘l’insertion des penseurs juifs dans les débats philosophiques au séein de la culture européenne.
Vu l’importance du sujet, je passe directement à l’apport de la pensée de Maimonide qui a traité cette question avec une profondeur qui va bien au-delà de tous ses prédécesseurs. Dès sa lumineuse introduction au Guide… il interdit aux non-philosophes l’étude, même très limitée, de son ouvrage car, dit-il, non seulement les analphabètes ne comprendront pas ce que je développe mais cela détruira le peu de lucidité qu’ils avaient auparavant. Ils ne réussiront pas à comprendre cet habillage conceptuel de thèmes religieux qui leur sont familiers sous une forme plus simple. Maimonide, on ne le repérera jamais assez, n’a guère d’estime pour la religion populaire ; il ne fait à ces adeptes de la religion populaire qu’une seule et unique concession : on doit leur dire que Dieu n’est pas un corps mais un esprit. C’est la seule entorse à la discipline de l’arcane…
Ce n’est pas un hasard si la liste des chapitres traitant des termes homonymes est couronnée par le chapitre 50 de la première partie où l’on donne la définition de la foi. Mais comme le diront des commentateurs ultérieurs, cette définition est plus celle de l’opinion philosophique que celle de la croyance. C’est ce que dira Isaac Abrabanel (mort en 1508) dans ses notes critiques sur la philosophie de son illustre prédécesseur. IL décochera même une flèche assez méchante contre celui qui fut le fondateur de la pensée philosophique dans le judaïsme : Rabbi Moshé (donc Maimonide) n’est pas Moshé rabbénu (Moïse notre maître). Nous ne sommes pas tenus de le suivre dans toutes ses réflexions. Le même homme, Abrabanel, jadis le conseiller des rois et de reines, qui ruminait dans le ghetto de Venise, la perte de sa gloire passée, dira que l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique est une punition divine car les enfants d’Israël avaient négligé la Tora de Dieu au profit des philosophes grecs.
On peut dire que Maimonide a renforcé le poids de la raison face aux exigences de la Révélation. Il a tenté de la naturaliser, c’est-à-dire de l’interpréter le plus rationnellement possible. Il a agi avec une grande détermination. En procédant de façon si énergique à l’équivalence entre le récit de la création biblique et la Physique d’Aristote, d’une part, et la vision du char divin par Ézéchiel et la Métaphysique du même, d’autre part, il a, d’une certaine manière, fait violence aux texte… Mais toute son interprétation philosophique du donné religieux exigeait une telle assimilation ; certains parmi ses contemporains et même des commentateurs ultérieurs s’émouvront de cette attitude si intellectualiste au point d’y voir une vaporisation, une spiritualisation excessive de la religion juive… Ce qui était préjudiciable à la pratique religieuse.
Mais Maimonide a senti dans son Guide les risques contenus dans une interprétation excessivement philosophique de la Révélation ; il a préféré se rabattre, si j’ose dire, sur ce qui distingue Moïse notre maître des autres prophètes. Comme Moïse a bénéficié d’une Révélation, visage contre visage, c’est moins risqué et reste malgré tout dans le sujet… Plus tard, de leur côté, les kabbalistes diront que Moïse fut le seul à atteindre au niveau séfirotique le plus haut, inaccessible aux autres prophètes… C’est-à-dire tif’érét, bien au dessus de malkhout, respectivement la sixième et la dixième sefira..
Maimonide parle rarement de la Révélation en tant que telle. Mais il reporte ses sagaces remarques sur la prophétie qui entretient des liens étroits avec l’idée même de Révélation : puisque Dieu confie à ses messagers, les prophètes, ce qu’il décide de dire aux créatures. Pour Maimonide, Abraham est le premier à avoir reçu l’influx prophétique, ce qui en fait le plus grand de tous les visionnaires. Mais Moïse, auquel la rédaction du Pentateuque est généralement attribuée, est l’unique prophète-législateur d’Israël. C’est à lui que Dieu a confié la Torah avec pour mission de la remettre au peuple d’Israël. Partant, un discours portant sur Moïse revient à traiter de la notion même de Révélation. Et dans ce contexte, on sent que Maimonide veut en faire une approche en accord parfait avec le discours rationnel. C’est ce même principe de rationalisation qui gît au fondement de l’équivalence un peu arbitraire tout de même, de l’œuvre du commencement (béréshit) avec la Physique, et de la vision surnaturelle d’Ézéchiel avec la Métaphysique du Stagirite.
