Louise Janet, donner matière au temps
Louise Janet, peintre et dessinatrice de 24 ans en cinquième année d’études aux Beaux-Arts de Paris, présente le 9 mars Present Tense sa première exposition personnelle à la Galerie Mathilde Le Coz dans le Marais à Paris. Obsédée par le temps qui passe, l’artiste consigne, à coups de pinceau ou de crayon, les petits riens de la vie de tous les jours. Ses personnages sont les héros d’un banal tranquille qu’il faut à tout prix conserver, des acteurs sans acte qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. Alors que la mise en évènement de soi, toujours plus rapide, glamour et active déborde de nos téléphones, Louise Janet capture la douceur de l’ordinaire au travers d’une poétique du banal à portée universelle. Dans un style qui se situe à la croisée de Vermeer et Hockney, l’artiste nous montre la préciosité de l’oisiveté, le sublime tranquille d’être avec les siens.
Rencontre avec l’artiste
MLC – J’aimerais commencer par parler de ta toile intitulée « Cycles » de 2022, elle semble représenter ta formule, ou en tout cas, ta manière de travailler et d’appréhender ton sujet. On y voit plusieurs photos, ton ordinateur, des pinceaux, un châssis de dos. Tu peux nous expliquer comment tu procèdes ?
Louise Janet – C’est vrai qu’elle est représentative de ma manière de travailler : dans ma pratique je collecte des images, souvent personnelles, mais aussi de la culture populaire ou savante et je m’en sers pour les ré-assembler et créer d’autres images. Finalement la peinture que l’on voit sur la gauche dans le tableau est la somme de toutes les images qui représentent ma grand-mère.
MLC – Regarder tes œuvres sur papier ou sur toile, c’est entrer dans l’intimité de ta sphère familiale car ce sont bien tes proches que tu représentes. Qu’est-ce qui t’attire dans ce monde domestique ? De manière régulière tu représentes ton frère cadet ainsi que tes grands-parents, pourquoi cet intérêt pour l’enfance et la vieillesse en particulier ?
LJ – On voit apparaitre sur mes toiles les mêmes personnes car ma pratique de la peinture découle de ma pratique du dessin avec laquelle j’ai pris l’habitude de travailler directement sur le motif, ce sont donc les gens que je côtoie le plus. J’aime aussi l’idée qu’on retrouve d’une toile à l’autre les mêmes personnages qui deviennent alors des archétypes plutôt que de réels portraits. Ce choix de représenter plus mes frères ou mes grands-parents n’est pas conscient, mais chacun représente quelque chose de l’ordre d’un âge de la vie, un archétype de l’enfance ou de la vieillesse.
MLC – Tu peins et dessines souvent des « non-évènements », c’est-à-dire des personnes en train de dormir, de regarder la télé, de ne rien faire : des moments d’oisiveté, de la vie de tous les jours – pourquoi choisis-tu de représenter, d’immortaliser ces moments où il ne se passe, pour ainsi dire, pas grand-chose ? Qu’est ce qui t’intéresse dans la routine, dans la vie quotidienne ?
LJ – C’est la condition du peintre que d’être attentif à presque rien. Dans la lenteur, dans la solitude du travail, on revit ce moment d’éternité du présent et d’absence d’évènement. La peinture c’est le médium par excellence de représentation de ce genre de moments car c’est un médium qui demande du temps.
MLC – Lors de ma dernière visite d’atelier, tu me parlais aussi de la notion de « héros du banal », est-ce une manière pour toi de redonner ses lettres de noblesse à une routine souvent perçue de manière péjorative ?
LJ – J’ai l’impression que de donner matière au temps et à la mémoire, c’est une manière de donner du sens à l’existence, de préserver de l’oubli les moments qu’on vit et qu’on oublie.
