Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Identités, races, minorités

En 1976, Richard Dawkins publie un livre intitulé « Le gène égoiste » [1] dans lequel il considère que les humains ne sont que les véhicules de leurs gènes et que la vie se résume à une compétition entre ces longues molécules informatives que nous hébergeons. Le point de vue extrême de cet auteur britannique est souvent critiqué, il n’en demeure pas moins que la compétition est une évidence dans le monde du vivant, notamment la compétition dans le domaine de la reproduction sexuée.

            Cette compétition pose cependant problème car nous avons besoin de vivre ensemble. Nous avons besoin de vivre ensemble, ne serait-ce que pour disposer d’une variabilité génétique suffisante pour que la communauté dans laquelle nous vivons puisse s’adapter à son environnement. Comment alors rendre compatible notre nature d’essence compétitive avec la nécessité de faire groupe ?

            La première solution relève de la dictature. Classiquement, un mâle domine l’ensemble de la meute ou du troupeau jusqu’à ce qu’un nouveau mâle se montre plus fort. Le concept a bien sûr ses limites dans le cadre des sociétés humaines.

            Une deuxième solution relève de l’épouillage. Il s’agit ici d’instituer un rituel ou les membres du groupe vont se faire du bien les uns aux autres. Cela va souder la communauté et l’aider à résister à l’esprit de compétition qui tend à la faire éclater. L’organisation des sociétés humaines relève au moins pour partie de cette stratégie, avec le recours à un rituel bien connu : la palabre. Ainsi, des linguistes ont étudié le contenu de conversations de bistrots et montré que ces dernières n’ont pas pour but d’échanger des informations mais plutôt de signifier à « l’autre » que l’on est ami avec lui, ou tout au moins que l’on n’est pas son ennemi. L’exercice a cependant également ses limites : il est impossible d’échanger verbalement avec chacun des membres d’une communauté de taille respectable.

            On peut alors faire l’hypothèse que c’est pour surmonter cette contrainte que sont apparus les récits mythologiques. Les récits mythologiques sont des conditions nécessaires à la cohésion d’une communauté de grande taille dans un contexte d’esprit de compétition généralisé. Formellement, un récit mythologique relève d’un contenu de nature symbolique, mis en commun et exerçant une force centripète au sein d’une communauté. La tour de Babel en est une illustration fameuse : sans possibilité de symbolique mis en commun, la communauté explose.

Partant de là nous pouvons proposer deux définitions :

« Tout élément de nature symbolique exerçant une force centripète au sein d’une société est une identité ». Etre « noir », « juif », « trans » ou « gascon » est une identité car c’est de nature symbolique et cela permet de souder une communauté. Par ailleurs, « un récit mythologique est l’ensemble des identités, des éléments symboliques qui font cohésion dans une société donnée ». 

Pendant longtemps, les religions ont été centrales dans la constitution des mythologies et dans la cohésion des sociétés.

En occident, les philosophes grecs donnent une place de plus en plus importante à la raison et cela débouche deux millénaires plus tard à une « modernité » où le récit scientifique, du big bang à l’ADN, apparaît comme une nouvelle forme de mythologie, géométrique et rationnelle.

Vers la fin du XIXème siècle, des auteurs comme Nietzsche, Marx ou Freud ont des discours et des développements théoriques qui challengent l’universalisme scientifique moderne. De cela va naître ce que certains auteurs dénomment la postmodernité, avec l’émergence d’une mythologie irrationnelle, irrationnelle au sens où relativisme culturel, singularité et surdétermination des causalités sont au premier plan. Par définition, une telle mythologie irrationnelle permet plus difficilement de faire cohésion et c’est alors la télévision qui sera le vecteur privilégié de ce symbolique centripète indispensable.

Pour certains sociologues nous vivons actuellement dans des sociétés « hyper », hyper-modernité où tout va vite, à la vitesse de la lumière, hyper-réalité où le digital se substitue à un imaginaire commun. Le récit mythologique est, de ce fait, totalement diffracté, conduisant à une explosion identitaire. Il ne reste plus que des débris identitaires, chacun de ces débris constituant une micro-communauté dont la taille diminue inexorablement quand on tombe dans une spirale inter-sectionnelle. À l’extrême, la situation devient telle que décrite par un des slogans de la banque HSBC : « Difference: the only thing we have in common ».

            Et nos gènes dans tout cela ? Ont-ils été déjà remplacés par les « mèmes » décrits par Ricard Dawkins dans [1] ? Ces mêmes ne sont plus de nature biologique, mais sont plutôt des idées ou des phénomènes culturels et ce seraient eux, désormais, qui sont en compétition bien plus que nos gènes. Et c’est peut-être précisément ce qui se déroule dans la publication des numéros de Passages.

 

Références

[1] Dawkins, R. (1976). The Selfish Gene New York. Oxford Univ. Press

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Professeur de santé publique, Faculté de médecine de l'université Paris XI

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