Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Renouveau du nucléaire

Le 11 mars 2024, Passages animera un colloque sur le renouveau du nucléaire en Europe. Dans le cadre de la préparation de ce colloque, Stéphane Piednoir, Yves Desbazeille, Louis Gallois et Vincent Berger sont intervenus le 14 décembre pour mettre en évidence les atouts du nucléaire, y compris, comme cela a été affirmé à la COP 28, pour la maîtrise du changement climatique, ainsi que pour développer les conditions de succès de ce renouveau dont pourra bénéficier la filière française.

Stéphane Piednoir (Sénateur, Président de l’OPECST)

Le renouveau du nucléaire en France semble maintenant bien engagé, mais il convient de se rappeler que rien n’avait été fait pour soutenir une filière d’excellence pendant plus de 20 ans ; on avait même agi contre le nucléaire : la bascule a eu lieu en 1997 (accord de gouvernement Jospin-Voynet), la relance de la filière des réacteurs à neutrons rapides décidée en 2006 a été stoppée en 2019 (fin du projet Astrid), deux réacteurs REP ont été arrêtés la même année.

Il aura fallu attendre le discours de Belfort du Président de la République en 2022 pour que l’horizon s’éclaircisse. Il semble maintenant acquis que l’on ne fermera pas 14 réacteurs, il semble clair que l’on a compris que l’on a besoin d’énergie et en priorité d’électricité pour les nouveaux usages en rapide croissance, la mobilité et la numérisation. Et le défi climatique est maintenant au cœur des préoccupations. Le nucléaire est donc indispensable : pour remplacer un réacteur d’une puissance de 1 GW, il faudrait, en tenant compte de l’intermittence du vent, 2000 éoliennes. Si les écologistes étaient réalistes, ils seraient massivement pronucléaires.

Le programme annoncé prévoit la construction de 6 EPR suivie d’une nouvelle série de 8 EPR. Sachant que les REP actuellement en fonctionnement vont progressivement atteindre leur fin de vie industrielle, il faut au moins une vingtaine d’EPR qui devront être mis en service d’ici 2050. Par ailleurs, il est important d’accentuer l’effort de R&D pour développer notamment la filière RNR. L’un des principaux défis à relever est celui du financement ; et cela est vrai dans le monde entier : à titre d’illustration, on peut réfléchir à la conversion de la production d’électricité en Inde par passage du charbon au nucléaire.

Yves Desbazeille (Directeur Général de NuclearEurope)

Une prise de conscience généralisée s’est progressivement faite dans l’Union européenne. Le chemin du green deal (zéro émission en 2050) a été revu et l’objectif est désormais une réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre en 2030. La crise gazière qui a débuté en 2021 avec une augmentation importante des prix, s’est accentuée avec la guerre déclenchée en février 2022, démontrant que la sécurité d’approvisionnement n’est pas acquise ; l’Allemagne en a subi les conséquences, la compétitivité de son industrie touchée en plein, sans pour autant avoir relancé à temps la réflexion sur son mix électrique, et tout en maintenant son objectif de remplacer par des renouvelables intermittentes la production nucléaire complètement arrêtée. On sait que c’est en grande partie le charbon qui a pris le relai.

2023 est l’année de la prise de conscience généralisée en Europe : la sécurité d’approvisionnement en énergie est stratégique, et le nucléaire est un atout pour la sécurité comme pour le climat. Certains Etats membres sont encore prêts à mettre un veto contre le nucléaire, mais l’Alliance pour le nucléaire s’est révélé être un bon moyen de pression et un bon levier de mobilisation ; et le discours est maintenant favorable au nucléaire au Conseil comme au Parlement, et il porte aussi bien sur la génération 3 que sur la génération 4 ; le nucléaire doit toutefois encore devenir un objet de politique publique. Et cela malgré des opposants « irréductibles » comme l’Autriche.

La prochaine commission qui prendra ses fonctions après les élections de juin 2024 pourra utilement s’inspirer des orientations décidées par les Etats-Unis : réaffirmer l’objectif de 150 GW en 2050, passage à 60 ans voire 80 ans de la durée de fonctionnement des réacteurs actuellement en service, développement des SMR et AMR, … Le tout dans une démarche cohérente concrétisée par l’Alliance industrielle lancée par la Commission.