MLC – Tu représentes on l’a vu, la routine, la vie de tous les jours, ton travail prend la forme d’un journal intime, tes dessins sont même situés dans le temps (« Novembre… », « Décembre… » etc.), on peut les lire de manière chronologique et suivre ce qu’il s’est passé cet automne pour toi. Je sais aussi que tu tiens un journal (écrit cette fois) – qu’est-ce que la peinture ajoute selon toi, par rapport à l’écriture ?
LJ – Dans le journal, une forme prise par les journaux que j’écris mais aussi mes dessins, il y a davantage une notion de véracité et le rythme est assez différent car le journal c’est quelque chose qui se tient plus ou moins au jour le jour. Mes peintures, à l’inverse, sont une reconstruction de la mémoire, de la même manière que fonctionnent les souvenirs. Avec la peinture, j’essaie de mettre en valeur certaines choses et d’en occulter d’autres.
MLC – Tes personnages tendent à disparaître dans tes peintures au profit des objets qui les entourent (ton grand format, mais aussi « Autoportrait avec L. Freud », par exemple) – il se dégage de ton travail une vision presque animiste des objets – quel est le sens du décor dans lequel tu places tes personnages ? À quoi te sert-il ?
LJ – D’une part, les décors sont une manière de faire le portrait de quelqu’un car ils sont le reflet de l’intimité. Dans un intérieur, on retrouve des traces de la mémoire, d’évènements passés, d’habitudes, les goûts des gens. Mais, c’est aussi un prétexte pour peindre. J’adore regarder, chez Vermeer par exemple, la gourmandise avec laquelle il peint des détails qui viennent parasiter le sujet central du tableau : toutes ces textures, formes, couleurs me plaisent.
MLC – Tu viens d’évoquer Vermeer et tu viens tout juste de rendre un mémoire sur Hockney, on retrouve aussi dans tes peintures une monographie de Matisse – qu’est-ce qu’il te plaît chez ces peintres ? As-tu d’autres références ?
LJ – Chez Hockney, c’est la manière dont il construit son œuvre comme un journal intime, c’est son travail sur la mémoire, sur le rapport au monde et la place que le spectateur entretient avec celui-ci. Tandis que chez Vermeer c’est plus formel : le cadrage et son sujet. Il a une manière très belle de représenter la vie quotidienne, le silence, le mystère. Et en ce qui concerne les autres peintres, en ce moment je regarde les premières peintures de Peter Blake, le travail d’artistes plus contemporains comme Mathieu Cherkit, j’ai aussi récemment découvert le travail d’un peintre indien Mahesh Baliga. Et je suis également influencée par d’autres médiums comme le cinéma et surtout la bande dessinée, j’adore Chris Ware, par exemple.
MLC – Justement le cinéma, la bande dessinée ou la littérature, ce sont des arts qui conservent ce qu’il se passe avant, sur le film ou la vignette précédente – est-ce une problématique que tu essaies de résoudre en peinture ?
LJ – Surtout avec la BD, ce qui m’intéresse, c’est le système de double lecture : on voit d’abord la page dans son ensemble et ensuite il y a une deuxième lecture de case en case. Chaque image donne alors à voir à la fois son passé, son présent, et son futur, ce qui lui donne une épaisseur temporelle. C’est quelque chose que j’aimerais réussir à retrouver dans mes peintures grâce à cette foisonnance de détails : avoir une peinture qui se lit à la fois comme un ensemble et dans le détail.
MLC – D’où la multitude des tableaux dans le tableau !
LJ – Oui ! Car tous ces plans créent des images à la fois successives et synchrones. Il y a plusieurs temporalités.
MLC – Consigner et enregistrer ces moments qui se passent dans ta vie, c’est une manière de les conserver à tout jamais et tu le fais sur plein de supports différents, tu écris, tu peins tu dessines – tu accumules le temps qui passe.
LJ – C’est, selon moi, ce qui donne matière à la mémoire et à l’immédiateté du présent. ♦
Une exposition à découvrir du jeudi 9 mars au samedi 25 mars 2023 à la galerie Mathilde Le Coz (11 rue Michel le Comte, 75003 Paris).
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