Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Le syndrome français de l’impuissance collective

Il y a un mystère français : comment autant d’individualités brillantes peuvent-elles produire un collectif aussi faible ?

Et ce n’est pas un phénomène récent. Dans La guerre des Gaules, Jules César écrit que si les Gaulois avaient été organisés, ils auraient massacré ses légions. Dans la guerre de 1870, des généraux de Cour qui n’ont pas étudié la Guerre de Sécession, envoient des soldats magnifiques à l’abattoir car les Allemands se sont équipés massivement de mitrailleuses largement utilisées à la fin de la guerre civile américaine. En 1939, la Ligne Maginot était efficace, contrairement à la doxa véhiculée depuis, et les Allemands la contournent pour cette raison. Ils passent par les Ardennes car des généraux français avaient considéré que c’était impossible : cette partie du front était peu protégée.

Et le problème s’aggrave. Dans les années 1990, selon les mêmes phénomènes de Cour, des sociologues et des politiques néomarxistes ou négligents décrètent, à quelques-uns mais au cœur du système, que nous sommes entrés dans un monde post-industriel et post-travail qui exige le partage d’un nombre limité d’heures de travail. Cette idée est reprise par le Parti socialiste qui gagnent les élections législatives de 1997 et imposent la semaine de 35 heures à des syndicats réticents, avec plein effet pour les entreprises de plus de 20 salariés au 1er janvier 2000 et pour les autres au 1er janvier 2002. La droite, élue en 2002, ne modifie le dispositif qu’à la marge.

Dans tous les pays développés, l’industrie est l’activité la plus internationalisée, et infiniment plus que les services. La semaine de 35 heures, qui a augmenté fortement le coût du travail, désorganisé la production et démotivé les travailleurs, va jouer le même rôle pour les PME industrielles françaises que les mitrailleuses allemandes en 1870. La production industrielle stagne aujourd’hui à son niveau de l’an 2000 et la France a perdu, depuis cette date, près de la moitié de ses marchés à l’exportation. La désindustrialisation du pays est la principale cause de son affaiblissement, de la désertification des territoires qui a provoqué le phénomène des Gilets jaunes, et du déficit extérieur qui mine les équilibres financiers de la France.

Et ça continue. Didier Deschamps a considéré, à 24 minutes de la fin du match, que son équipe ne pouvait pas perdre, avec un score de 3-1, et a dégarni son attaque qui était vraisemblablement la meilleure du tournoi. La défense, qui est considérée comme moins noble par les Français, était désorganisée et peu motivée. Il n’y a pas une personne au monde qui peut penser que les équipes italienne, espagnole ou allemande de football auraient perdu dans les mêmes conditions.

Il faut donc s’interroger sur trois faiblesses apparemment congénitales de la population française : 1/ la désorganisation des armées ou des équipes, qui semble le mode latent de fonctionnement français sauf événements ou chefs exceptionnels, 2/ l’absence de curiosité de ce qui se fait ailleurs, comme pendant la Guerre de Sécession, 3/ le phénomène de Cour dans un Etat centralisé qui permet de mettre en œuvre des idées loufoques sans analyse sérieuse et contradictoire, ni même de prendre en compte le retour d’expérience, quand il se révèle désastreux, pour corriger le tir.

Toute la planète civilisée et informée sait depuis vingt ans que, loin du post-industriel, nous sommes entrés dans la Nouvelle révolution industrielle de l’informatique depuis les années 1980, la transformation à l’œuvre s’accélérant depuis l’an 2000 pour fabriquer une industrie robotisée, numérisée et totalement internationalisée. Ce système hyper-industriel est plus que jamais au cœur de l’économie servicielle créant des écosystèmes de biens et services liés, dont l’industrie est plus que jamais le cœur. L’évidence glaçante du phénomène n’a nullement perturbé l’intelligentsia politico-économico-médiatique, d’environ 300 personnes, qui gouverne le pays. Cette dernière continue de pérorer sur les mérites du partage du travail dans la décroissance. Des velléités de réindustrialisation sont laissées à des spécialistes dont on doute de la santé mentale. La crise du Covid ayant montré les dégâts de la désindustrialisation en 2020, quelques mesures ont été prises dans ce qui est, en réalité, une indifférence générale marquée de sympathie désapprobatrice. On est très loin d’un impératif de survie qui réorganiserait la nation pour la préparer au combat.

