Ces discours qui nous encombrent
Maurice-Ruben Hayoun
C’est presque le livret d’un imprécateur, par endroits. Mais j’aime bien, depuis des années, ce que cet auteur écrit ; je le lis depuis bien longtemps. Ici, ce Bref est un pamphlet contre les dérives, les dévoiements rhétoriques de notre temps. Au fond, R.D. fonce, tête baissée, la pire des inflations, l’inflation du discours. C’est pour cette raison qu’il faut faire bref. Et généralement, ceux qui n’y parviennent pas auraient mieux fait de s’abstenir.
Il y a aussi dans ce texte original, des relents nietzschéens, notamment de Zarathoustra. Cette polémique, ce ton un peu rude m’y a fait penser. Je ne parle pas des thèmes qui ne sont pas du tout les mêmes, je fais allusion à l’atmosphère qui critique le début d’une faillite culturelle.
Si la critique peut concerner tant de gens, c’est parce que tant de gens croient qu’ils ont toujours leur mot à dire ; Il n’est pas question de les condamner au silence mais simplement de leur faire comprendre qu’il faut soigner autant la forme que le fond. Et puis, il y a l’excessive place prise par les journalistes tant de la presse écrite que de la presse parlée. On est frappé par la pléthore de livres écrits par des journalistes qui ne retravaillent pas leurs textes. Ce n’est pas toujours de leur faute puisqu’ils doivent écrire vite et beaucoup… Or, il y a une écrasante majorité de gens qui ne lisent que des journaux à grand tirage… Ce n’est pas l’outil rêvé pour soigner le style ou la pureté de la langue.
Dans le corps du texte, on peut lire une suite ininterrompue d’aphorismes. Je ne suis pas certain d’être en accord avec la totalité mais certains m’ont donné à réfléchir. Après tout, c’est bien la vocation de ce genre littéraire. J’en citerai quelques-uns, mais je reconnais d’emblée qu’il est peu commode de commenter ce genre de traits de sagesse. Mais je reconnais que certains passages sont bien vus ; par exemple, le cas des deux voisins qui s’épient à travers les haires… Voici une parole juste concernant les voisins à la campagne : tout est loin d’être bucolique. Ou encore la phrase incisive que voici : Cœur à gauche, cervelle à droite, ventre au centre, ça rétablit l’équilibre. Je me perds en conjectures quand il s’agit de décrypter le contenu de cet aphorisme… Est-ce que l’auteur prend pour cible une idéologie ou simplement une personnalité de son temps, en tout état de cause, cela veut dénoncer quelque chose, une attitude, une mode, voire une pratique.
On lit aussi d’autres déclarations qui sont plus claires et qui n’en sont pas moins inquiétantes, comme, par exemple, celle-ci :
Pour montrer sa peine, voir à quelle distance de nous furent nos frères humains exterminés. Un million au Congo ou quatre-vingt mille à Hiroshima, le pardon des exterminateurs, après la Shoah, dépeint de la quantité, et d’abord des kilomètres.
Cet énoncé fait froid dans le dos ; c’est une triste vérité. Un génocide qui se déroule très loin de chez nous nous affecte moins que s’il était perpétré à nos portes… En effet, qui parle des Ouïgours ? C’est si loin, la Chine.
Voici un principe, comparable à l’enseignement des stoïciens qui tient en une ligne. C’est dire combien l’auteur s’est astreint à la concision la plus extrême : Grandir, c’est mûrir, insister c’est pourrir, s’arrêter à temps, l’idéal.
On découvre dans cette phrase plus qu’un zeste de vérité. Cela pourrait même être le secret d’une vie bien remplie. Le choix de l’auteur est très juste : l’idéal. Mais l’idéal n’est pas accessible à tous, nous ne sommes pas tous des forts en thème ni de très bons latinistes…
Un homme de raison ET de courage… Pas deux folies à la fois. On commence en faisant le courageux, on termine en faisant les comptes. Deux bravades, oui, mais jamais en même temps.
Je ne résiste pas à la tentation de citer cet autre aphorisme : Nos Terres promises avaient du bon. Plus elles se dérobaient, plus elles faisaient marcher. C’est presque du cynisme ; je rappelle que l’auteur est philosophe de formation…
Voici un passage concernant les relations entre les générations : « Il faut laisser la place aux jeunes » : j’en vois bien la nécessité, un peu moins l’intérêt et pas du tout les bénéfices. Le genre de réplique à garder in petto, passé un certain âge.
Enfin, la relation trouble entre la religion et les dates, notamment en ce qui concerne la divinité : Notre Père qui êtes aux cieux a fait un choix risqué en l’an 01 : se donner une histoire. Bien plus précautionneux : Jupiter, Bouddha et Satan. Pas de date de naissance, pas de date de mort annoncée, pas d’anxiété, l’éternité.
Jésus de Nazareth : trois siècles pour devenir Christ et Sauveur. Quelle gloire durable n’est pas retardataire ? Pour un pape et pour un chef d’état, le sancto subito n’annonce rien de bon.
C’est bien vrai mais si incommode. « Et la vie nous a appris à baisser le ton. ». C’est ainsi que se termine ce recueil.
Régis Debray, Bref, Gallimard, 2024
philosophe, exégète et historien français
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