De quoi les nationalismes sont-ils les symptômes?
Freud imagine à l’origine de l’humanité la figure d’un père toute-jouissance, que les fils finiront par tuer en s’alliant. Mais une fois le meurtre accompli, le père est érigé en totem et les commandements du père mort s’imposent encore plus : les fils renoncent à la jouissance des mères qui deviennent taboues.
Alain Vanier
Je voudrais remercier tout d’abord Émile H. Malet pour cette initiative, ainsi que ceux qui se sont associés à ce projet – l’UNESCO, la Délégation permanente de la France auprès de l’UNESCO, l’Espace des femmes Antoinette Fouque, la revue Passages, auxquels s’est jointe mon association Espace Analytique. Il a pris l’initiative de nous réunir autour d’une question sociale et politique devenue cruciale dans notre époque, le retour inattendu des nationalismes. Espace Analytique est particulièrement sensible à ces enjeux puisque notre fondatrice, Maud Mannoni, n’a pas hésité à signer le Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie, à fonder Bonneuil lieu-dit d’antipsychiatrie pour interroger la fonction sociale de la psychiatrie, à écrire sur la mise à l’écart moderne des enfants comme des « vieux », sur le statut des femmes dans nos sociétés, etc. Bref, elle a construit une œuvre organisée autour d’une mise en question des ségrégations contemporaines.
Pour celle qui nous occupe aujourd’hui, les nationalismes, je me limiterai à quelques remarques introductives. Tout d’abord, notons que le terme même de « nation » n’est pas évident à définir. Il vient de nascere, qui veut dire « naître » en latin. Au niveau de la dénotation, le terme veut dire un groupe de personnes de même origine ou de même naissance. Mais l’origine, ce peut être le lieu ou aussi bien la souche, d’où son lien avec l’idée de racines communes qui peuvent être la race, la langue, la terre, les mêmes traditions, etc. On saisit les difficultés qui aussitôt surgissent suivant l’accent que l’on met sur l’un de ces termes. Est-il besoin de rappeler ici le débat sur le droit du sol, le droit du sang, etc. On trouve là le fondement même des égarements nationalistes funestes du XXe siècle qui ont dévoilé l’ambiguïté même du terme. Mais aussi, sans être vraiment contradictoire, ce terme s’est appliqué au peuple révolutionnaire en 1789.
La polysémie du terme ne facilite donc pas les choses. Ce peut être un ensemble à l’intérieur de frontières qui se distingue de ce qu’on trouve au-delà. Il s’agit donc d’une construction sociale qui lie un certain nombre d’humains entre eux, variée et variable dans ses acceptions. Peu importe que l’on considère que l’homme est un être naturellement politique ou qu’au contraire on considère qu’il crée la société pour mettre fin à la guerre de tous contre tous, ce qui est certain est que le lien social a pour fonction de réguler la violence latente qui traverse les sociétés.
Pour cette violence latente Freud a construit une sorte de mythe. Et ce point de vue rejoint celui de certains anthropologues modernes. On peut se représenter cette violence à la façon dont Pierre Clastres imaginait pour le début une kyrielle de groupes humains, des sociétés primitives toutes en guerre les unes contre les autres afin de maintenir une absence de différenciation des fonctions, afin d’éviter que n’apparaisse avec un nombre plus grand d’individus un pouvoir délégué et l’État – la société contre l’état.
Cette configuration originaire correspond assez bien à celle que Freud a proposé à partir de ce que la psychologie collective suggère. Pour lui, tout commence par des conflits entre des groupes primitifs avec aussi des luttes à mort, la guerre de tous contre tous. Pour Freud, le premier pas est « le surmontement de la violence par transfert de la puissance à une unité plus grande ». La communauté d’intérêts conduit à substituer, à un moment donné, la mise à mort de l’ennemi par l’esclavage : le corps de l’autre peut servir les intérêts économiques du vainqueur. Mais, ce faisant, le vainqueur abandonne un peu de sa sécurité car le vaincu vivant devenu esclave constitue une menace. Freud en tire cette leçon : « Le droit de la communauté devient alors l’expression des rapports de puissance inégaux en son sein, les lois seront faites par et pour les dominants. » Il y a donc une violence latente dans le lien social, traitée par le droit, les négociations, des concessions, etc. On se souviendra que l’abandon de l’esclavage moderne n’est pas seulement un effet des Droits de l’Homme, mais avait aussi des raisons économiques. La location temporaire de la force de travail d’individus affranchis, soit la sous-prolétarisation de l’ancien esclave, est moins coûteuse que son acquisition et la nécessité d’entretenir ce qui constitue dès lors un capital.
