Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

L’avenir se joue à Kyiv

Si l’on en croit les présentations dithyrambiques du traducteur, du préfacier et du présentateur, nous tenons là l’œuvre du meilleur connaisseur allemand de l’Europe centrale et orientale. Le présent ouvrage est d’ailleurs traduit de l’allemand. Et son titre laisse bien augurer du contenu : l’avenir de notre continent se joue dans la guerre déclenchée contre Kiev. Car, ce qui se passe en Ukraine n’est qu’un prélude, une préparation de ce qui nous attend, nous citoyens de l’Europe occidentale. Laisser faire V. Poutine   en Ukraine, c’est consentir à une vassalisation prochaine de tout notre continent.  Le maître du Kremlin ne s’arrêtera pas là, il ira le plus loin possible, puisque, dit-il, les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part… Traduisez : jusqu’à la survenue d’une digue capable de l’arrêter. Cette idée d’une digue revient à Georges Pompidou qui en n avait parlé lors d’une conférence de presse portant justement sur l’expansionnisme soviétique. Aujourd’hui, nous sommes confrontés au même problème.  Et c’est d’ailleurs ce qui constitue la trame du présent volume.

L’auteur, Karl Schlögel, souligne la résilience du pays : tout est fait pour que la vie quotidienne ne souffre pas trop de l’état de guerre, tout est fait pour que les choses marchent comme si de rien n’était. Il insiste aussi sur le fait que l’Europe, forte et puissante, doit prendre conscience de ses grands moyens et ne pas baisser les bras. Dans une autre présentation d’ensemble, due à une réédition, l’auteur souligne que notre continent peut résister victorieusement à l’agresseur. Mais pour y parvenir, il faut générer une conscience collective, réagir comme un bloc unifié, porteur d’une projet et animé d’une vision… En allemand, on dit identitätsstiftend und meinungsbildend : une identité et une opinion, sont les deux piliers de la résilience ukrainienne. Mais l’aide extérieure ne doit pas tarder à parvenir pour maintenir en vie cette même résilience. 

Il n’est pas question d’entrer dans tous les chapitres de ce gros livre ; on se contentera d’un descriptif de ce qu’on y trouve.  Le premier constat de l’auteur porte sur le déficit de connaissance dont souffre visiblement l’Ukraine. Or, on commence par nous rappeler que l’Ukraine, c’est l’Europe… Ce qui n’est que partiellement vrai : il existe une partie, non négligeable, de ce pays qui adhère aux valeurs de notre continent, à sa culture et à ses aspirations, mais il en existe aussi une autre dont les regards se tournent vers la Russie. Le pays est coupé en deux et lorsque le moment sera venu d’arrimer l’Ukraine au vaisseau de l’Union Européenne, on verra surgir des difficultés qui ne sont pas imaginaires mais bien réelles : par exemple le dossier agricole ; si l’Ukraine réalise ses aspirations européennes, il faudra éviter que les prix ne baissent pas, au point de ruiner les agriculteurs européens, y compris les Polonais. N’oublions pas, non plus, les ravages de la corruption qui ont forcé l’actuel président ukrainien à nettoyer les écuries d’Augias jusques et y compris dans les cercles les plus intimes du pouvoir. Mais nous n’en sommes pas encore là ; à chaque jour suffit sa peine.

Cette crise ukrainienne, cette guerre m’a permis de réaliser la force et l’enracinement des populations juives dans ce vaste pays. Et je ne parle seulement du grand centre culturel d’Odessa qui était doté de grandes institutions, notamment de presses hébraïques permettant la diffusion de la sensibilité hébraïque et juive… Que de centres hassidiques, que de centres talmudiques, que de théâtres juifs ! Le yiddish s’était taillé la part du lion dans ce pays.

Je me souviens du séminaire de mon maitre à la Sorbonne, le regretté Georges Yehuda Aryé Vajda, le mercredi après-midi au cours duquel les textes étudiés provenaient tous, ou presque, des régions les plus reculées d’Ukraine. Je n’ai pas retenu tous les noms mais sur les photocopies distribuées pour suivre le séminaire figuraient les noms des villes où ils avoient été imprimés. Au fond, ce n’est pas le fruit du hasard si l’actuel président de ce pays est d’origine juive…

Mais cet enracinement ne peut pas faire oublier la grande tradition antisémite de ce pays. Je pense aux supplétifs ukrainiens qui martyrisaient les camps d’extermination ou de concentration où se trouvaient des populations juives. J’avais lu cela, alors que j’étais très jeune et fouillais régulièrement dans la bibliothèque de mes parents à Agadir. J’en avais extrait les livres d’Anna Langfus dont Les bagages de sable obtint le prix Goncourt en 1962.  Certaines cruautés commises dans la mise à mort des déportés m’avaient glacé le sang : tout ce que ces tortionnaires avoient de frustrations et de désirs non assouvis, se donnait libre cours contre des malheureux désarmés, livrés pieds et poings liés à leurs bourreaux. C’est aussi cela, l’Ukraine. Cependant, cela ne doit pas peser dans l’aide apportée à un pays agressé par un puissant voisin.

Nous avons à faire à une bonne analyse de la situation : notre liberté dépend de la liberté du peuple ukrainien. Céder à V. Poutine, c’est lui donner quitus pour envahir à sa guise tous ses voisins.

Ce livre défend très bien cette thèse. Mais les Occidentaux ont trop défendu tandis que leurs livraisons d’armes et de matériels ont été soit trop faibles soit tardives. Ces tergiversations doivent cesser si l’on veut réellement sauver l’Ukraine, et dans ce sillage, sauver aussi l’Europe libre.

 

Karl Schlögel, L’avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes. Gallimard, 2024.

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