Un exemple, pour faire bref : Maimonide tente de retrouver dans le récit biblique de la création les quatre éléments de la Physique aristotélicienne ; mais il va lui en manquer un, le feu. Qu’à cela ne tienne, il décrétera qu’à l’origine le feu élémentaire était de couleur noire, obscure. Et le tour est joué. Pour ce qui est de la Métaphysique, c’est un peu plus compliqué mais Maimonide offre à ses lecteurs une prophétologie philosophique : Dieu épanche un double influx sur l’imaginative et l’intellective du prophète. Ce qui veut dire que tous les prophètes, excepté Moïse, perdent connaissance lors de leur inspiration prophétique et s’expriment dans un langage métaphorique obscure qu’il faut, ensuite, décoder et interpréter rationnellement. L’expression biblique concernant la prophétie mosaïque spécifie que le message adressé par Dieu à Moïse, est clair, dépourvu de métaphores merveilleuses nécessitant une interprétation subséquente. Donc, ici aussi, nous sommes en présence d’une tentative de transformer le discours prophétique en un énoncé rationnel et clair.
Mais derrière cette définition se cache une intention encore plus essentielle : mettre la législation mosaïque à l’abri de toute évacuation par l’allégorisation et vider ainsi la Bible de tout contenu positif. Or, je le rappelle, la Révélation dans la tradition juive consiste en le don de la Torah (mattan Torah)
Et ce corps de doctrines doit être interprété par les humains. C’est bien là la marque de fabrique de l’approche maïmonidienne : remettre sur les rails de la Raison tout discours censé s’en écarter, déraisonner. Cette méthode en a séduit plus d’un mais fut rejetée par bien d’autres. Naturaliser la prophétie, n’est-ce pas une contradiction dans les termes ? Mais Maimonide aura aussi suscité une véritable opposition à ses doctrines, à la fois peu après sa mort et même près d’un siècle après sa disparition, notamment entre 1303-1306, sous Philippe le Bel…
Maimonide, pour conclure, était un auteur de culture judéo-arabe ; la quai totalité de ses sources sont arabes, ce qui a permis à des historiens un peu tend cieux de considérer la philosophie juive médiévale comme un sous-produit de la pensée arabe contemporaine. Mais Maimonide a aussi été une source d’inspiration pour des penseurs ultérieurs, de confession musulmane. Je pense à un théologien musulman d’origine perse, Mohammed ibn Zakhariya al-Tabrizi de la seconde partie du XIIIe siècle, quelques décennies après la disparition de Maimonide et la diffusion de son œuvre majeure… Ce théologien musulman a étudié la seconde partie du Guide des égarés, notamment les propositions philosophiques que Maimonide avait résumées en tête de cette seconde partie de son Guide… L’emprunteur nomme clairement sa source : Moussa ben Mäimun al-kortobi al-israili ,(Moïse ben Maïmon le cordouan et juif… Et je ne suis pas loin de penser que ce cas ne fut pas unique puisque Maimonide est aussi cité dans l’Histoire de la médecine arabe d’al-Kofti… Signe qu’il existait des canaux de communication entre les deux cultures, dans les deux sens.
Changeons d’univers pour passer dans le monde de la kabbale qui n’attendait que son heure, tapie dans l’ombre de quelques intellectuels déçus par l’intellectualisme froid du maimonidisme.
Avant de passer à autre chose, encore un mot sur les échanges entre la scolastique juive et la scolastique chrétienne au cours du Moyen Âge. On a cité l’exemple de ibn Gabirol qui a parle de matière spirituelle, suscitant l’étonnement du théologien Albert le Grand. Ce fut une innovation qui n’a pas recueilli l’assentiment général mais qui n’en atteste pas moins la fécondité de la pensée juive au sein de la spéculation philosophique…
Je voudrais dire un mot de la pensée philosophique juive en tant que dépositoire de textes ayant disparu en leur temps et qui réapparurent dans leur forme originelle : je pense au traité de philosophie politique d’ibn Badja, l’Avempace des Latins, Le régime du solitaire. Ce texte arabe portait le titre suivant, Tadbir al-mutwahhéd. Au Moyen Âge il avait disparu et ne fut conservé pour les archives universelles de la philosophie que dans une version hébraïque par le grand averroïste juif du XIVe siècle, Moïse de Narbonne sous le titre Hanhagat ha-mitbodéd Jusqu’en 1940, date de la découverte de l’original arabe la version hébraïque de ce texte fut la seule disponible.
