Pharisianisme et christianisme
“Pharisien” est un mot familier à des oreilles chrétiennes, mais il ne leur évoque rien de bon. Dans les évangiles, les pharisiens apparaissent comme les « méchants de l’histoire ». Les qualificatifs associés sont : « hypocrites », « faux dévots », « légalistes », « ritualistes », mais l’on n’ignore pas qu’il s’agit de Juifs. Pourtant, un Juif peut passer toute son existence sans connaître ce terme ou savoir qu’il est concerné par lui.
L’historien juif du premier siècle Flavius Josèphe, qui en est contemporain, en donne une tout autre image. C’est à ce natif de Jérusalem, contraint par les circonstances à écrire depuis Rome l’histoire de sa nation, que l’on doit la seule description claire des courants qui divisaient le judaïsme de Judée au premier siècle. Aux sadducéens, attachés à la seule Loi écrite, qui fournissent l’essentiel des servants dans le Temple, prêtres et lévites, s’opposent les pharisiens, qui ont introduit des traditions orales transmises de génération en génération et fournissent, selon Josèphe, les meilleurs interprètes des textes sacrés. Une autre cause de dissension avec les sadducéens est l’introduction par les pharisiens d’une croyance nouvelle, permettant répondre au douloureux problème de la théodicée – la résurrection. Celle-ci ne se trouve pas explicitement dans la Torah et, de ce fait, elle est rejetée par les pharisiens. En effet, elle n’est affirmée qu’une seule fois de façon claire dans le livre de Daniel (12,1), qui aurait probablement été rédigé vers -160. Le mot grec pharisaios (pharisien) correspondrait au mot hébreu parush « séparé », ce qui fait des pharisiens des “dissidents”..
À ces deux courants, s’en ajoute un troisième, celui des esséniens qui vivent en communauté en respectant des règles de pureté extrême et pratiquent de préférence le célibat. Josèphe constate aussi que depuis l’instauration de la domination directe de Rome sur la majeure partie de l’ancien royaume d’Hérode (Judée, Samarie, Idumée) avec un gouverneur basé à Césarée sur la côte méditerranéenne, s’est développé parmi certains pharisiens un courant nationaliste destiné à fournir des troupes aux sicaires et aux zélotes, lors de la première grande révolte judéenne contre Rome de 66 à 73.
Rien de négatif chez Josèphe dans sa présentation des pharisiens. Bien au contraire, ils ont droit à ses louanges pour leur science sacrée, leur attitude morale et leur affabilité. Alors même que Josèphe est la principale source pour toute “Histoire des Juifs au temps de Jésus”, un tel contraste avec la présentation des évangiles mérite qu’on essaie de le comprendre. Le Jésus des évangiles est-il comme l’on affirmé tant de théologiens du passé, « le destructeur de la loi pharisaïque » ?
Dans les trois évangiles synoptiques, Matthieu, Marc et Luc, qui sont les plus proches de la réalité historique, les pharisiens apparaissent souvent comme des personnages odieux. Ils semblent épier constamment Jésus, vouloir lui poser des questions pièges pour trouver un motif de le faire périr. Ils l’accusent de blasphème, de non-respect du shabbat et des jeûnes ou des règles de pureté. Eux-mêmes pratiquent une dévotion ostentatoire et formaliste en prétendant être les successeurs de Moïse. La polémique culmine dans le fameux chapitre 23 de Matthieu, dont les célèbres apostrophes aux “pharisiens hypocrites” commencent généralement dans les traductions par « malheur à vous !».
Examinons de plus près les sujets sur lesquels portent les accusations ou les questions pièges. Jésus a-t-il enfreint le shabbat par ses miracles ? Il a guéri en ce jour voué à Dieu, un aveugle un hydropique, une main desséchée, une femme courbée, autrement dit, des infirmités chroniques. Ce qui est en cause ce sont les miracles effectués en public au sortir de la synagogue qui suscitent des questionnements pour ceux qui ne sont pas les disciples de Jésus. Il faut restituer le débat sous-jacent. Ces infirmes n’étaient pas en danger de mort, leur guérison ne pouvait-elle attendre ? Mais guérir constitue-t-il une infraction au repos sabbatique? En outre, au nom de qui guérit ce Jésus qui semble prononcer des incantations ?
Parfois, l’infraction n’est pas due à Jésus mais à ses disciples qu’il laisse faire. Ils mangent avec lui chez les pharisiens sans se laver les mains. La réponse de Jésus : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme qui le souille mais ce qui en sort », a pu être interprétée comme une abolition des lois alimentaires, ce qui est un contresens total. Dans cette société antique, nul ne contrevient aux usages bien établis et tous s’efforcent de respecter la Torah. Il est clair que le message de Jésus est moral; il met en garde contre la médisance, les jurons et tout ce qui rabaisse la dignité humaine.
