Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Sûreté nucléaire et radioprotection : un consensus est encore possible

       En l’état actuel, la fusion projetée de l’IRSN et de  l’ASN soulève pas mal de réactions négatives, motivant par exemple des mises en garde multiples et une proposition de loi d’abrogation : comment expliquer cette situation alors que jusqu’à présent le système public français passait pour efficace, économique et digne de confiance et alors que chacun reconnait l’importance des questions de sureté et de radioprotection – autrement dit, alors que le sujet dépasse les clivages politiques et le clivage « pronucléaires – antinucléaires » ?

  • Une erreur fondamentale a été de mal expliciter ce qui est attendu actuellement de l’IRSN et de l’ASN. Ainsi, de faire comme si le champ de responsabilité de l’Etat se limitait à celui confié à l’ASN, en faisant abstraction des autres domaines de décision. Pire encore, de faire comme si l’activité de l’IRSN se limitait à l’expertise en appui à cette autorité, en oubliant que l’expertise est largement fondée sur les activités de recherche, formation, prestations de service. Il n’y a pas ici d’expertise sans recherche : la recherche est un moyen essentiel de produire des connaissances, de réduire les incertitudes et de fabriquer les experts de demain. Les mécanismes de choix des sujets, de motivation des chercheurs, de validation des travaux et de publication des résultats sont bien établis ; on reconnaît aussi largement les impératifs de coconstruction et de contractualisation comme ceux de la bonne gestion de la ressource humaine. Tous ces fondamentaux sont aujourd’hui partagés par les structures académiques ou industrielles, publiques ou privées, françaises ou étrangères. Ces caractéristiques de la recherche commandent-elles de maintenir inchangé le statut d’établissement public sous lequel l’IRSN a été créé ? Certes pas, mais on ne peut pas faire n’importe quoi ! Une administration régalienne comme l’ASN a pour sa part aussi des impératifs de mode de financement, de gestion des ressources humaines, de stabilité et de contestabilité des prises de position qui sont également bien connus. S’il y a fusion des deux organismes, la coexistence des deux fonctions de la régulation régalienne et de l’expertise dans une même entité serait certainement possible mais au prix de garanties à réfléchir avec soin, en particulier quant à la gestion des ressources humaines et à la régulation déontologique des contractualisations.

  • Que veut dire « indépendance » ? Les décisions sur des sujets graves doivent être protégées contre le risque d’interférences inavouées. Les enjeux économiques sont facilement présentés comme inavouables mais chacun reconnaît pourtant que la décision doit prendre en compte la dimension du coût des options ; les dimensions sanitaires sont évidentes mais chacun admet que le risque nul n’existe pas ; la coopération internationale est une nécessité évidente mais la compétition est forcément rude: quelle indépendance veut-on construire ou reconstruire par rapport à Bruxelles ? à Vienne ?  Sur ces différents registres, comment sont élaborés les arbitrages nécessaires ? Suffit-il de parler d’indépendance ? « Indépendance » a été longtemps une demande faite à l’autorité judiciaire avec des réponses successives complexes ; parallèlement, depuis presque un demi-siècle, on a multiplié les « autorités indépendantes » pour réguler au nom de l’Etat différents domaines, en créant une « indépendance » par rapport au gouvernement. Il ne s’agit pas ici de la même liberté de jugement que celle attendue de l’Académie des Sciences : en matière de sûreté, les règles fixées par les lois et les décisions des tribunaux prévalent. On passe en général aussi sous silence l’importance des encadrements budgétaires, des plafonds d’emplois et des cadrages des rémunérations, qui sont impératifs dans tous les organismes publics : par exemple, en matière de sûreté et de radioprotection, le rôle général important pris par l’OPECST est resté modeste sur ces dimensions.  Les demandes d’évoluer vers un financement 100% étatique ne sont pas une garantie d’indépendance de jugement.

  • Quels sont les domaines où la délégation à une « autorité indépendante » n’est pas recherchée ? La défense nationale à l’évidence mais quid de la malveillance ou de la cybersécurité ? La réponse change si on ne parle pas d’expertise mais de décision : là-aussi, l’abandon de la séparation entre évaluation et décision doit être bien réfléchi. Dans une ASNR fusionnée, que deviendra la fonction d’expertise actuellement confiée à l’IRSN dans des domaines qui ne sont pas dans le champ ASN ? Quid de la propulsion navale ? de la non-prolifération ? de l’évaluation des agressions malveillantes ? du code du travail ? des prestations de service ? Une des réussites de l’évolution de l’IRSN depuis sa création a été d’assurer la cohabitation d’activités soumises à des exigences soit de transparence soit de protection du secret : qu’en sera-t-il après une fusion dans l’ASNR ? L’expérience de l’IRSN montre qu’on sait organiser la coexistence d’activités qui obéissent à des règles du jeu contradictoire mais on aurait tort de penser qu’il s’agisse d’une question subalterne que le législateur pourrait négliger : la clarté des mandats est essentielle pour construire la confiance.

La généralisation du recours à des autorités indépendantes amorce-t-elle un transfert de responsabilité à l’Union européenne, voulu ou subi ? peut-elle augmenter la contestabilité des décisions devant les différentes juridictions ? Les deux risques sont très réels comme on le voit par exemple dans différents domaines au travers du développement des « coordinations européennes des régulateurs indépendants » mais la réponse est sans doute ici dans le renforcement des rôles de l’AIEA et de l’OPECST, en veillant à ce que la loi affirme explicitement que les décisions régaliennes de l’autorité sont prises  « au nom de l’Etat », sont motivées par sa propre analyse des avantages et inconvénients des options disponibles et ne sont  contraintes ni par le dossier du « maître d’ouvrage » ni par l’évaluation de l’organisme d’expertise.

                                                                                               

Les réactions négatives au projet de fusion ASN-IRSN sont liées à une réflexion insuffisante sur les réponses appelées par les questions précédentes. La dissolution de l’Assemblée Nationale le 9 juin et les délais imposés par la constitution du Gouvernement et la recomposition de l’OPECST ont arrêté le pilotage politique des travaux demandés à l’été 2024 par la loi du 21 mai : si celle-ci n’est pas annulée comme il avait été proposé par le Nouveau Front Populaire et comme le demande aujourd’hui une proposition de loi signée par une quarantaine de députés de 5 groupes différents, il sera sans doute techniquement indispensable pour la sécurité des décisions (paiement des factures et des salaires) que l’échéance du 31 décembre soit reportée d’un an, délai qui permettra en outre de relancer les réflexions sur ces questions. Si la fusion n’est pas annulée, ce délai devrait être utilisé pour examiner les solutions que permettrait l’adoption du statut d’Autorité Publique Indépendante (API) au sens de la loi du 20 janvier 2017, en structurant un pôle régalien financé à 100% par l’Etat et un pôle expertise/recherche/formation ouvert à des contractualisations avec les acteurs publics et privés, civils et militaires, académiques et industriels, français et étrangers, … Outre l’intérêt de réduire le coût de la fusion, ce statut permettrait d’expliciter les principes des arbitrages entre impératifs contradictoires, d’assurer une vraie autorité à la régulation d’éthique/déontologie et de préserver les assises qui ont servi de fondement à la reconstruction de la confiance depuis Tchernobyl.

Dans les deux hypothèses, suppression de la fusion ou création d’une API au 1er janvier 2026, la disposition législative nécessaire s’écrit en deux lignes mais son calendrier est impératif : personne n’a intérêt à une situation qui aurait même partiellement certains aspects d’un dépôt de bilan de l’IRSN au 31/12/2024 !

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Ingénieur général des mines et ancien délégué aux risques majeurs

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