La tradition philosophique juive a aussi disposé d d’une traduction hébraïque d’un texte très important puisqu’il est dé le premier à avoir entrepris la critique de la notion de Révélation et de la constitution d’une tradition relieuse : il s’agit du Hayy ibn Yaqzan (Vivant fils de l’éveillé où l’auteur Abou Bakr ibn Tofayl nous présente un solitaire qui restitue, tout seul, par ses propres et sans aide extérieure tout le système de l’univers depuis le multiple jusqu’à l’Un. Ce texte arabe, traduit en hébreu, a été commenté par Moïse de Narbonne. IL a fallu attendre près de trois siècles (1671) pour qu’une version latine voie le jours sous le titre Philosophus autodidactus. C’est dire combien l’averroïsme juif a compté dans l’histoire de la philosophie médiévale européenne.
Nous allons voir à présent comment le courant ésotérique juif, l’univers de la kabbale, a réagi à cette spiritualisation de l’héritage biblique par un représentant juif d’Aristote, Moïse Maimonide. Je signale d’emblée qu’il y eut une kabbale chrétienne (Kabbalah Christianae) de van Helmont , directement inspirée de la kabbale juive.
Par un subtil mouvement de balancier dont l’histoire juive semble avoir le secret, celle-ci empêche d’aller trop loin dans un sens ou dans l’autre. Au Guide des égarés de Maimonide fait face le Sefer ha-Zohar dont Moïse de Léon est l’auteur de la partie principale au XIIIe siècle. Ce même Moïse de Léon, on en a la preuve formelle, avait commandé à un scribe un exemplaire du Guide afin de l’étudier de près ; mais il s’en écarta à cause de son intellectualisme froid qui le rebutait. Il opta pour l’exubérant symbolisme kabbalistique qui envoûtait tous ceux qui s’en approchaient. Déjà Abraham ben David de Parquières (de son acronyme hébreu RaBaD), issu des nombreux cénacles kabbalistiques où l’on interprétait la Tora selon des critiques autres que rigoureusement rationnels, avait adressé au Guide des remarques critiques (hassagot) . Notamment concernant le dogme de l’incorporéité divine dont Maimonide avait fait son principal cheval de bataille. Rabbi Abraham ben David dira qu’il a connaissance, des savants autrement plus illustres que l’auteur du Guide et qui admettaient en leur créance la corporéité divine… Il faisait ainsi allusion à un mystérieux petit écrit qui circulait jadis dans certains milieux lettrés, Iggérét shiur qoma (Epître de la mesure de la taille ou du corps).
Entre le kabbalisme et le maimonidisme, la bataille fut des plus âpres. De leur côté, les kabbalistes ont plutôt cherché à renforcer l’aspect supra rationnel du discours biblique ; ils ont pris le contre-pied de l’entreprise de Maimonide. L’interprétation des homonymes bibliques dans le sens de la Raison n’était pas à leur goût. Gershom Scholem le résume bien par une formule-choc : Maimonide n’a pas remis les choses à leur place en réinterprétant à sa façon les termes homonymes, il a mis les choses sens dessus dessous, ce fut là un discours qui sonnait bien à des oreilles mystiques ou simplement ésotériques. Scholem, le fondateur des études kabbalistiques modernes, a parlé d’un «remythologisation» de la pensée juive. Là où le discours de Maimonide et de ses commentateurs averroïstes visait la démythologisation… L’approche de la Révélation n’était plus le même. Du milieu du XIIIe siècle à la fin du XVe, et même bien au-delà, on va connaître une déferlante mystique emportant tout sur son passage. La kabbale était devenue l’essence même de toute théologie juive. L’averroïsme initié depuis le milieu du XIVe siècle par Albalag, Falaquéra , Narboni, ibn Kaspi et quelques autres, marquait le pas.
Pendant tout le Moyen Âge et jusques et y compris la période de la Renaissance dont l’intérêt pour la doctrine ésotérique ne s’est jamais démenti, la pensée juive va basculer dans le camp kabbalistique, surtout après l’expulsion de la péninsule ibérique, conçue comme une punition divine châtiant les élites juives en raison de leur abandon de la Torah de Dieu… au profit d’Aristote. On assista même à une sorte de mythologie qui prêtait au Stagirite une ascendance juive et la destruction de toutes ses œuvres impies lorsqu’il découvrira enfin la vérité hébraïque… Comme souvent au cours de son histoire, l’âme juive a choisi le rêve pour se détourner d’un présent par trop désespérant, voire invivable.