Quand des pharisiens posent à Jésus la question de l’impôt dû à César, cette question présentée comme un piège correspond à un problème politique brûlant qui agite la société judéenne. En l’an 6, quand Auguste avait envoyé le légat de Syrie, Quirinius, recenser la population pour fixer le tribut que Rome allait imposer à l’ancien royaume de Judée, il y avait eu un début de soulèvement qui allait bientôt fournir des troupes aux sicaires. Le refus de, payer tribut à une puissance étrangère continua d’entretenir une agitation endémique jusqu’à la révolte qui éclata en 66. Jésus répond à une question embarrassante par une esquive habile : « Rendez à César etc… »
La question du divorce est, elle aussi, très débattue en son temps. Dans quelle conditions un homme peut-il répudier son épouse? La seule indication donnée dans le Deutéronome correspond à une expression hébraïque d’interprétation difficile « ervat davar». S’agit-il seulement d’un défaut quelconque ou bien cela se réfère-t-il à une infidélité ? Deux générations auparavant, les deux sages les plus célèbres de leur temps, Hillel et Shammaï, s’étaient affrontés sur cette question. Jésus enrichit le débat en introduisant à côté du texte juridique du Deutéronome, un texte narratif de la Genèse à propos d’Adam et Eve dont il est écrit: « ils ne feront qu’une seule chair », tout en rappelant le texte du Deutéronome (Matt. 5, 32: “sauf pour infidélité”). Cette confrontation de versets bibliques est une technique courante dans les débats rabbiniques.
En fin de compte, les questions posées à Jésus par les pharisiens concernent souvent des points de jurisprudence religieuse et relèvent donc de la loi orale qui est encore en cours de formation.
Pour l’essentiel, y a-t-il véritablement opposition entre Jésus et les pharisiens ? Dans le Sermon sur la montagne, Jésus n’affirme-t-il pas avec la plus grande force, la primauté de la Loi écrite : « il ne disparaîtra pas de la Loi un seul iota ou un seul trait de lettre » (Matt.5,18. Les célèbres “antithèses” du Sermon (“Vous avez appris… mais moi je vous dis”), loin d’impliquer le rejet de la Loi prône une extension de préceptes bien connus, qui rappelle l’ injonction des sages des siècles précédents: « faites une haie autour de la Torah » ( Pirké Avot 1, )?
Le point d’accord le plus évident entre Jésus et les pharisiens concerne la croyance en la résurrection, trait fondamental de la doctrine pharisienne. Dans les trois évangiles synoptiques, Jésus est pris à partie par des sadducéens qui se gaussent de cette doctrine de leurs adversaires doctrinaux. En revanche, sa réponse obtient le plein soutien des pharisiens présents (Matt.22, 34, Marc 12, 28, Luc 20,39).
De fait, Jésus et les pharisiens ne s’opposent sur aucune question fondamentale. Le respect de la Torah, la croyance en un au-delà qui verra la résurrection des morts. L’annonce de l’avènement du Royaume est au cœur du message de Jésus. Nombreux sont ceux qui, en ces temps troublés, adhèrent à cette espérance vague que Jésus évoque dans de lumineuses paraboles mais dont nul ne sait ce qu’elle est en réalité. La question de la messianité de Jésus n’est pas évoquée par les pharisiens. On la voit surgir seulement à la fin du récit, lors de l’affrontement avec le Grand prêtre donc, un sadducéen. Les pharisiens sont, en effet, notoirement absents de tout l’épisode du procès et de la condamnation de Jésus.
S’il faut rattacher un tant soit peu Jésus à l’un des courants du judaïsme de l’époque, de qui semble-t-il le plus proche ? Certainement pas des esséniens, bien que cela fut beaucoup dit dans les années cinquante, après les découvertes de Qumran. En effet, Jésus, loin de mener comme eux une vie à l’écart du monde, se laisse facilement approcher par la foule.
Les sadducéens sont ses adversaires qui cherchent à le ridiculiser puis à le condamner. Ce sont eux que visait Jésus dans la célèbre parabole du bon Samaritain, où il dénonce l’égoïsme de la classe sacerdotale, prêtres ou lévites, en mettant en scène ce Samaritain imaginaire plus généreux qu’eux, qui se porte au secours d’un voyageur blessé, probablement juif, car il se rendait à Jérusalem. Pourtant les Samaritains avaient refusé d’accorder l’hospitalité à Jésus.
C’est indubitablement des pharisiens que Jésus se montre le plus proche. D’ailleurs n’est-il pas reçu à leur table ou averti par eux d’un risque d’arrestation ? Et lorsqu’il débat avec eux, c’est toujours, à bien examiner, sur des problèmes qui touchent à la Loi orale. Jésus apparaît ici comme un rabbi discutant avec d’autres rabbis. Il en a les méthodes de raisonnement, le langage imagé des paraboles, la référence aux prophètes. Comme les maîtres pharisiens, il se déplace entouré de sa troupe de disciples. Bref s’il n’est pas tout à fait des leurs, il paraît néanmoins très proche d’eux, comme le constate la toute récente Encyclopédie Jésus.
S’il en est ainsi, comment donc expliquer la série d’invectives de Matthieu 23 commençant par « Malheur à vous » ? Ce n’est là qu’une traduction habituelle, le terme grec que cache cette formule est une simple exclamation vaï, qui rend le hoï de l’hébreu, autre exclamation que l’on retrouve plus de cinquante fois chez les prophètes d’Israël. Il faut n’avoir jamais lu IsaÏe pour ne pas saisir qu’il y a dans ce passage une colère prophétique. C’est le rôle du prophète de réprimander les siens, le hoï n’est qu’une déploration, ce n’est nullement une malédiction.
Jésus “proche des pharisiens” est encore choquant aux oreilles habituées et pourtant, c’est bien là la conclusion auxquels aboutissent les savants d’aujourd’hui, comme le montre le colloque universitaire sur les pharisiens organisé à Rome en mai 2019, qui s’est tenu en présence du Pape François. ♦
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