Grands récits
Ces communautés ainsi constituées sont l’origine de ces groupes organisés en royaumes, puis en États-nation, avec toujours des complications : qu’on pense à l’unification de la France et des colonies par l’instruction publique et la langue, ainsi que les contestations successives – nation bretonne, basque, corse – à mesure que l’unité nationale s’accomplissait. Ce qui est certain, c’est que de grands récits porteurs d’espoirs, variantes de la promesse d’un avenir messianique, utopique, ont toujours plus ou moins agencé et lié ces groupes humains. En France, la Révolution française, son récit a organisé la nation jusqu’à il y a peu, remarquait entre autres Claude Lévi-Strauss, avec le sentiment d’être porteur d’un message transnational qui la rendait exemplaire. Car au-delà des nations, il y a depuis longtemps des discours à vocation universelle, appuyés sur une promesse : ainsi l’espoir messianique des monothéismes. Ils furent relayés quand ils s’affaiblirent, du fait de l’avancée du discours de la science, par des messianismes séculiers – le communisme par exemple… L’extinction récente de ces promesses a coïncidé avec une autre internationalisation, qu’on appelle mondialisation ou globalisation, en fait, une internationalisation par la raison économique liée au développement du capitalisme à qui la croissance est indispensable, internationalisation violente, « ethnocidaire » pour reprendre le mot de Robert Jaulin, puisqu’elle est en train d’uniformiser la civilisation planétaire.
Or cette civilisation mondiale s’accompagne du déclin de ces promesses qui, à l’instar de Job, vous soutenait pour supporter la vie et ses limitations, ses contraintes, en promettant de récupérer cette chose perdue après laquelle nous courons, cette jouissance dont je suis privé, après la mort ou le soir du Grand Soir. Il faut peut-être ici faire mention d’un autre mythe freudien, Totem et Tabou, celui qui fonde la culture sur le renoncement à la jouissance. Freud imagine à l’origine de l’humanité la figure d’un père toute-jouissance, que les fils finiront par tuer en s’alliant. Mais une fois le meurtre accompli, le père est érigé en totem et les commandements du père mort s’imposent encore plus : les fils renoncent à la jouissance des mères qui deviennent taboues. Ainsi le lien social est fondé sur le renoncement à une jouissance, jouissance qui, dès lors, ne cesse de hanter le lien social, jouissance qui manque, que nous construisons comme perdue, et les mythes sociaux, les récits ont fonctionné dans la culture pour la situer : les religions, les utopies, etc. Le capitalisme se fonde sur l’idée que ce qui a été perdu, par structure, fondamentalement, peut être récupéré ici et maintenant dans l’objet offert par la consommation. Et cet objet, conformément à la structure du sujet, est toujours situé dans l’Autre. C’est le ressort intime le ressort des modes comme des messages publicitaires qui vous présentent toujours une figure idéalisée, qui semble complétée par l’objet qu’on veut vendre., etc. Or cette jouissance qui manque, je la prête à l’Autre qui du coup m’en dépossède. Il suffit de regarder des enfants dans une grande section de crèche ou à la maternelle : celui qui prend un jouet, quand bien même il y en a une série de semblables, va être assailli par d’autres qui veulent le lui dérober. Dolto disait : le fait qu’il soit en possession de quelqu’un qui semble combler le désir d’un autre enfant, c’est ce qui le rend vivant. C’est cette jouissance qui était prêtée aux « primitifs » lors de la colonisation, et inversement. C’est elle qui est prêtée à tout Autre, mais aussi bien c’est celle dont l’Autre veut me déposséder. Les individus d’aujourd’hui pris dans une fragilisation sans précédent des liens sociaux traditionnels – famille, profession, etc. dans le temps d’une précarisation généralisée de ces liens – sont le lieu d’un conflit entre rejet et envie de cet Autre qui veut me déposséder mais à qui je prête la possibilité d’aller au-delà des limites sociales dans lesquelles je suis pris : il peut tuer, violer, voler, etc. Il devient l’incarnation de cette précarisation généralisée des liens sociaux.
On peut lui attribuer cette jouissance hors limite mais qui, devenue proche, non séparée, me menace. Il est aussi celui qui ravive la culpabilité devant cette misère du monde que je veux ignorer et qu’il m’empêche d’ignorer. Cet Autre n’est qu’une figure de moi-même sans aucune garantie. Lacan appelait ce point le plus intime de chacun « extime », et faisait remarquer que lorsqu’on franchit une frontière ce qui est au-delà est identique à ce qu’il y a en-deçà : c’est le propre du sujet humain il n’y a pas de différence entre son Innenwelt et son Umwelt.
On saisit la fonction dès lors d’un chef qui prend sur lui ce message latent de haine, de rejet, et qui, comme Freud l’a montré, solidarise le groupe en offrant une identification idéale, en tenant les propos interdits, ce qui lui donnent en retour ce statut d’exception. Cette élection, cette érection s’affirme par une consolidation de l’idée des frontières qui nous séparent et nous protègent de cette intrusion de l’Autre. Ce leader ne l’est plus au nom d’une puissance au-delà, comme le pouvoir royal fondé sur un droit divin, il est seulement la victime exemplaire, la voix de la victime exemplaire de cette circulation opaque des jouissances.
Les nationalismes émergeants qui soutiennent de nouvelles ségrégations aujourd’hui sont bien les répliques de ces mouvements qui sont apparus dès l’émergence des Lumières au XVIIIe siècle, et contre celles-ci, s’appropriant et remaniant ce terme de nation en jouant de sa polysémie, pour ne pas dire de son ambiguïté, de ces tensions entre ses acceptions. Ce colloque s’en fait le symptôme afin de pouvoir le mettre au travail.
Alain Vanier – Psychanalyste, président d’Espace Analytique
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