Il faut dire un mot, si bref soit-il, de ceux qui furent désorientés par ce hiatus soudain entre deux habillages conceptuels si différents d’une même et unique pensée juive. Ils tentèrent alors une conciliation philosophico-kabbalistique comme Isaac Ibn Latif (1210-12180) ou Juda ben Abraham Ibn Waqar (XIVe siècle), auquel mon maître Georges Vajda a consacré de pénétrantes études. Mais ce genre littéraire ou philosophique est resté assez marginal…
Les doctrines kabbalistiques allaient tout remettre dans un sens autre que celui de Maimonide dont certains commentateurs kabbalistiques allaient «repenser» quelques chapitres de son Guide… dans un sens mystique. Et Maimonide devenait ainsi un adepte de la kabbale qui ne voulait pas dire son vrai nom. Cela fait penser à une captation d’héritage (captatio benevolae). Dans les cercles kabbalistiques devenus très influents à partir du milieu du XIIIe siècle, grande était la tentation de recruter un auteur de la stature d’un Maimonide et d’en faire le représentant occulte des doctrines mystiques… En fait, les maîtres de la kabbale avaient cru déceler une affinité idéologique, notamment dans les derniers chapitres du Guide des égarés où l’auteur exposait une sorte d’illuminisme philosophique avec des relents mystiques aussi prononcés.. Mais cela ne suffit pas à faire de Maïmonide un adepte du système séfirotique. Et c’est pourtant dans cette approche novatrice que se niche la grande richesse de la conception kabbalistique de la Révélation.
Je vais résumer en quelques lignes cette nouvelle floraison de la pensée juive dans un Moyen Âge chrétien, habitué à se croire l’héritier incontesté d’un judaïsme dépassé ; cette nouvelle donne théologique trahissait du côté juif une incroyable fécondité, une stupéfiante richesse qu’aucun sage chrétien n’avait imaginée. On avait si fortement cru en la théologie de la substitution qui ne disait pas encore son nom, à savoir que le christianisme serait la vérité du judaïsme…. Ou pour reprendre une expression de Renan son Histoire d’Israël : la sève avait abandonné le vieux tronc judaïque pour affluer dans le jeune rameau chrétien… Ce qui explique la future volonté de certains penseurs médiévaux d’employer les enseignements de la kabbale au service de leur église : ce qui donna l’expression de Van Helmont kabbala christianae, (kabbale chrétienne ) appelée à un si brillant avenir.
Quels furent les objectifs majeurs de la kabbale originelle, juive ? Ils étaient au nombre de deux : découvrir le sens mystique des préceptes, au besoin leur en fournir un, ce qui permettait de réfuter les critiques antinomistes chrétiennes, dont les prémices se trouvaient déjà dans les épîtres de Saint Paul (aux Hébreux, aux Romains et aux Galates). Le deuxième objectif qui nous intéresse ici plus particulièrement, était de scruter de son mieux la vie intime de la divinité. De là, l’édification d’un système séfirotique au sein duquel la divinité offrait la contemplation de la partie la moins occulte de son essence.
Les kabbalistes d’Espagne, membres de l’ancienne kabbale espagnole qui a généré le Zohar, commentaire mystique de la Torah, statuaient l’existence de dix sefirot dont les trois premières (Kéter, Hochma, Bina) étaient réputées incognoscibles et constituaient le mystère le plus profond de la divinité. Ces trois étapes ultimes de la Révélation divine sont suivies de sept autres, dites sefirot de l’édifice, accessibles, dans une certaine mesure à l’intelligence de l’homme. Tous les juifs ne se sont pas subitement convertis (sic) à cette approche mystique de la divinité. Mais au terme d’un long combat et de la survenue d’événements historiques écrasants (comme l’expulsion en 1492 de la péninsule ibérique), la voie était toute tracée pour les adeptes de la doctrine ésotérique qui étaient devenus les représentants patentés de la rhéologie juive en général. Ce n’était plus un mouvement marginal, une secte minoritaire dans un judaïsme rabbinique axé autour de la pratique scrupuleuse des mitswot. La kabbale avait par capillarité imprégné les domaines les plus intimes de la tradition juive, à savoir le livre des prières. La theologia judaica était devenue une theologia mystica… Certaines formules introductives de coloration mystique précédaient la prononciation des prières proprement dites, où il était question d’unification de l’arbre séfirotique, de rattachement aux sources primordiales, d’union intime entre l’épouse (Israël) et son bien aimé (Dieu (le-habber éshét néourim im dodah..) Les plus attentifs parmi les chercheurs ont aussi repéré des allusions transparentes à le théorie de la transmigration des âmes (beyn be-guilgoul zé u-beyn be-guilgouiml aherim..), ce qui était entièrement inconnu auparavant… Or, dans la kabbale lourianique de Safed, cette théorie de la transmigration des âmes s’était imposée totalement. Elle passait même pour un authentique enseignement doctrinal du judaïsme. Et l’on n’a conservé de son fondateur qu’un simple écrit portant sur ce seul sujet : le portique des transmigrations des âmes (Sha’ar ha gilgoulim).
