Sur les traces de l’esprit européen
“GESAMTKUNSTWERK”[1] philosophique.
Les sources de cette “œuvre d’art complète”, ambition de Richard Wagner transposée de l’opéra à la philosophie, se trouvent dispersées dans l’antiquité grecque, dans le Moyen-Âge allemand (et ses reflets dans le romantisme du 19ème siècle), dans les Lumières françaises et toute la philosophie allemande de Kant à Cassirer, de Hegel à Heidegger. Il y a transparence d’un palimpseste grec dans le mouvement de cette pensée.
Mais sous ce phénotexte (G. Genette, Deleuze et Guattari), combien gisent de palimpsestes? Le livre est composé de chapitres indépendants, réflexions, articles, résumés de conférences, parmi ces dernières même celle d’avant la naissance de l’auteur, mémorable, entre Heidegger et Cassirer en 1929 à Davos. En plein essor du national-socialisme hitlérien, cet endroit suisse germanophone était encore fidèle à sa vocation intellectuelle avant de devenir emblématique de la ploutocratie avec la participation de penseurs tels que Trump ou Bezos. Sur le plan culturel, Oswald Spengler aurait-il eu raison avec sa prophétie du naufrage de l’Occident?
On chercherait donc en vain le développement organique ou chronologique d’une monographie. Ce faire serait une erreur : chaque chapitre contient à la façon holographique la totalité de l’esprit de l’œuvre.
Une brique de cinq cents pages, ça pèse lourd dans la main. Et si chacune de ces pages pèse lourd d’une érudition puisant dans trois mille ans d’histoire, c’est intimidant. Sans la hubris de me comparer à Wismann, ce qui m’a donné le courage à m’affronter à ce monument intellectuel, ce sont les parallèles étonnants de nos biographies : nés Allemands sous Hitler, nous sommes devenus Français, avons enseigné dans des universités américaines; nous sommes marqués par notre éducation secondaire dans des “humanistische Gymnasiums”[2] allemands, maintenant défunts pour avoir privilégié l’étude des langues mortes au dépens d’un savoir utilitaire.
Bien que né à Berlin, sur les rives de la Spree, Wismann passe une partie de sa vie à Heidelberg, près de “mon” Rhin, à quelques kilomètres de ma ville natale, ma “Heimat”[3]. “Heimat entre poésie et idéologie” (p. 472) est une notion importante à Wismann comme à Heidegger et Freud à cause des connotations à la fois typiquement romantiques/sentimentales et exploitables par des dictateurs, voir l’hymne « Deutschland über alles… »[4] Alors, où chercher son identité individuelle et en tant qu’Européen? Chez Héraclite, qui d’autre? car “panta rhei” (tout est en flux).
FLUX
Tels que les rives qui déterminent le cours d’un fleuve tout en étant ses limites, les limites sont notre première identité. “Si on enlève les rives, le flux ne s’écoule plus et l’eau devient stagnante” (p. 10). Le paysage n’a plus de relief, de points de repère. Ce “liminaire” paraît comme un avertissement à la recherche d’une identité individuelle: un multiculturalisme, aussi désirable qu’il soit, comporte le danger de la perte de références communes donc de l’incommunicabilité. Ceci affecte le dialogue — dirais-je la dialectique ? — objet important de Wismann dans la lignée de Hegel, mais d’un Hegel moins apodictique, plus… fluide.
Connectant philosophie et linguistique, Wismann nous amène aussi dans le flux du langage, l’universel glissement sémantique qu’il exemplifie en allemand, français et, surtout, ancien grec. Dans le chapitre “Nietzsche et la philologie” (p. 235) il semble revivre le dilemme entre philologie et philosophie de son compatriote qui invertit le mot de Sénèque, “quae philosophia fuit, facta philologia est” en attribuant la primogenèse à la philosophie.
Dans le cas du polyglotte Wismann, je préfère parler d’étymologie plutôt que de philologie, car il guette le flux du signifié allant du même à son contraire. Il ausculte, tel un médecin, les battements du cœur d’un mot. Là aussi le but est de t r o u v e r ce que les langues révèlent de l’esprit — de l’Être tout court: ontologie.
HEURISTIQUE[5]
Il était une fois une princesse. Son nom était Europa. Elle était séparée de son H e i m a t, de sa famille, de sa grande sœur Asia, enlevée par Zeus sous l’apparence d’un taureau. Cette scène de la mythologie grecque a inspiré d’innombrables peintres dont l’intuition a effectué un glissement de la narration: les bras blancs entourant la fourrure noire du cou de la bête, la joue pressée contre sa tête… Position, bien sûr nécessaire à la dynamique de la fuite, mais fuite, justement, de la jeune fille : consentement. Ce terme majeur, autant de Nietzsche que de Freud, de consentement entre partenaires, est selon Wismann la condition sine qua non de l’Europe (nous en sommes loin).
Europa, atterrie avec Zeus sur l’île de Crète, a donné naissance aux premiers Européens. “L’Europe commence par un geste de séparation (p.30). Le patrimoine de l’Europe est une disposition de l’esprit, constat de l’auteur en se référant à l’insistance d’Aristote sur la capacité de l’homme à se dé-placer, se sé-parer de soi.
