Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

“Déjouer le populisme : bâtir le contrat social du XXIe siècle” de Julien Marchal

Julien Marchal, dirigeant d’entreprise, spécialiste de l’énergie et de l’environnement, ancien conseiller ministériel et présidentiel, nous présente un véritable programme politique : le modèle en place depuis plusieurs décennies qui est basé sur l’individualisme et le consumérisme a atteint ses limites et il convient de mettre en place un nouveau contrat social. Le lecteur attentif se souvenant de quelques programmes politiques du dernier siècle pourra y retrouver une logique simple et pratique : comprendre, vouloir, agir. L’objectif implicite est le maintien et l’épanouissement de la démocratie aujourd’hui fragilisée par les multiples manifestations du populisme, notamment l’instantanéité, l’exacerbation de l’individualisme, les peurs nourries par l’émotion et les approches simplistes ; ce populisme conduit au repli sur soi et à la peur de l’avenir.

De façon sous-jacente aux analyses et au propositions, on retrouve les piliers de la notion de développement durable telles qu’exprimées il y a presque quarante ans : le développement économique, la préservation de l’environnement, et la responsabilité sociale. Pour pouvoir aller aux propositions concrètes, une démarche prospective, donc commençant par une rétrospective, est incontournable ; c’est l’objet d’une première partie de l’ouvrage, avant que soient présentées les composantes de « l’âge de raison », nouveau modèle politique et social nécessaire pour réconcilier la société, et qui doit se concrétiser par des orientations et des mesures permettant de relever les défis auxquels nous sommes confrontés.

Comprendre : le monde tel qu’il est, c’est le développement des richesses, c’est la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis qui risque de laisser pour longtemps la France et l’Europe au bord du chemin ; c’est également la prise de conscience des limites planétaires et la montée de volontés hégémoniques. Ce sont également des dépendances au moins autant que des interdépendances héritées de l’histoire et des dernières décennies. Il faut donc comprendre d’où l’on vient. Au cours des Trente Glorieuses, la France a été reconstruite, elle a quasiment rattrapé son retard technologique et industriel sur les Etats-Unis ; les libertés individuelles ont progressé et les acquis sociaux se sont multipliés ; la foi dans le progrès et les valeurs de la République étaient des éléments culturels majeurs. Les chocs pétroliers des années 1970 ont mis un terme à cet élan qui était aussi celui d’une partie de l’Europe. Puis est venu le mythe de la fin de l’histoire : la fin de l’URSS a conduit à penser que la mondialisation commerciale est garante de la paix pour longtemps, organisée selon le libre-échange qui s’impose en théorie comme en pratique. Mais  l’économie ralentit et le chômage progresse sans toutefois remettre en question la poursuite des progrès sociaux, d’où une tension croissante entre les valeurs de la société française et la réalité : délocalisations, montée du consumérisme, désindustrialisation ; individualisme croissant, consumérisme, montée de croyances irrationnelles sont autant de caractéristiques de cette période qui conduisent d’une part à interroger le mode de développement et les valeurs sous-tendant les décisions et, d’autre part, à la profusion de l’expression des inquiétudes et des peurs alors que les objectifs de redressement affichés par les élites ne sont pas atteints ; on en connaît les conséquences politiques dans l’Union européenne qui reste arcboutée sur le libre-échange et la prééminence de la concurrence quelles qu’en soient les conséquences sur le tissu économique et la société. La crise financière de 2007-2008 est pour l’auteur un révélateur fort de l’inadaptation du modèle économique aux enjeux, elle aboutit à l’augmentation massive de la dette des Etats rendue nécessaire pour limiter l’écart entre annonces et réalité vécue. Pour ce qui concerne la France, elle est passée « de la grandeur à la consommation », cependant que l’ascenseur social est bloqué ; elle perd de son influence dans le monde alors qu’émergent de nouvelles puissances comme la Chine ; la part de son industrie dans la création de richesses diminue drastiquement alors que le capitalisme financier donne le ton ; et l’individualisme monte en puissance, marqué par la revendication de droits sans que soient mis en avant les devoirs qui doivent les accompagner. Le maintien de son rang est pour la France basé sur l’accélération de la délocalisation de la production et de l’augmentation de la dette, et la population doute : chômage en hausse puis difficilement stabilisé, pouvoir d’achat en berne, opacité de la prise de décision ; pour la population, les élites ont trahi.

L’auteur livre trois analyses sectorielles illustrant la situation et amorçant la présentation de possibles changements d’orientation.

La politique de santé a été marquée par le mythe de la fin de l’histoire, l’individualisme et la mondialisation ; qu’en est-il de l’hôpital public et de la fabrication des médicaments ? Comment mettre en place les mesures de prévention possibles, comment tirer le meilleur des progrès technologiques, comment réduire les dépendances ?

L’énergie est un domaine clé pour l’autonomie stratégique et la maîtrise du changement climatique. D’autant plus que la France est largement dépendante pour ses ressources en énergies primaires et désormais pour des technologies mises en avant pour la transition environnementale ; elle avait pourtant réussi à compenser ses faibles ressources par le développement technologique et industriel et en mettant en place des politiques de prix orientant les consommateurs vers les atouts du pays et la réduction de la précarité ; mais la mondialisation est une réalité majeure dans ce domaine, quelques organisations et quelques cartels dominant les énergies fossiles et un ou deux pays les technologies renouvelables et les ressources minérales pour la transition. Et l’idéologie européenne de la concurrence sur le marché de court terme a couronné le tout ; la France a oublié ce qui était au fondement de l’industrie électrique pendant des décennies, ce que Marcel Boiteux résumait de façon limpide : l’électricité au moindre coût pour la collectivité et dans la durée.

