À quelles conditions peut-on réindustrialiser les territoires ?
Béatrice Giblin
Pour répondre à cette question il faut d’abord se poser la question du pourquoi une telle désindustrialisation, nettement plus forte que dans les pays européens voisins.
La désindustrialisation est le résultat de représentations de l’industrie et de choix politiques aussi pour réindustrialiser est-il impératif de changer les représentations de l’industrie et de faire d’autres choix
De 1995 à 2015, la France a connu une désindustrialisation massive et sans précédent, notre secteur industriel n’emploie plus que 2,7 millions de personnes contre 6,5 en 1980 et ne contribue à la formation du PIB que pour 10 % seulement contre 26% au début des années 1980. La France est ainsi devenue le pays le plus désindustrialisé de tous les pays européens, la Grèce mise à part.
Les arguments les plus souvent avancés pour expliquer cette désindustrialisation :
- Le coût salarial or il ne représente que16% des coûts fixes et son coût est réduit depuis 2013 pour les bas salaires ;
- Les impôts de production qui représentent 2% du PIB contre 0,5 en Allemagne
- Le poids plus élevé des multinationales en France qui ont investi beaucoup à l’étranger et qui y produisent plus. Précisons que près de 75% des PMI et ETI externalisent leurs fabrications pour faire face aux chocs de compétitivité subits face aux Allemands, aux Italiens et aux Néerlandais.
Des années 1980 aux années 2000, de nombreux économistes français soutiennent que les pays développés doivent délaisser une grande partie de l’industrie. Le raisonnement est très simple : les coûts des pays les plus avancés étant bien plus élevés que ceux des pays émergents, les premiers doivent se spécialiser dans les produits innovants et les services, et les seconds dans la production manufacturière, intense en main d’œuvre peu qualifiée (voir Artus et Virard, 2011). La désindustrialisation est alors considérée par ces économistes comme un signe du développement économique, une conséquence logique et souhaitable de la division internationale du travail. Aussi chercher à inverser le sens de ce basculement de l’industrie vers les services est-il vu comme un contresens.
- Une conséquence de la centralité « Les grands groupes français étaient exposés aux influences anglo-saxonnes, via leurs sièges parisiens, leurs banques, leurs consultants et leurs actionnaires, tous mondialistes, tous favorables aux délocalisations » Or nos voisins sont « moins libéraux et moins influençables, parce que provinciaux », « La culture du bon sens et le souci de l’ancrage territorial allemand, italien, suisse les ont protégés. » (Bernard Jomard 2022)
Ce déclin s’est donc poursuivi, régulièrement, d’année en année, les pouvoirs publics n’intervenant pas car ils considéraient que c’était, là, le signe même d’une modernisation du pays, nos dirigeants se fiant aveuglément à la loi bien connue d’évolution naturelle des trois secteurs de l’économie d’un pays que leur avait enseignée Jean Fourastié, une loi qui voudrait qu’une économie moderne soit une économie « post industrielle », c’est-à-dire sans industrie.
Au début des années 2000 apparaît même le concept de « l’usine virtuelle », porté par Serge Tchuruk alors grand patron d’Alcatel, autrement dit concevoir et se concentrer sur ce que l’on est les seuls à savoir faire et externaliser le reste. Le fameux « Fabless » l’usine sans ouvrier.
De façon plus globale, l’industrie a longtemps eu en France une très mauvaise presse dans l’environnement socio-culturel. Elle a une image passéiste, elle pollue, elle génère des risques, le travail y est pénible, alors qu’en Allemagne et dans les pays du nord, l’image de l’industrie reste beaucoup plus positive l’idéologie post-industrielle y étant beaucoup moins prégnante. Ainsi, dans les années 2000, l’industrie a clairement perdu en France la guerre des idées. Pourtant, son rôle est essentiel dans la prospérité du pays.
Lors de sa campagne électorale pour la présidence de la République Nicolas Sarkozy annonce une « grande politique industrielle » pourtant, sur le plan symbolique, on constate dans le gouvernement Fillon la disparition du ministère de l’Industrie stricto sensu, remplacé par un secrétariat d’Etat aux Entreprises et au Commerce extérieur. En vérité Nicolas Sarkozy fait plus preuve d’un pragmatisme industriel (fusion GCF-Suez, soutien d’Alstom…) que d’une véritable politique industrielle. Il faut attendre le rapport Louis Gallois de 2012, rédigé à la demande de Jean-Marc Ayrault, alors premier ministre et bon connaisseur de l’Allemagne, pour que la classe politique, particulièrement à gauche, prenne conscience que soutenir l’offre est important et qu’« il n’y a pas d’économie forte sans industrie forte » pour reprendre les termes du Premier ministre dans sa lettre de mission à Louis Gallois.
La crise du covid a aussi permis de faire prendre conscience de notre dépendance à des produits étrangers aussi indispensables que les masques, les respirateurs, les médicaments, les puces électroniques.
Mais si la France a mis plusieurs décennies à se désindustrialiser, elle en mettra probablement autant à se réindustrialiser. Quelles solutions existent pour construire de nouvelles usines, améliorer la productivité, disposer des compétences nécessaires ?
