Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Hommage : Le professeur Michel Rywkin

Michael Rywkin, décédé le 21 octobre 2022, n'était pas un inconnu pour les lecteurs de "Passages" grâce à ses fréquents articles couvrant la géopolitique de la Russie et de sa sphère d'influence.

Mon mari était un personnage à multiples facettes. Et pour cause: sa famille juive était originaire du côté paternel d’industriels à Vilnius, capitale lituanienne, puis polonaise (au moment de la naissance de Michel en 1925), puis russe après le pacte Molotov-Ribbentrop en 1939 et du côté maternel de Kiev. Michel et ses parents étaient ballottés au gré des turbulences de la région entre Lituaniens, Polonais, Russes, puis Staline et l’occupation allemande de la seconde guerre mondiale.

Au cours de sa jeunesse Michel était fortement imprégné par la mentalité slave, teintée cependant du sécularisme communiste de son école primaire. Son père, Solomon, industriel prospère, donc “bourgeois”, était menacé par ce qu’il appelait encore les “Bolshevics”, selon le terme de la Révolution. Il jugeait prudent d’émigrer en France où une de ses sœurs était mariée. Le petit Misha fit une partie de son éducation à Paris, ce qui lui donna une troisième langue en plus du polonais et du russe. Mais à un moment relativement calme, Solomon croyait pouvoir sauver une partie de sa fortune (industrie de tanneries) en retournant à Vilnius.

Le moment était mal choisi. Quelques 40 000 habitants étaient envoyés par le gouvernement soviétique, soit vers des goulags en Sibérie, soit, comme dans le cas des Rywkin, déportés dans l’état soviétique du Kazakhstan, non pas en tant que juifs mais en tant que bourgeois, ennemis du peuple.  

Ce malheur s’avérait une chance dans le cas des Rywkin. Ils l’avaient échappé belle de ce qui suivit en Lituanie (russe) sous l’occupation allemande: 95 % de la population juive furent assassinés, ainsi que trente milles Polonais. Michel aurait été candidat à l’exécution à double titre.

Vivant alors à Zamine, village arriéré, sans eau courante, de l’Uzbekistan, mais loin du centre du pouvoir de Moscou, Michel pouvait suivre des études à l’université de Samarcande, se faisant des amis musulmans pour le reste de sa vie.

Il poursuivit ses études temporairement à l’université de Łódź en Pologne, puis à l’Ecole des Hautes Etudes Sociales à Paris où il rencontra sa première femme qu’il suivit temporairement dans son pays, Haïti, dont il aimait le soleil et “le caractère ensoleillé de gentillesse et d’humour” des habitants.

L’oisiveté ensoleillée commençait pourtant à lui peser et il accepta le conseil d’un oncle, ancien avocat à Berlin, de s’établir aux Etats-Unis d’Amérique. Il était alors père de trois enfants, ne parlant pas un mot d’anglais, et sans permis ou formation de travail. Il travaillait alors sans statut social dans une usine d’ampoules électriques à Los Angeles.

Héroïque, sa mère, Maria Gregorevna, se substituat à lui dans un emploi ouvrier à New York, ce qui permit à Michel d’obtenir son doctorat en Sciences Politiques (sphère russe) à l’Université de Columbia.

Ses livres incluent: “Russia in Central Asia” (1963), “Moscow’s Muslim Challenge” (1982), “Russian Colonial Expansion to 1917” (1988), “Soviet Society Today” (1989), “Moscow’s Lost Empire” (1994) et une soixantaine d’articles.

Il était président de l’Association for the Study of Nationalities, directeur du programme “Russian Area” du National Committee on US Foreign Politics, et de l’Association for the Advancement of Slavic Studies.

Il reçut la médaille des palmes Académiques du gouvernement français.

Il enseigna à l’Université de la ville de New York, jusqu’à sa retraite en 1993 et comme professeur étranger à l’Université de Varsovie.

Le combat avec l’ange

Il y avait une dimension sous-jacente dans la personne de Misha, peu perceptible par ceux qui le connaissaient, même ses enfants: sa judéité. Elle semblait refoulée, pas de son intention, dans le contexte de la vie profane américaine. Misha n’avait pas reçu d’éducation religieuse, car sa mère était traumatisée par le meurtre de son père par les Bolshevics. Tel que l’ultra-rationnel Ivan Karamazov dans le roman de Dostoïevski, elle refusait de croire qu’un dieu soi-disant infiniment bon et infiniment puissant pouvait tolérer de telles atrocités. Position déjà discutée par Pascal au sujet des Jésuites et des Jansénistes, et récemment référencée dans le numéro spécial de “Passages”, sur “L’Eclat et l’Ecart.”

Le “matérialisme dialectique” marxiste et le « business matter-of factishness » américain formaient la surface de la personnalité de Misha. Et pourtant…pourquoi cette attention prolongée à une « Mezouza »[1] à la porte d’amis, une Menorah[2] sur leur table?

Ce qui s’est dit dans “L’Eclat et l’Ecart”[3] s’applique évidemment à la région contiguë de l’Alsace, le land Rhénanie-Palatinat sur la rive gauche du Rhin et dans ma ville natale, Worms (Yiddish Warmaisa), à jamais marquée par le rabbin Solomon ben Isaac (Rachi).                                                                                      

A l’occasion d’une visite à ma mère, je faisais la guide touristique à Misha, fière du très long passé de ma ville. Ici la « porta judeorum », où il y avait une présence juive aux temps des Romains. Et aussi l’emplacement de la première synagogue, en 1034. Passons par la Judengasse vers le Rachi-Haus, détruit lors de la Kristallnacht en 1938 et reconstruit en 1982…Je continuais à exhiber mon érudition, pensant impressionner mon mari. Mais son visage ne montrait pas l’admiration superficielle de ma personne.  Au Heiliger Sand (Sables Saints), le plus ancien cimetière juif d’Europe, devant la tombe du Maharal, je voyais pour la première fois une sorte de recueillement sur le visage de Misha. Quelque chose venant de très loin refaisait surface.

Après un silence il me fit le plus beau compliment que je n’ai jamais reçu : “Quelle ironie! Toi, fille de Nazis, si peu angélique, tu as ouvert quelque chose en moi. Tu as ouvert une brèche dans mon trop confortable équilibre. Oui, comme Jacob, je boîte. Mais c’est l’absence de cette tension qui sans que je sache m’a laissé incomplet jusqu’ici.”

“Bonjour, Israël!”

“N’exagérons pas, quand-même! »

Pour ma part, je ne peux exagérer ma gratitude envers Emile Malet qui a lu le kaddish lors des obsèques. Un précieux cadeau à Michel et à moi.

Christine de Lailhacar-Rywkin

 

 

[1] Rouleau de parchemin biblique fixé au linteau des lieux habitation.

[2] Chandelier à sept branches des Hébreaux

[3] Numéro de Passages…

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