La mystique de la prière était devenue prépondérante et les maîtres de cette école prescrivaient de viser par la concentration et la méditation, tel ou tel niveau séfirotique, afin d’être sûr que l’oraison porterait ses fruits, aboutirait au bon endroit mystique, et que la prière serait exaucée… On peut dire que Maimonide a perdu la bataille autour du livre de prière, gagnée par les kabbalistes. A part le cantique maimonidien des treize articles de foi (Ygdal Elohim hay…) vous ne trouverez aucune autre mention de Maimonide dans la liturgie. C’est un signe qui ne trompe pas : il faudra attendre des siècles avant que le Guide des égarés n’ait pu effectuer son retour en grâce. En 1553, le Guide des égarés connaissait une nouvelle réédition à Sabioneta, mais cela ne se fit pas sans remous au sein de la communauté juive locale dont certains partisans remuèrent ciel et terre pour empêcher la réalisation de cet objectif. Je peux même ajouter que vers 1785, Salomon Maison (1752-1800) se vit interdire l’accès à la ville de Berlin, au motif que les dirigeants de la communauté juive locale avaient découvert un projet de commentaire du Guide dans ses pauvres bagages… C’est dire combien le décri de Maimonide et de son œuvre maîtresse était grand !
On peut comprendre les raisons, sans les approuver, qui ont incité certaines personnes à ostraciser Maimonide et ses écrits. Ce sont les mêmes qui rejoignirent le clan grandissant des kabbalistes, qui cultivaient leur propre jardin sans s’appuyer sur la philosophie gréco-arabe. Alors que Maimonide, ainsi qu’on l’a vu, s’ingéniait à faire de la Révélation et de la prophétie un phénomène presque rationnel. C’est particulièrement le cas, comme on l’a vu plus haut, pour la prophétologie philosophique. Maimonide s’en est rendu compte et il a ajouté in extremis que même les candidats à la prophétie qui remplissent toutes les conditions (éthiques et dianoétiques ) peuvent se voir opposer un veto divin. Nous ne savons rien de la nature de ce veto, ce qui prouve que Maimonide lui-même ne lui accordait pas vraiment une grande importance. Or, quoi de plus proche de la Révélation que le message de la communication prophétique ?
Résumons brièvement la position kabbalistique générale, sans observer les nuances entre la kabbale d’Espagne et celle du XVIe siècle à Safed, dit lourianique, du nom du son fondateur Isaac Louria. La dernière suffira, nommée malkhout est préposée au gouvernement de ce bas monde, le monde dit sublunaire. La conjonction avec cette séfira est le plus haut niveau de connaissance qui se puisse atteindre. C’est le stade du prophète . Pour les aristotéliciens juifs, à la suite de Maimonide, le stade suprême était la conjonction avec l’intellect agent. Au-dessus de la sefira malkhout se trouve la sefira yesod, le fondement, symbolisé par le Juste (le Juste est le fondement du monde : Proverbes et est incarné par le signe de l’alliance (le sexe masculin).
Tout l’arbre séfirotique est empreint d’une vénérable piété qui faisait défaut dans la froideur des intellects séparés qui peuplent la scolastique médiévale… je rappelle pour mémoire, l’image du monde médiéval, héritée de l’Antiquité . Comme la dialectique de l’Un et du multiple présupposait une série d’auto-intellections triadiques (l’intellect, l’âme, la nature) et qu’on ne pouvait pas passer, sans transition, de l’Un au multiple, on devait observer une certaine décroissance successive pour parvenir de l’intellect premier jusqu’à l’intellect agent, celui chargé de guider le monde sublunaire, le nôtre, celui des quatre éléments. Les kabbalistes ont remplacé ces entités intellectuelles par les sefirot qui étaient plus chaleureuses et portaient des noms à forte connotation symbolique. Par exemple la dernière sefira, malkhout symbolise la biche des aurores, qui nourrit toutes les autres émanations avant de penser à son propre sort… La sefira qui la précède exerce une fonction mâle, une sorte de rôle de fécondation puisqu’elle réunit en elle tous les influx vivifiants de toutes les sefirot précédentes. La sixième sefira, tif’érét, la magnificence, symbolise le peuple élu d’Israël . C’est ce qui correspond à la notion rabbinique de shekhina, Présence divine. On a la shekhina supérieure dans tif’érét et la shekhina inférieure qui a son siège en malkhout.
Enfin, cet univers séfirotique est vivant et vivifiant. Contrairement aux doctrines philosophiques qui prônent l’immutabilité de Dieu qui serait donc insensible à la prière, aux suppliques de l’humanité souffrante, les séfirot, peuvent changer et sont à l’écoute de nos désirs et de nos vœux. Nous vivons donc la révélation de parcelles divines qui observent le monde des vivants et laissent intervenir des forces agissantes.