Comment est-il possible que ceux qui appelaient au partage du travail et à la fin de l’industrie dans les années 1990, et encore dans les années 2000, et qui continuent de le faire – les mêmes pseudo-sociologues, économistes ou politiques -, ne soient pas déconsidérés et éliminés du débat public ? Pourquoi la simple observation de la réalité internationale ne suffit pas à les faire taire ? Comment peut-on tolérer la continuation du phénomène de Cour, relique de la monarchie absolue, qui oblige la Bretagne, l’Alsace et la Savoie à se conformer à des décisions prise sur un coin de table, dans les ministères et dîners parisiens ?

Et lorsque, par exception, on se pique de traiter d’un sujet, comme la TVA sociale, l’origine de l’effondrement des performances scolaires, la réindustrialisation, la réforme des retraites, la question énergétique, le débat public obéit aux trois temps de la valse d’impuissance française :

1/ on nie l’importance du sujet : non le coût du travail ne joue pas sur l’emploi, l’industrie est sale et dangereuse, les apprentissages à l’école doivent respecter les désirs des ‘petites personnes’ qui ne sont plus des élèves que l’école doit élever au-dessus de leur condition de départ, la seule caractéristique du nucléaire est sa dangerosité, le contrôle des inondations par des séries de mini-barrages de précaution est hors sujet, etc.

2/ lorsque la négation ne suffit pas à éliminer le sujet, on en parle longtemps, pendant des années, et en faisant en sorte que les comparaisons internationales, dans les rares cas où l’on s’en préoccupe, restent à la marge du débat qui devient rapidement ‘pour ou contre’ : pour ou contre la TVA sociale, la globalisation, la méthode syllabique d’apprentissage de la lecture, le calcul mental à l’école, la vaccination, les robots, le nucléaire, les barrages de contrôle des inondations, l’immigration, etc.

3/ et enfin, lorsque l’on a suffisamment ferraillé ‘pour ou contre’, vient la paix des braves, c’est-à-dire le moment au cours duquel le sujet est décrété résolu pour en avoir assez parlé. Ainsi, on a parlé pendant quinze ans de la TVA sociale en France et les Allemands l’on fait en 2007, par le relèvement du taux principal de TVA de 16% à 19% avec, en parallèle, une baisse des cotisations patronales sur les salaires et, quelques semaines après, une baisse de l’impôt sur les sociétés qui mettaient l’Allemagne en bonne position pour encaisser la crise de 2008-2009 et rebondir ensuite. Le fait que les Allemands avaient mis en œuvre la mesure refermait définitivement le sujet en France, à la satisfaction générale.

Le mécanisme des trois temps de la valse est suffisamment puissant pour ignorer nos trois inconséquences apparemment congénitales : 1/ la désorganisation latente de nos fonctionnements sans règles clairement énoncées et strictement mises en œuvre, 2/ l’absence de curiosité sur ce qui se fait ailleurs, et même lorsque l’on veut bien ouvrir un œil, les solutions d’ailleurs ne sont jamais pertinentes ici, 3/ le phénomène de Cour autour d’Ubu roi : plus c’est loufoque et lardé de lâchetés, mieux c’est. Et si c’est financé par la dépense publique, c’est le début du Nirvana.

Le résultat est une France désindustrialisée, aux finances publiques à la dérive, à l’école en déshérence dans les comparaisons internationales, sans politique énergétique, avec une immigration subie, qui échoue dans les compétitions même quand elle a une bonne équipe. Mais tout va bien, tant que le méchant grand capital est, en réalité, assez stupide pour financer notre indiscipline, notre refus d’ouvrir les yeux sur le monde, notre infini paresse intellectuelle et morale, et nos lâchetés qui sont toujours, naturellement, bienveillantes.

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