Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Avant de remettre en cause la Constitution, considérons d’abord l’usage qui en est fait !

Il est de bon ton de dénoncer aujourd’hui une crise de la démocratie, une crise du système politique, et même une crise de régime. Sans se poser la question de savoir si ce sont les Institutions qu’il faut contester, ou plutôt ceux qui s’en servent et ceux qui en contrôlent le fonctionnement.

1/ Si l’on se réfère au passé récent, à l’occasion duquel se sont précisément manifestées les critiques les plus virulentes (y compris dans la rue) contre la pratique institutionnelle, ce n’est évidemment pas la Constitution elle-même qui doit être incriminée, mais les décisions du pouvoir exécutif de recourir, pour faire adopter la réforme des retraites, à certaines procédures exceptionnelles plutôt qu’à d’autres mieux appropriées. La Constitution offre en effet au Chef de l’Etat et au gouvernement de nombreuses voies possibles pour faire adopter leurs projets de loi. Le choix qui est le leur, et seulement le leur, étant largement ouvert.

C’est l’occasion de rappeler que la première option qui leur était offerte, et qui est malheureusement tombée en désuétude depuis des décennies, est celle du référendum. On oublie, sans doute à dessein, que la volonté du général de Gaulle était de fonder la Ve République sur deux piliers essentiels et équivalents : la démocratie représentative et la démocratie directe. C’est ce qu’affirme solennellement l’article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Certes, la décision de recourir au référendum impose de faire preuve d’un vrai courage politique et de prendre le risque de subir une réponse négative. Mais au moins le Président de la République échapperait-il alors au reproche qui pourrait lui être fait de gouverner contre son peuple.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les opposants à la réforme des retraites ont décidé de pallier cette carence du Chef de l’Etat en déclenchant eux-mêmes un référendum par la voie de ce que l’on appelle un RIP, c’est-à-dire un référendum d’initiative partagée, permettant aux membres du parlement de proposer une loi et de solliciter le soutien de 10% des électeurs. Mais le Conseil Constitutionnel n’a pas validé cette proposition dans sa décision du 14 avril. Il aura à se prononcer de nouveau le 3 mai sur un second RIP, sa seconde décision étant certainement identique à la précédente, ce qui fermera définitivement la porte à un éventuel référendum sur les retraites.

L’option de la démocratie directe ayant été ainsi doublement écartée, d’abord par l’exécutif (qui n’y a même jamais songé), puis par le Conseil Constitutionnel, le Président de la République et son gouvernement, ayant choisi la voie parlementaire pour faire adopter leur réforme, pouvaient parfaitement décider de recourir à la procédure législative ordinaire, telle que prévue par les articles 39 et suivants de la Constitution. En aucun cas la Constitution n’imposait en effet d’utiliser l’article 47-2 (c’est-à-dire un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale), ni l’article 44 al.3 (vote bloqué), ni l’article 49 al.3 (engagement de la responsabilité du gouvernement sur l’adoption du texte). Toutes ces décisions ont été concoctées à l’Élysée et à Matignon, sans vraie justification dans la mesure où il n’y avait aucune urgence à faire adopter cette réforme, et cette épreuve de force, notamment le recours à l’article 49 al.3, n’a pas été admise par une très large majorité de l’opinion publique.

Dans ces conditions, accuser la Constitution, les Institutions et même le système politique de la Ve République de tous les vices n’a strictement aucun sens : ce n’est pas d’une crise de régime dont il faut parler, mais d’une crise de gouvernance.

2/ Parallèlement à l’usage qui est fait des institutions, il faut également évoquer le contrôle qui s’exerce sur la façon dont elles sont pratiquées, car l’un ne va pas sans l’autre. Tel est le rôle assigné au Conseil Constitutionnel, auquel il appartient de veiller à ce que la loi fondamentale soit correctement appliquée.

Ici encore, compte tenu de la gravité de la crise provoquée par la réforme des retraites, il est légitime de se demander si le Conseil lui-même n’est pas exempt de tout reproche dans l’exercice de sa fonction de contrôle.

En effet, le moins que l’on puisse dire est que le Conseil a fait preuve, dans sa décision du 14 avril, d’une retenue et d’une indulgence étonnantes par rapport aux méthodes insolites et inédites utilisées par le gouvernement pour imposer ses volontés au Parlement.

Une seule preuve permet de le démontrer : au § 70 de la décision, le Conseil prend le soin de faire remarquer, ce qui n’est pas innocent, que l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre par le gouvernement a revêtu un caractère « inhabituel ». Il lui aurait suffi de remplacer ce terme par « inapproprié » pour renverser le sens de sa décision et considérer cette combinaison de procédures comme contraire à la Constitution.

L’interprétation de la Constitution, comme sa pratique, sont donc toujours incertaines. Mais ne reprochons pas à nos institutions, qui sont peut-être les seuls derniers piliers de l’Etat à tenir bon, d’être la cause de tous les maux dont souffre la France. Regardons plutôt du côté de ceux qui s’en servent et de ceux qui en contrôlent le fonctionnement.   

 *Constitutionnaliste, professeur de droit à l’IPAG de l’Université Paris Panthéon Assas

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