Les pratiques théurgiques des kabbalistes admettent que l’action humaine (jeûnes, oraisons, prières, actes de contrition, confessions, etc…) peuvent changer le cours des choses, ce que la théologie rationnelle ne permet pas vraiment en raison de la conceptualisation de l’essence divine, garante de l’immutabilité. Dans ce qui sépare la Révélation divine, telle que prônée par les kabbalistes, d’une part, et chez les philosophes, d’autre part, on relève tout d’abord l’ éternité de l’essence divine et aussi l’insensibilité, l’indifférence divines aux prières. Ce qui est absolument inadmissible pour l’humanité croyante… La remarque d’Abrabanel, citée plus haut, conserve toute sa vigueur. On admet Maimonide mais pas stout Maimonide car certains aspects de sa pensée son inquiétants.
Mon maître Georges Vajda avait, en 1969 rédigé dans les Cahiers de civilisation médiévale (fascicule n° 9) une étude intitulée, La pensée de Maimonide : unité ou dualité ? La question posée était la suivante ; tenait il plus pour les philosophes que pour les théologiens ? La question, je l’avoue, reste posée.
A la fin du moyen-Âge et au début de la Renaissance, on note quelques voix critiques mais les enseignements du Guide des égarés sont repris pour l’essentiel. L’averroïsme de penseurs comme Moïse de Narbonne (1300-1362) a été marquant mais n’a pas pu s’imposer entièrement. Je note que Narboni a lui aussi, dans sa jeunesse, succombé aux sirènes de la kabbale. Voir son commentaire du Hayy ibn Yaqzan d’Ibn Tufayl et son ultime œuvre, écrite peu avant sa mort, l’Épitre du libre arbitre. Des voix éparses comme celle de Abraham Bibago (ob. C. 1499) dans son Dérékh Emouna (La voie de la foi) tentent de concilier les enseignements de Maimonide avec certaines thèses plus fidéistes. Mais l’élan conquérant des averroïstes était brisé.
Pour compléter ce panorama un peu dense, vu le manque d’espace, il faut enjamber Spinoza qui nolens volens, fait partie de la philosophie juive. On connait son orientation critique de l’exégèse biblique qui sert de base à son examen sévère de la religion. Il faut à présent, aborder le renouveau de la pensée juive en Allemagne depuis Mendelssohn jusqu’à Léo Baeck et Martin Buber, dans la seconde moitié du XXe siècle. Période hautement féconde au cours de laquelle, les juifs ont tant échangé avec leur milieu et leur environnement.
Moses Mendelssohn, Franz Rosenzweig et Martin Buber ont, chacun à sa façon, traduit la Bible. Ils étaient donc au centre de la problématique qui nous occupe, comment rationaliser la Révélation ou la théoriser autrement afin d’en extraire le bon message.. Quelle contribution de la pensée juive à la culture européenne< ? Comment exploiter les systèmes philosophiques du temps présent pour en rapprocher leur propre conception du judaïsme ? Pour répondre à toutes ces questions, il faut s’en référer à un élément qui a déterminé le vécu et le penser des savants de cette époque qui va de 1750 à 1950 environ : l’historicisme de la science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums).
Dans le sillage du siècle des Lumières qui revêtit dans les pays germaniques une autre forme qu’en France, les philosophes allemands qui ont influencé les penseurs juifs de cette époque qui accordaient une place prééminente à la dimension historique du monde, y compris du phénomène religieux. Soumis à cette grande pression, les philosophes judéo-allemands de Mendelssohn à Martin Buber (ob. 1965) et à Léo Baeck (ob . 1956) en portèrent l’empreinte et s’en inspirèrent pour se définir eux-mêmes ainsi que leurs conceptions religieuses. Leur vision du monde et de leur propre religion porte la marque de cette influence, même si, dans leur majorité, ces hommes se tinrent à l’écart des investigations de la critique biblique.