Certaines sont connues et régulièrement rappelées : baisse des charges pesant sur le travail, baisse des impôts de production, meilleure utilisation des aides d’État, actions en faveur d’une énergie bon marché etc. Pour implanter des unités de production en France, les entrepreneurs affrontent plusieurs obstacles : difficultés à trouver des terrains, contraintes environnementales, freins réglementaires, délais de construction plus longs qu’ailleurs en Europe. De plus, la population locale voit aussi les nuisances liées à l’implantation d’une grande usine sur son territoire. Par exemple les annonces d’implantation de gigafactories dans le dunkerquois suscitent la méfiance d’une partie de la population qui garde le souvenir de l’amiante dans les chantiers navals et des cancers de la plèvre qu’elle a engendrés ce qui entretient logiquement la méfiance.
Le Président Emmanuel Macron et ses différents gouvernements sont très conscients de l’impérative nécessité de simplifier et raccourcir les procédures, par exemple en travaillant avec les Préfets et les sous-Préfets pour le pilotage et la simplification de la réponse administrative aux dossiers présentés, en harmonisant les pratiques entre les territoires et en sensibilisant les personnels des services publics aux besoins des entrepreneurs ; ou encore rn proposant des zones où il serait possible de poser la première pierre en six mois en ayant balisé en amont les fouilles archéologiques préventives et la protection de la biodiversité. Ainsi, le gouvernement a proposé 78 sites industriels « clé en main » dans lesquels le délai de construction devra être réduit. Cet accompagnement au plus près des territoires susceptibles d’accueillir une industrie est d’autant plus nécessaire que près de 70% des investissements étrangers industriels et la quasi-totalité des ateliers de l’industrie du luxe sont localisés dans ou à proximité des villes de moins de 20.000 habitants. (Forbes). C’est avant tout les PMI et les ETI qui peuvent relocaliser et réindustrialiser la France.
Il faut aussi investir massivement dans la robotisation et les nouvelles technologies, car comparée à ses voisins européens la France est en retard dans ces domaines. La densité de robots dans l’industrie manufacturière était en 2019 de 177 pour 10 000 employés contre 212 en Italie, 277 en Allemagne. Le plan d’investissement France 2030 consacre 800 millions d’euros au secteur de la robotique, dont 400 millions pour la fabrication de robots, intégrant l’intelligence artificielle.
Pour réindustrialiser, il faut enfin disposer des compétences nécessaires. La pénurie de compétences est citée comme le premier frein à l’embauche en France, presque un tiers des entreprises industrielles disent avoir de la difficulté à trouver une main-d’œuvre compétente, comme des soudeurs, des ingénieurs, des développeurs, et ce malgré les salaires supérieurs à ceux des services et des horaires plus réguliers. Souvent, les entreprises doivent embaucher des jeunes sans expertise, et les former, il faudrait plus de diplômes qui préparent les jeunes aux besoins de l’industrie, mais aussi redresser la mauvaise image de l’industrie qui touche aussi les ingénieurs, qui parfois préfèrent le conseil dans les cabinets et la finance à l’industrie, tout comme les informaticiens qui choisissent les sociétés de services.
Le rôle des acteurs dans la réindustrialisation
Au-delà de toutes ces solutions bien identifiées et paeriellement déjà mises en œuvre, le rôle des acteurs nationaux, régionaux et locaux est primordial. Celui des représentants de l’Etat, Préfets, sous-Préfets a déjà été mentionné. Compte tenu du poids de la centralité dans l’organisation de la vie économique française, l’action de l’Etat est bien évidemment essentielle : soutien à des programmes d’innovation, retour des politiques industrielles, facilités fiscales, formation, crédit impôt-recherche, subvention à la révolution numérique, à la transition écologique en particulier les aides financières à la décarbonation de l’industrie et être capable de répondre à la demande croissante d’énergie décarbonée etc.
Au rôle de l’Etat, il faut adjoindre celui des responsables locaux. Tous ne sont pas mobilisés avec la même énergie pour attirer les industriels grands ou moyens, et même petits. Or pour un entrepreneur l’écoute de l’élu local à ses difficultés, sa capacité à les résoudre sont au moins aussi déterminantes dans la décision de son implantation que la disponibilité du foncier ou la présence de l’autoroute. Les exemples sont nombreux de communes présentant à peu près les mêmes caractéristiques et dont les niveaux d’activités sont pourtant très différents, les unes étant beaucoup plus attractives que les autres, le comportement de l’équipe municipale y étant souvent pour beaucoup.
Enfin il est essentiel que tous les acteurs, représentants de l’Etat, de la Région, du département, de l’intercommunalité, des Chambres de Commerces, des industriels se mettent ensemble pour définir un objectif. A l’exemple des acteurs du dunkerquois réunis dans un même collectif avec l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050 pour les industries dunkerquoises qui représentent à elles seules 20% de la totalité des émissions de CO2 de l’industrie.
Nombre de ces mesures sont déjà mises en œuvre mais elles devront être portées dans la durée car les résultats ne seront pas immédiats. Et surtout il faut corriger la mauvaise image de l’industrie afin qu’elle puisse à terme retrouver sa place dans l’économie française et c’est l’affaire de tous élus, industriels, journalistes, enseignants afin de refaire de la France une nation industrielle.
Géographe, directrice de la revue Hérodote, revue de Géographie et de Géopolitique
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