Le luxe, c’est nous
Seule ou à peu près, l’industrie du Luxe n’a pas été impactée par le Covid. Un grand dossier Luxe en Time dans la Revue Passages.
Marc Lambron de l'Académie Française
Qu’est-ce que le luxe ? On peut le dire éblouissant, raffiné, effréné, insolent, ostentatoire, provocant, vulgaire, somptueux, tapageur, royal. L’écrivain André Suarès en donnait sa définition : « Le luxe, c’est le pain de ceux qui vivent de brioche ». Autrement dit, le train de vie ordinaire des grands nantis. Albert Camus se fait encore plus cinglant quand il note : « L’honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches ». Mais chaque époque dessine sans doute ses propres variantes. Dans le monde contemporain, qui s’enivre volontiers de sigles et de logos, de vintage et de contrefaçons, le luxe est un art de vivre souvent poussé jusqu’à l’insolation. Instagram regorge d’icônes de magazines se comportant tels de vrais porte-manteaux à breloques : on imagine que lorsqu’elles marchent, un bruit de grelot se déclenche à chaque pas, entre la clarine de pâturage et le renne attelé. Poudre aux yeux ou poudre d’or, peu importe, une limousine les attend, avec à demeure murs d’embauchoirs et nains de jardin platinés. Las Vegas règne ? On peut s’en formaliser, mais cette passion du clinquant dispendieux dit quelque chose de l’ego contemporain : on existe en lançant des appels de phares – ou de fards -, on devient l’illustrateur des très riches heures de soi-même. Le sentiment d’être unique rejoint la jubilation d’éblouir en arborant des signes universellement reconnus. D’où l’invention de la quadrature du cercle, qui est le luxe de masse. Du moins, dans la partie de la planète qui peut se nourrir de pain et de brioche.
Il existe une autre façon, à la fois plus humble et plus merveilleuse, d’envisager le luxe. C’est de mesurer l’état de miracle ordinaire au milieu duquel l’homme occidental moyen évolue, nonobstant le souffle d’une pandémie qui le tient en-deçà de lui-même. Voulez-vous savoir pourquoi nous vivons dans le luxe ? Parce que nous habitons un continent qui vient de connaître soixante-quinze ans de paix ininterrompue ; parce que l’espérance de vie augmente et que les systèmes de protection sociale, bon an mal an, fonctionnent toujours ; parce que la société française est un lieu où existe depuis des siècles un concordat acceptable, sinon délicieux, entre les deux sexes ; parce que l’art, qui est le sel de la vie, est à portée de toutes les bourses comme jamais auparavant : la littérature mondiale disponible en livre de poche, toutes les musiques en téléchargements, tous les films sur le câble ou en DVD, les musées accessibles au passant, un gigantesque stock de savoir accessible par simple connexion Internet. Quel est le mécène, quel est le collectionneur, quel est le tyran qui aura eu, dans l’histoire du monde, accès direct à autant de richesses ? L’étonnant étant que l’on ne paraît pas le mesurer, comme si la profusion tuait la perception. Capoue, Byzance, Hollywood, c’est tous les jours. Nous sommes des satrapes de la vie, des magnats du regard, des milliardaires de l’oreille. Le luxe est fait pour les autres ? Rien de moins vrai. Le luxe, c’est nous.
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