Mais leur interprétation de la Révélation, fondement de leur pratique religieuse, s’en trouva transformée. Comment les choses ont-elles évolué ? D’abord, il y eut des scissions dans le paysage communautaire local car les tenants du modernisme voulaient une sorte de normalisation des offices religieux à la synagogue qui se vit dotée d’un règlement intérieur très strict. Un exemple : dans les communautés libérales et réformées, on considéra que l’hébreu était en partie seulement la langue officielle du culte, mais pour ce qui est du sermon rabbinique, ce dernier devait être tenu en haut allemand. Il y eut aussi bien des prières récitées dans la langue de Goethe et non en hébreu que tous les fidèles ne maîtrisaient pas. On introduisit l’orgue dans les synagogues réformées, ainsi que des chœurs mixtes, ce qui était absolument interdit chez les orthodoxes… C’est que les traductions ne pouvaient pas, dans certains cas, être données brut de décoffrage, si j’ose dire… Un exemple, dans la prière des dix-huit bénédictions, on loue Dieu en sa qualité de résurrecteur des morts (mehayyé ha métim..) Lorsque Abraham Geiger (1810-1874), âme vivante du libéralisme allemand de l’époque traduisit le livre de prières il transforma cette formule dont il ne voulait pas, alors qu’elle faisait, depuis des millénaires, parties de la liturgie, ainsi : Du Born allen Lebens (Toi, source de toute vie). Ce n’est pas vraiment la même chose. Certaines conceptions philosophiques ont donc conduit ce rabbin libéral à ne pas reprendre à son compte un article de foi en lequel il ne se reconnaissait pas. En l’occurrence, la résurrection.
On pourrait multiplier les exemples, mais ce ne sera pas nécessaire, la tendance est partout la même : on donnait du judaïsme et de la Révélation qui lui servait de socle, une autre image qui s’accordait mieux avec l’environnement social et religieux des sociétés allemandes, majoritairement protestantes et catholiques. Léopold Zunz (1794-1886) lui-même, père fondateur du mouvement de la science du judaïsme, avait doté le judaïsme de son temps de solides travaux de recherche sur le développement historique du judaïsme. Tous n’avaient que cette expression à la bouche, historisch dargestellt, histoire de … ou évolution historiquement présentée. Ismar Elbogen, grand spécialiste de l’histoire liturgique juive a intitulé son œuvre majeure dans ce domaine, ainsi : Der jüdische Goottesdienst in seiner historischen Entwicklung (la liturgie juive dans développement historique.)
Que pouvait-on offrir par cette méthode de la notion «religieuse» de la Révélation ? Et il ne faut pas oublier l’influence grandissante des frères Schlegel et de Friedrich Schleiermacher (1768-1834) qui faisait alors figure de meilleur prédicateur luthérien de son temps. Comment continuer, face à ce modèle, a végéter dans un minable oratoire de juifs polonais ? Et c’est pourtant un tel oratoire qui sauva le jeune philosophe Rosenzweig de l’apostasie, une veille de Kippour, alors qu’il avait déjà décidé de franchir le pas et de devenir protestant… Les mélodies plaintives de ces pauvres hères ne supportaient pas la comparaison avec les grandes orgues des synagogue luxueuses et pourtant la rusticité l’emporté sur le luxe et l’élégance. L’authenticité, l’essence du judaïsme ont séduit l’âme du jeune philosophe qui aspirait à se retrouver dans une tradition juive éternelle.
A défaut de faire de la Révélation un concept philosophique, on s’ingénia à faire le tri dans les donnés disparates de la tradition. On chercha à éliminer les traditions locales dont l’espoir d’en exhumer l’essence véritable et de retrouver la Tradition authentique (avec un T majuscule). Au cours des siècles des scories s’étaient déposées sur le pur diamant de l’héritage plurimillénaire du judaïsme. Un grand nettoyage s’imposait. D’ailleurs, toute l’œuvre de Léo Baeck, figure éminente du judaïsme allemand du XXe siècle le prouve : il intitula son premier livre d’importance, L’essence du judaïsme (1905, 1922 ; en français aux PUF 1993). Et Ce peuple. L’existence juive (Armand Colin, 2012). A sa manière, plutôt magistrale, Baeck a tenté de réconcilier le judaïsme avec la culture européenne de son temps.
Le meilleur témoignage que nous ayons de cette époque de restructuration religieuse tient au rejet massif des thèmes kabbalistiques, à commencer par la conception de l’univers séfirotique et de son exubérant symbolisme sexuel. Le plus grand historien juif de l’époque, le père fondateur de l’historiographie juive moderne, Heinrich Grätz, connaissait bien les textes fondamentaux de la kabbale, ce qui ne l’empêchait pas de les haïr et de tout faire pour qu’ils n’exercent jamais la moindre influence sur le judaïsme. A ses yeux et aux yeux des autres coryphées de la science du judaïsme, ce mysticisme n’était rien d’autre que la rechute dans le gouffre de l’irrationalisme d’un autre âge. Il suffit de lire l’autobiographie de Gershom Scholem, De Berlin à Jérusalem, pour s’en convaincre.