Louis Gallois

Il est un fait qu’il y a un programme nucléaire en France. Une bonne répartition du mix électrique conduit à penser que la production nucléaire doit représenter 70% de ce mix ; ce qui conduit à 24 nouveaux réacteurs d’ici 2050 même avec la prolongation de la durée de fonctionnement des réacteurs en service aujourd’hui, soit la construction d’un réacteur par an d’ici 2045 puis de deux réacteurs par an jusqu’en 2060 ; le tout pour garantir la sécurité d’approvisionnement.

Par ailleurs, il faut avoir conscience des besoins d’investissement sur le cycle (enrichissement et retraitement) qui devraient se concrétiser par une deuxième usine à Tricastin et une deuxième usine à la Hague. Enfin, les nouvelles technologies doivent être précisées dans leur objet et leur réalité industrielle, c’est le cas notamment des SMR et de la production d’hydrogène.

L’appareil industriel existe et la profession est bien organisée, animée par le GIFEN ; il convient maintenant d’attirer des jeunes et au besoin des compétences étrangères (10000 embauches par an sont nécessaires). EDF doit se mettre en situation pour être le maître d’œuvre de cette nouvelle étape, comme cela avait été sa grande réussite dans les décennies 1970 et 1980. L’accès à l’uranium est un sujet secondaire car les sources existent et la part de l’uranium dans le coût du MWh est faible.

Reste le sujet le plus délicat, qui est le financement. Trois types de financement sont envisageables : l’emprunt est toujours possible mais le taux d’intérêt est un sujet en soi, déterminant pour le coût complet du MWh ; le prix de l’électricité payé par le consommateur (si l’accord entre EDF et l’Etat est une avancée, 70 € le MWh est cher pour les industriels qui sont dans la compétition mondiale) et se pose la question de la répartition entre les industriels et les ménages ; les aides publiques pour faire baisser la charge des emprunts, mais dont la source doit être précisée, notamment si l’on pense à la BEI.

D’une façon générale, il convient d’envisager l’apport possible de partenariats nouveaux ou à réactiver : pour les SMR qui sont l’objet de nombreux travaux dans le monde, pour la R&D par exemple avec le Royaume-Uni, pour les RNR à condition de faire un bilan économique, …

Pour conclure, deux aspects importants : d’une part, la confiance de l’opinion publique est indispensable et doit reposer sur la qualité et la compétence de l’Autorité de sûreté, cela porte notamment sur la gestion des déchets[1] et, d’autre part, la synergie entre les acteurs (EDF, CEA, ASN) et la qualité de leurs relations pour atteindre l’objectif partagé d’intérêt général.

Vincent Berger (Haut-commissaire à l’énergie atomique)

L’opinion publique a compris que l’électricité est indispensable dans tous les domaines. De cette prise de conscience, deux évidences qui ont mis du temps à s’imposer : en premier, l’électricité ne peut pas être complètement un marché et on a fait semblant pendant des années ; en second, on ne peut pas se reposer sur une technologie que l’on n’a pas pour uniquement satisfaire des considérations politiciennes (s’il n’y a pas de vent, il faut du charbon ou du nucléaire !). Les rapports de RTE ont bien montré qu’une production 100% renouvelable ne convient pas. On a donc commencé à changer de politique, avant même 2022. Et l’on a bien entendu bénéficié du fait que l’on n’a pas arrêté l’industrie nécessaire, notamment pour répondre aux besoins militaires.

L’organisation institutionnelle est maintenant stabilisée : un Conseil de politique nucléaire réuni chaque semestre, présidé par le Président de la République, mobilisant tous les acteurs sur la base de rapports détaillés et de synthèses préparatoires à la décision qui appartient au Président. Les enjeux sont bien cernés : prolongation de la durée de fonctionnement des centrales EDF, simplification du design de l’EPR2 en vue du lancement d’une série, ressources humaines et compétences, renouvellement des usines du cycle, géopolitique des ressources et réserves d’uranium et risques à 12-15 ans, …

 

[1] L’enfouissement est la meilleure solution : voir les travaux de Jean-Paul Bouttes publiés par la Fondapol.

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