Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Quand Dominique Schnapper explore la relation à l’autre

Comme le souligne l’auteure elle-même, il s’agit ici de la réédition d’un ouvrage vieux de vingt-cinq ans, mais qui selon mon avis de non-spécialiste n’a pas perdu toute sa fraîcheur. Loin de là. Pour le philosophe que je suis, éloigné de la sociologie, les discussions dans ce livre, ont presque une saveur spéculative, à commencer par le titre lui-même qui parle de la relation à l’Autre, ce dernier avec un A majuscule, comme chez Martin Buber et Emmanuel Levinas. D’entrée de jeu, j’ai bien apprécié les discussions portant sur l’universel et le particulier, l’accaparement par les Européens que nous sommes des notions de progrès, de civilisations et de l’éthique en général, tous ces éléments montrent que le livre se lit encore très bien et apporte des éclaircissements bienvenus pour des lecteurs attentifs. J’ajoute que le sujet traité est d’actualité puisqu’il s’agit des grandes migrations auxquelles notre Europe, héritière des concepts de la fin du XIXe siècle, aujourd’hui démonétisés, n’a pas pu se préparer. C’est peut-être même la fin de l’état-nation, comme lorsqu’on dit qu’Israël est l’État-nation du peuple juif…

Une comparaison lexicale entre deux désignations de la migration peut être instructive. Nous avons appris dans nos livres d’histoire au lycée à parler des « grandes invasions » là où nos voisins allemands parlent, eux, de Völkerwanderungen, c’est-à-dire de «déplacements, migrations des peuples». Le terme invasions connote quelque chose qui n’est pas vraiment positif ni souhaitable…

Le fait d’accueillir des gens, des migrants qui ont de la peine à s’intégrer, simplement, je ne parle même pas de s’assimiler au mainstream (courant majoritaire ou principal), présuppose quelques mesures et quelques aménagements. Même lorsqu’il n’a rien de plus que ce qu’il porte sur le dos, un migrant n’en conserve pas moins sa dignité d’homme, issu d’une certaine culture, animé par des idéaux (parfois intolérants ou fanatiques) et incarnant des aspirations qui ne sont pas les nôtres. Je m’en réfère aux attentats qui ont récemment ensanglanté notre pays ainsi que d’autres états européens, perpétrés par des gens qui n’étaient pas mus par les sentiments humanitaires dont ils se prévalaient. Toutes les polices européennes ont su débusquer des terroristes qui tentaient de se faire passer pour des réfugiés sans défense. Mais la masse de ces compagnons d’infortune étaient animés par des sentiments honorables. Il faut lire les discussions de l’auteure sur ce défi que représente l’admission dans son propre pays de gens qui n’ont pas les mêmes valeurs éthiques ni la même conception des relations politiques.

Pour que son livre ne paraisse pas provenir d’une antiquité lointaine, l’auteure a eu la bonne idée d’y ajouter une cinquantaine de pages faisant le point sur l’avancement des travaux de ses collègues sociologues tant aux USA qu’en Grande Bretagne et en Hollande.  La France ne sera pas oubliée mais le point nodal demeure le Nouveau Monde qui se veut, dès les origines, une société d’émigrations, avec l’ambition d’en faire un tout harmonieux, partageant les mêmes valeurs et aspirant au même type de bonheur. Par exemple, l’absence de coercition religieuse, le rejet de tout exclusivisme notamment au niveau des croyances qu’on ne saurait imposer à d’autres personnes, issues d’une autre congrégation.

Je voudrais citer quelques lignes de cette longue et éclairante préface, nous renseignant sur l’objectif de ce livre réédité et remis à jour, en quelque sorte : La manière de poser les problèmes de l’intégration des immigrés ou issus de l’immigration, reste étroitement liée à l’histoire de chaque nation, tout ce livre se propose de le montrer.

 Et en effet, c’est bien le cas. Par exemple, il est indéniable qu’il y a une spécificité américaine pour de nombreuses raisons, à savoir la structure et la naissance de la nation américaine, véritable creuset de l’ensemble des nations qui, jusqu’à une période récente, ont su s’assimiler au rêve américain et donner naissance à une puissante classe moyenne. Comme cette nation est elle-même issue de l’immigration, elle a érigé le communautarisme en système politique et démographique, ce qui est inconcevable dans la France contemporaine. Le passage d’une communauté à une autre gît au fondement même du peuple américain. Une loi anti-séparatisme, dans son essence, comme en France, serait proprement inconcevable, inconstitutionnelle aux USA…