Certes, ce fut la situation qui prévalut après la mort de Mendelssohn en 1786 à Berlin, mais de son vivant, le tempo était donné par une orthodoxie modérée, préservant l’essentiel et visant à faire du judaïsme une religion naturelle dotée d’un corpus juris intact, issu de la Tora, révélée par Dieu. Donc, la conception fondamentale de la Révélation comme étant l’épine dorsale du rabbinisme n’avait pas été entamée. Les traductions du Pentateuque qu’il coordonna avec ses collaborateurs restent très proches de l’opinion moyenne des exégètes classiques de la Torah au Moyen Âge. Il ne faut pas oublier que Mendelssohn a tenté lui aussi, et avec un certain succès, d’introduire dans ses traductions, sa propre conception du judaïsme, qu’il considérait comme étant toujours en accord avec la saine raison. Il ne décrit pas le judaïsme de son temps tel qu’il était en réalité, mais tel qu’il l’interprétait philosophiquement…
Il faut dire un mot du rapport de la théologie juive aux pratiques magiques. La Bible rejette la magie sans hésitation. J’en veux pour preuve la description détaillée des gestes du Grand prêtre qui se trouve une fois l’an dans le Saint des Saints, le jour des propitiations : nul mystère, nul geste occulté ou étrange, nulle formule magique, rien qui puisse renvoyer à des cultes mystérieux. Tout est clairement montré et compris de tous. C’est important car le contenu de la Révélation aurait pu être interprété suivant des rites magiques. Ce ne fut jamais le cas. Même les exégèses kabbalistiques ont évité de tomber dans ce piège.
Je tiens à conclure en disant quelques mots de deux auteurs qui s’unirent pour traduire les vingt-quatre livres du canon juif, Rosenzweig et Buber, à chacun des deux j’ai consacré, il y a peu, un livre entier. Ce qui frappe dans cette traduction Buber-Rosenzweig, ce n’est pas, à première vue, les innovantes théologiques, ce sont les innombrables créations de néologismes. Ce n’est plus du tout la Bible de Luther… Un historien israélien a exprimé avec tant d’humour cette nouvelle traduction : quand on lit la Bible de Buber-Rosenzweig, celle de Luther ressemblerait presque à du «yiddish» tant elle parait simple par rapport au travail des deux traducteurs juifs… En fait, ces deux penseurs ont renouvelé l’allemand biblique.
Mais dans son ouvrage intitulé Je et Tu, paru en 1923 alors que l’Etoile de la rédemption avait été publié en 192 et que Sein und Zeit de Heidegger a vu le jour en 1927, Buber accorde à Dieu une certaine place. Le Tu éternel, c’est Dieu, un Dieu interprété philosophiquement mais un Dieu tout de même. Aux yeux de Buber, le contenu juridico-légal de la Révélation importait peu et ne pouvait pas être conçu comme tel. La manifestation de la divinité allait bien au-delà d’un simple corpus juris… C’est donc une contestation de l’équivalence entre la Révélation et le mattan Torah. Rosenzweig n’était pas d’accord et rédigea tout un texte (que j’ai traduit) pour répondre à Buber, Die Bauleute, Les bâtisseurs.. La réplique de Buber ne se fera connaître qu’en 1936, bien après la mort de son ami.
Dans l’Etoile de la rédemption, Rosenzweig est encore plus proche de la tradition religieuse. Et en ce qui concerne la Révélation, il veille à ne pas en faire un concept philosophique pur et simple. Il me semble que l’apport spécifique de Rosenzweig à cette Révélation face à la Raison consiste dans ce qu’il nomme lui-même, le Nouveau Penser et qui revient à instiller un peu de théologie dans le raisonnement ou la spéculation philosophique.
Je pense que c’est Franz Rosenzweig qui a le mieux fait progresser cette thématique de la Révélation face à la raison sana jamais porter atteinte à la dignité de l’une ou de l’autre. Au fond, l’humanité croyante et / ou pensante a besoin des deux…
Au terme de cette longue tournée de la pensée juive on constate que cette dernière est absolument compatible avec une identité juive multiple. C’est à l’extérieur du pays natal que le judaïsme a transformé l’exil en un puis où de nombreuses générations ont puié des raisons de vivre et d’espérer. ♦
Maurice-Ruben HAYOUN (ancien professeur à l’Uni de Genève)
Dernier ouvrage paru, Regard de la tradition juive sur le monde (Genève, Sltakine, 2020)
Reprise des conférences du professeur Maurice-Ruben HAYOUN à la mairie du XVIe arrondissement, 71 avenue Henri Martin 75116, salle des mariages :
Le jeudi 23 mars à 19 heures
«Sören Kierkegaard et le sacrifice d’Isaac»
entrée libre
Contactez: Raymonde au 0611342874
philosophe, exégète et historien français
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