La politique agricole (« le plaisir de manger ») est également un domaine majeur pour un pays largement doté en ressources et en compétences, mais qui subit les conséquences de la concurrence mondialisée ; certes, des premières mesures ont été mises en œuvre pour développer la souveraineté alimentaire et la qualité, mais beaucoup reste à faire pour définir concrètement un nouveau modèle agricole et prendre les mesures transitoires nécessaires.

Il faut donc vouloir : c’est un appel à un changement de paradigme pour entrer dans « l’âge de raison ». Pour cela, il faut une vision fondée sur des valeurs, en premier mieux vivre ensemble en France et en Europe, et sur des objectifs : cohésion sociale, autonomie stratégique, préservation des biens communs. On y entre pour partie du fait des tensions, des tragédies en cours et des urgences, par exemple pour la préservation du climat et la gestion de l’eau. Mais changer de paradigme n’est pas acquis ; il y a des blocages culturels et rien n’indique que la vision libre-échangiste des dirigeants va s’estomper. Il convient donc de définir objectifs et moyens de les atteindre, tout en partageant une vision d’ensemble. C’est pourquoi l’auteur présente un ensemble de critères et d’indicateurs afin de constituer un tableau de bord utile pour le pilotage et dans lequel le lecteur averti retrouvera une cohérence avec les composantes du développement durable, indicateurs portant entre autres sur la maîtrise de inégalités, le retour de la confiance, l’innovation et le développement industriel, …

Et il faut agir : l’âge de raison ne sera pas sans une transformation et des mesures concrètes. Sont donc abordés :

  • L’économie : l’autonomie stratégique nécessite le développement industriel ; la collectivité et par conséquent l’Etat doivent jouer pleinement leur rôle. Or l’Union européenne est opposée à l’intervention de l’Etat, par référence à l’idéologie de la libre concurrence ; or elle n’a pas créé de champions en Europe mais plutôt des esclaves en Asie. Il est urgent de mettre un terme à la naïveté, le pouvoir politique doit s’affirmer et redevenir l’expression de la démocratie : une approche systémique est souhaitable, prenant en compte les moyens de la maîtrise des chaînes de valeur. Réduire le coût élevé de la dette est incontournable et il convient de mobiliser l’épargne, notamment pour l’industrie. Mettre en place les conditions d’une concurrence équitable doit devenir un levier d’action, avec des barrières douanières et des mesures protectionnistes si nécessaire.
  • Transformer les règles du jeu pour donner une valeur à la souveraineté, aux effets sociaux des décisions, et à l’autonomie stratégique conduit à enrichir les modèles économiques pour fournir une vision, soutenir la planification, et donner aux gouvernements des moyens d’auto-évaluation.
  • Les hommes : chaque individu est consommateur, travailleur, citoyen ; réconcilier ces trois aspects est indispensable pour retrouver une réelle cohésion sociale, sinon l’atomisation de la société et l’individualisme vont renforcer le populisme. L’information de qualité est incontournable pour ce faire.
  • A noter les besoins de financement liés au vieillissement de la population.
  • L’éducation : il faut remettre en marche l’ascenseur social pour favoriser l’égalité des chances et retrouver le sens de la méritocratie ; concrètement, cela conduit à mettre les bons enseignants là où il faut, à former pour répondre aux besoins sociaux, et, pour le développement de l’industrie, à renforcer la formation scientifique.
  • Participer au collectif : réinstaurer un « sacré » républicain par la formation civique et des cérémonies mettant en évidence les symboles de la République afin d’inciter la participation au collectif.
  • L’information : une information de qualité doit refuser l’immédiateté et le recours systématique à l’émotion ; il faut former à s’informer et avant tout des sources fiables, ce qui conduit à mettre un terme à l’anonymat des réseaux sociaux.

Alors est-ce possible ? Une éthique nouvelle peut-elle émerger pour maîtriser les instincts primaires des individus et prendre en compte l’intérêt collectif ? Pour l’auteur, le changement culturel et politique doit et peut être engagé, à commencer pour s’opposer à la concentration des richesses. Le fatalisme n’est pas la réponse, mais comment bâtir une adhésion forte de la population ?

L’étape suivante souhaitable pour cette réflexion dense est celle de la conduite des transitions : doivent-elles être brutales ou progressives ? Quelle sera la durée de l’hystérésis entre le moment de la décision et celui du dépérissement des situations présentes ? Le nouveau contrat social engendrera-t-il la peur de perdre un avantage ou au contraire la maîtrise d’un mouvement vers la citoyenneté dans ce nouvel âge, celui de la raison ? Autant de questions qui ne sont pas théoriques mais ô combien pratiques pour les décideurs.

 

A propos du livre de Julien Marchal, Déjouer le populisme : bâtir le contrat social du XXIe siècle, L’aube Eds, 2024

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