Quel est le critère permettant d’évaluer le degré d’intégration, voire d’assimilation, d’un migrant à son pays d’installation ? En quittant son pays d’origine, de départ, le migrant ne parvient pas à effacer entièrement sa culture de naissance. La question de l’identité se pose : pour s’assimiler totalement à quelque chose de nouveau, il faut consentir quelques efforts, voire des sacrifices. Tout dépend de ce que recherche le migrant et cette problématique est bien analysée par l’auteure. Culturellement, le migrant qui veut s’assimiler doit s’identifier à l’histoire politique et religieuse de son pays d’installation. S’il s’y refuse au motif que c’est la seule amélioration de sa situation matérielle qu’il vise, il obtiendra une intégration au rabais, une simple intégration d’ordre économique ou sociale. Souvent, l’intégration s’effectue ou s’accomplit au fil des générations : on change de quartier d’habitation, on se donne un nouveau prénom qui subsiste parfois aux côtés de l’ancien ou le phagocyte entièrement quand l’objectif est de brûler ses vaisseaux, de rompre définitivement avec un pays, une culture, un régime qu’on ne reconnait plus. La suppression du prénom, voire du nom patronymique, s’impose après un divorce irrémédiable avec le pays de départ. Mais le plus difficile, le plus délicat, ce sont les questions identitaires car nous assistons à des revendications de la part de gens qui n’ont pas une culture suffisamment développée pour exprimer rationnellement une telle exigence. Je pense à l’immigration issue des anciennes colonies françaises d’Afrique du Nord. Des décennies après l’indépendance, les relations entre l’Algérie et l’ancienne métropole sont toujours aussi passionnelles. C’est un passé qui ne passe pas, pourtant les Accords d’Évian avaient accordé aux Algériens un certain nombre de prérogatives fort enviables, mais qui sont menacées aujourd’hui par de nouvelles restrictions du flux migratoire. Certains vivent mal le fait d’être un adepte de l’islam tout en étant, en même temps, de culture française ; c’est pourtant le cas de millions d’Algériens en France et même chez eux, en Algérie. L’ancien président Abdelaziz   Bouteflika avait osé accuser l’ancienne puissance coloniale de génocide culturel… Ce qui est hors de propos. D’autant que ce sont des médecins français dans des cliniques privées françaises qui l’ont soigné et permit, grâce au Ciel, sa survie et sa bonne santé relative.

Mais par-delà des considérations politiciennes, la question de l’immigration touche ce qu’il y a de plus humain, donc de plus sacré, dans l’être humain. Je ne fais pas partie de ces doux rêveurs qui estiment que les frontières ne servent à rien et qu’il faudrait accueillir toute la misére du monde… Mais parallèlement, il y a la tradition multiséculaire de la France, terre d’accueil qui nous fait obligation de porter secours à autrui… C’est, tout de même, un autre sujet qui s’apparente à une sorte de messianisme sécularisé dont parlent les vieux prophètes hébreux, depuis au moins huit siècles avant l’ère chrétienne, pour ne s’en tenir qu’à Ernest Renan sur ce point.

Voici une belle métaphore de l’auteure : les migrants et leurs descendants ne vivent pas entre deux mondes en même temps. Ils sont entre deux rives.

C’est très vrai… et plus inconfortable.

 Un mot, avant de finir sur l’énigme juive aux USA : comment peut-on être pleinement juif et pleinement américain, tout en respectant les mariages endogamiques ? On sait que même Moses Mendelssohn avait placé de grands espoirs dans l’adoption par les USA d’une politique favorable à l’immigration juive. Il faut relier le développement du libéralisme et de la réforme avec l’affaiblissement de l’orthodoxie sur place. Notamment, en ce qui concerne les mariages mixtes et un allégement des rites de conversion. En France, la situation est différente en raison de l’institution napoléonienne qu’est le consistoire : le grand Corse voulait avoir des autorités centrales avec lesquelles il pouvait dialoguer et imposer ses vues, dans une certaine mesure… Une telle institution manque aux USA. Les juifs libéraux ou réformés ont presque réussi à infléchir la doctrine orthodoxe en matière de conversion en Israël. Quelques-unes de leurs exigences furent adoptées par l’État d’Israël, en dépit d’une sourde opposition des milieux les plus orthodoxes.

Je me suis posé la question suivante, au cours de ma lecture de cet ouvrage si riche et si instructif : les juifs sont-ils une « collectivité historique » ?

Comment faire pour que la relation à l’Autre soit fondée sur un minimum d’humus éthique, la préservation de ses droits, de sa dignité et de sa création à l’image de Dieu ? On placera derrière ce vocable ce qu’on voudra, peu importe. Mais l’essentiel est d’avoir présent à l’esprit que même les plus vertueux parmi nous sentent couler dans leurs veines une certaine violence congénitale qui ne s’arrête qu’avec la mort. Il m’est souvent arrivé d’éprouver le pessimisme d’Arthur Schopenhauer, lui-même surclassé par l’Ecclésiaste qui déclare bienheureux non pas ceux qui sont déjà morts mais bien ceux qui ne naitront jamais !! Et en pensant aussi au commentaire de Freud sur l’obligation biblique d’aimer son prochain (et son lointain) comme soi-même.  Freud déclare que c’est impossible et que c’est tout le contraire qui est vrai. En tout état de cause, je vais relire en détail quelques passages de ce livre qui m’ont fortement impressionné et stimulé…

 

Dominique Schnapper, La relation à l’Autre. Tel, chez Gallimard, 2023.

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philosophe, exégète et historien français

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