Il est intéressant de trouver dans son texte de tant de préfixes négatifs tels que sé : séparation, sécession, séduction (littéralement mener ailleurs), de même que des alpha privativa grecs comme “a-trophie”. La raison est que les évènements de rupture sont issus d’une c r i s e[6]. Les renaissances successives sont, selon Wismann, l’élément” fondateur”, paradoxalement toujours renouvelé, de l’Europe. Au sujet de ces crises il attribue une grande importance aux religions (celle venue de l’Inde du temps d’Alexandre, à la Réforme luthérienne) et reconnaît le terme général de “culture judéo-grecque”, mais il est surprenant qu’il considère la séparation comme élément (état d’esprit) définissant spécifiquement l’Europe, alors que les textes bibliques abondent du “lech lecha” (Dieu disant à Avram de quitter son chez soi et d’aller vers un pays désigné pour changer d’identité: Avram sera désormais Abraham, la nomination étant l’élément essentiel, comme pour Jacob devenu Israel sur le chemin vers ailleurs, rupture causée par un ange (aggelos = messager comme Hermes).
HERMENEUTIQUE.
Hermeneutikè technè : Pourquoi les Grecs ont-ils attribué à Hermès l’art de l’explication, interprétation? Il est le messager entre les dieux et les hommes, aggelos (aggelein = apporter un message, d’où ange, angel, Engel et Evangile, eu-aggelion, la bonne nouvelle). Dans les premières lignes de l’Odyssée Hermès est appelé “le Veilleur éblouissant” (trad. de Philippe Jaccottet). Mais attention au flux des signifiés: Hermès est aussi le protecteur des gens qui se dé-placent, gens du voyage et…des voleurs!
Heidegger se base sur l’herméneutique dans la phénoménologie de l’esprit dans Sein und Zeit. Il ira jusqu’à dire qu’on ne peut pas faire de la philosophie en latin ou en français, mais seulement en grec ou en allemand. Je viens d’apprendre cela en lisant Wismann. Mais quand un jour mon très regretté ami Jacques Derrida me parlait avec ces mots j’étais choquée. Ce juif d’Algérie s’avouait marqué par la pensée du soit-disant père de l’existentialisme, alors qu’en Allemagne la réputation de ce dernier reste entachée par son attitude lors du IIIème Reich. Son écriture, en effet, semble du grec littéralement traduit en allemand. “Das Sein, das Seiende, die Seiendheit”[7], dit Jacques,” toi tu peux à la rigueur avaler ça en allemand, mais ‘l’étantité’ ne sonne pas un peu drôle en français?”
Il est vrai que les philosophes allemands, se considérant selon Wismann les héritiers des Grecs, sont davantage occupés par l’ontologie, alors que les Français et les Anglais, appelés les “moralistes” privilégient la réflexion sur l’organisation de la société.
L’ensemble de l’esprit de l’œuvre suggère un penchant de Wismann vers les penseurs les plus poètes de la langue allemande, tels que Nietzsche et Freud. Lire entre les lignes de ces derniers peut être grisant comme ce vieux vin auquel Wismann rend un hommage métaphorique. Bien sûr, l’une de ses Heimats plurielles est Heidelberg, “die Stadt an Weisheit schwer und Wein ” (la ville lourde de sagesse et de vin, comme dit le poème populaire). En effet, lire Kant, Hegel ou Schopenhauer, s’ils augmentent la sagesse, peuvent à l’occasion vous laisser la gorge desséchée.
De même, de son autre patrie spirituelle, il semble favoriser le feu d’Héraclite et, parmi les dialogues de Platon, outre le Symposion (sur l’amour), le Kratylos, l’opposition entre le postulat d’Hermogènes du mot formé par la convention (avec ses connotations légalistes) et celui de Kratylos, le mot engendré par la nature : le mot aux pulsations d’un être vivant.
Confions donc à Heinz Wismann le rôle de l’angelos, porteur de l’eu-aggelion, le bon message pour l’Europe !
A propos de : Heinz Wismann, LIRE ENTRE LES LIGNES: Sur les traces de l’esprit européen. Ed. Albin Michel 202
[1] « œuvre d’art complète » en allemand
[2] « lycées humanistes » en allemand
[3] Mot intraduisible, pas ville natale mais région d’origine avec toutes ses connotations nostalgiques
[4] « l’Allemagne avant tout » en allemand
[5] heuriskein = trouver, cf. le “heureka!” d’Archimède.
[6] krisis, du verbe krinein= séparer, discerner, approuver, ou bien ébranlement du tout, ce qui mène à une renaissance.
[7] « L’Être, l’étant, l’étantité » en allemand. C’est la substantivisation du verbe, du participe-adjectif et celle du participe lui-même, typique du grec et imitée en allemand par Heidegger
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Christine de Lailhacar-Rywkinhttps://lepontdesidees.fr/author/cdelailhacar-rywkin/
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