Crise de la libido ?
Différentes études mettent en évidence une mutation des relations sexuelles un peu partout dans le monde avec des résultats concordants. Ainsi la toute dernière en France, en février 2024, est l’étude IFOP-LELO, qui nous donne l’occasion de nous rencontrer. Mais de nombreuses autres l’ont précédée, aux États-Unis d’où nous vient cette expression « Sex Recession », mais aussi en Grande-Bretagne, en Allemagne, au Japon, etc. Les modalités de ces études sont discutées. On leur reproche par exemple un abord très normalisant de la sexualité, soit le couple hétérosexuel et l’acte de pénétration. Certaines réserves sont aussi méthodologiques. Mais un article paru dans l’American Journal of Mental Health confirme, malgré tout, une baisse de l’activité sexuelle pour la génération dite Z (ceux nés entre 1995 et 2012) où le passage de l’adolescence à l’âge adulte manifeste une baisse sensible de l’expérience sexuelle par rapport aux Millenials, soit la génération Y (ceux nés entre 1981 et 1996).
Malgré tout, ces différentes études se rejoignent sur quelques points, en particulier une baisse qui devient nette entre 2006 et 2009, disons le milieu des années 2000, et 2024. Des causes multiples sont mises en avant, comme l’augmentation de la dépression et de l’anxiété chez les jeunes, la constitution plus tardive des couples ou du mariage qu’autrefois, mais surtout le développement des loisirs numériques : voir un film, une série ou un porno. Pourtant, la télévision existait bien avant, mais les effets de ces nouveaux médias semblent nettement différents. On invoque aussi moins d’obligations, le peu d’attrait, une certaine lassitude pour le co-partenaire, une baisse du devoir conjugal, l’effet Me-too mais l’inflexion de la courbe semble avoir commencé avant, etc.
Les interprétations et les lectures sont multiples, et je ne souhaite pas entrer dans le débat des interprétations mais juste faire quelques remarques. Les années 1960-70, et même les années 1980, sont ces années dites de libération sexuelle avec les effets de la contraception et des événements de 68, où une société très corsetée éclate. On peut noter la conjugaison de divers mouvements. D’une part, un certain développement des utopies de Reich via une articulation de la politique et de la sexualité, en particulier sa reprise par Marcuse, avec l’idée que cette nouvelle liberté sexuelle entraînera la fin de nombreux problèmes sociaux, en particulier une diminution de la violence. Il y a aussi tout un courant issu des surréalistes et l’idéalisation de l’amour, l’amour comme élément absolu de subversion, thème repris par les situationnistes – le mot même viendrait d’un passage d’André Breton. Bref, l’idée à l’époque que si quelque chose échappait au marché et à la lutte des classes, c’était l’amour.
Nous sommes passés à une situation où ce qui relevait du privé, du caché devient transparent, ou plutôt pseudo-transparent à tous les niveaux. Il y a aussi maintenant une prévalence des normes statistiques qui produisent des normes comportementales. Sur le plan de l’activité sexuelle, il y a déjà longtemps par exemple que des patients entendant le chiffre de la moyenne des relations sexuelles par semaine pour la classe d’âge qui est la leur s’évaluent. Ce peut même être un motif de consultation. La diffusion de la pornographie, mais aussi dans la presse quotidienne une description des diverses pratiques concourent à ce dévoilement. Du coup, la dimension surmoïque, ce que j’ai nommé la « tyrannie de l’idéal », l’injonction à jouir, introduit des comparaisons par rapport à une réalité plutôt grise, mais qu’il va falloir afficher brillante. La référence aux performances diverses, le développement des images Instagram où il faut se donner à voir, la vie des milliardaires dévoilée, la téléréalité, etc. Je retiendrai donc un élément concordant de toutes ces enquêtes : l’inflexion très nette autour de 2006-2009. Or cette date coïncide avec l’apparition des smartphones tactiles et du haut débit, provoquant la flambée de ce que Lacan avait appelé « l’industrialisation du désir », soit le lien à tous ces objets, tous ces gadgets que produit notre modernité, où le sujet est relancé inlassablement d’objet en objet non sans une certaine ambivalence. Nous courons après, et, en même temps, nous ne cessons de rêver de nous dégager de cette course, par, entre autres, une affirmation croissante du moi à travers les images données à voir, un « se faire voir », en usant de cette pseudo-transparence affective affichée, bref a minima le quart d’heure de célébrité pour chacun. Tout cela s’accompagne donc de cette passion du moi, le rêve d’un moi complété qui se traduit dans aussi bien dans les activités numériques que dans les avatars actuels des multiples nouvelles thérapies orientées par cette visée. Or, paradoxalement dans ce monde « connecté », ces nouveaux modes de lien séparent, isolent et c’est bien ce que constatent ces nouvelles données.
Tout ce système de rapport aux objets crée une sorte d’« addiction sans drogue » pour reprendre le mot de Serge Tisseron, et s’accompagne d’un délitement des liens sociaux traditionnels ce que l’étude montre avec cette addiction aux médias numériques. Ainsi une certaine désaffection de la sexualité vient par exemple du fait que l’on préfère, plutôt que l’activité sexuelle avec son/sa partenaire, continuer un jeu vidéo ou regarder une série – le binge watching – regarder du porno avec une préférence pour l’activité masturbatoire qui permet d’éviter la pointe d’angoisse qui est au cœur de toute relation sexuelle, d’éviter une confrontation au désir de l’autre. Tout ceci s’accompagnant d’une fragilisation des normes réglant, stabilisant les liens amoureux. D’où un isolement croissant, trompé par ces liens numériques multiples, mais qui masquent mal ce sentiment profond qui commence petit à petit à habiter les sujets que nous recevons en consultation. J’en veux pour preuve la création d’un ministère de la Solitude dans deux des pays où précisément ont eu lieu ces enquêtes : la Japon et l’Angleterre. Nous vivons un changement d’époque qui amène un changement des normes sociales, ces normes sociales qui suppléent à l’absence de norme sexuelle, pour agencer nos liens aux autres.
Psychanalyste, psychiatre et professeur des Universités.
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Alain Vanierhttps://lepontdesidees.fr/author/avanierauteur/
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