Le Pont

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Industrie et territoire : un lien sous-estimé

Olivier Lluansi

Olivier Lluansi

Spécialiste industrie au sein de Strategy&

Une étude de la Fabrique de l’industrie de 2019 indique que les critères de succès de notre tissu industriel sont liés pour 10% au secteur dans lequel ces entreprises œuvrent, pour 50% aux conditions macroéconomiques et pour 40% aux facteurs locaux. En poussant le trait, une politique industrielle devrait être une politique de territoires, et non une politique de filières, appuyée par une politique macroéconomique.

Concrètement, aujourd’hui les principaux freins au redéveloppement de notre industrie sont la disponibilité de talents, le foncier, les procédures administratives, le financement, la compétitivité, l’acceptabilité de l’industrie. Les deux tiers se traitent au niveau local. Prenons quatre exemples.

  1. Le foncier

Par notre géographie, et notamment notre faible densité, le foncier industriel fut longtemps abondant et peu cher, et constituait avec l’énergie décarbonée, un des atouts potentiels de réindustrialisation. Dans un monde des raretés, nous prenons aujourd’hui conscience, trop tardivement, que cet avantage comparatif est en crise, fragilisé, certes par les réglementations mais surtout par le manque d’anticipation et ses effets sur notre réindustrialisation. L’explosion du prix du foncier industriel témoigne d’une tension sans précédent sur cette ressource et de la remise en cause d’un facteur compétitivité, voire d’un frein à notre renaissance industrielle.

Pourtant historiquement, les activités économiques ne représentent que 4% de l’artificialisation des sols. Et il existe des solutions pour concilier zéro artificialisation nette et réindustrialisation.

Une stratégie nationale de mobilisation du foncier industriel est attendue. Elle prendrait sa source au cœur des territoires, notamment en s’appuyant sur les Intercommunalités en identifiant les zones propices au développement industriel, en proposant un calendrier échelonné mais réaliste de mise à disposition de sites « clefs en main » i.e prêts à l’emploi industriel sur lesquels le délai entre la décision d’implantation et le démarrage d’une production se rapprocherait d’une dizaine de mois. Les schémas régionaux s’assureraient de l’équilibre ressources / besoins, de la compatibilité avec le principe du zéro artificialisation nette en mobilisant les friches, la densification sur les zones industrielles actuelles et pour un dernier tiers l’artificialisation mais avec les compensations appropriées. Tandis que le niveau national proposerait un accompagnement financier et sélectionnerait les sites à dépolluer prioritairement en fonction des impératifs sociaux et économiques, d’aménagement du territoire : ces deux outils finaliseraient la mise en cohérence d’une stratégie « montante » (et non « descendante ») de mobilisation du foncier industriel qui partirait des territoires.

  1. La formation

Le potentiel de réindustrialisation de nos filières et de nos territoires est considérable, mais il est aussi bridé par une pénurie généralisée de compétences, frappant notamment les métiers industriels. Le nombre d’emplois industriels vacants a ainsi été multiplié par trois entre 2017 et 2022, pour atteindre environ 60 000. Cela représente un manque à gagner annuel de 4 à 5 milliards d’euros de valeur ajoutée.

Pourtant, notre appareil de formation est théoriquement en mesure de pourvoir la main-d’œuvre nécessaire : le nombre de jeunes formés chaque année aux métiers industriels correspond – en volume – aux besoins de recrutement. Ce paradoxe peut s’expliquer par une inadéquation des compétences auxquelles les jeunes sont formés et des besoins ou encore par le déclassement de l’image des métiers industriels.

Cependant on oublie trop souvent la faible mobilité des Français, c’est culturel. Une étude approfondie des inspections générales des finances et des affaires sociales démontre que le choix de domicile des Français est largement indépendant du taux de chômage et que, même lorsqu’ils déménagent, cet aspect est marginal dans leur décision. D’autre part, même en situation de chômage, moins de la moitié d’entre eux accepterait une proposition distante de plus de 30 km de leur habitation. L’évolution du prix des carburants ou encore l’augmentation des taux d’intérêt, qui rend les coûts de l’immobilier plus cher, sont autant de facteurs amplificateurs de ce phénomène.

Aussi faut-il former localement pour les besoins locaux. Au rang des pistes de travail, on peut notamment mentionner l’élaboration d’une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) territorialisée pour les métiers industriels, la mutualisation à grande échelle des plateaux techniques s’adressant à tous les parcours afin de privilégier les proximités domicile-formation-emploi. Il s’agit de passer d’une logique par public (apprentis, salariés, demandeurs d’emploi, jeunes ou seniors) qui a structuré historiquement nos politiques de formation et d’emploi, à une logique de territoires.

  1. L’acceptabilité

Les cas récents de Bridor en Bretagne, de RockWool dans l’Aisne ou de STMicro à côté de Grenoble soulèvent désormais la question de l’acceptabilité du fait industriel et de ses nuisances dans les territoires.

D’abord, il ne faut pas le nier : l’industrie produit des richesses pour les territoires qui l’accueillent mais aussi des nuisances qu’il faut évidemment minimiser mais qui ne peuvent être réduites à zéro.

Ensuite, il faut considérer notre réindustrialisation comme une course d’obstacle : si ce sujet d’acceptabilité émerge dans notre société, c’est bien que de nouvelles usines apparaissent. Ainsi d’autres étapes ont déjà été franchies et notamment la remise en question du modèle post-industrialiste et la construction d’un consensus politique et trans-partisan pour notre réindustrialisation.

Toutefois à court terme, un travail collectif sur l’image de l’industrie est indispensable. Celle-ci est dé-synchronisée de sa réalité. En lisant les enquêtes d’opinion, on retire l’impression que les Français voient toujours l’industrie telle qu’elle était dans les années 70 et non telle qu’elle est aujourd’hui. Comme si la vague de fermeture d’usines avec la désindustrialisation avait gravé une image passéiste et caricaturale.

A moyen terme, le développement de l’industrie aura son sens dans le cadre de projets de territoire. Avant même que des projets industriels soient annoncés, il revient aux élus locaux d’ouvrir le débat : voulons-nous de l’industrie ou pas dans notre projet économique ? Eventuellement laquelle ? Où et avec quelles limites ?

A l’annonce d’un projet industriel, le temps pour ce débat autour du projet global du territoire est déjà échu. Un projet industriel peut être une réalité clivante : ceux qui en profitent, ceux qui n’en profitent pas (profils, compétences) ; ceux qui en seront les voisins, ceux pour qui cela sera une réalité lointaine. Les concertations prévues par la loi sont utiles, mais doivent être complétées par un débat citoyen sur le projet du territoire lui-même, dans sa globalité, sociale, environnementale, alimentaire, urbanistique et productive. En amont, à froid.

  1. Le rôle de la gouvernance d’un territoire.

Pourquoi les Hauts-de-France rencontrent-ils un tel succès ? Certes le foncier y était disponible et aménagé, certes la culture industrielle est ancienne. Ne sous-estimons pas l’accord entre Région et Préfecture qui fait œuvrer de concert, en parallèle et non séquentiellement, les administrations déconcentrées et celles des collectivités locales lors de la délivrance des autorisations administratives. Ne sous-estimons pas moins l’influence structurante du projet collectif et régional « Rev3 » (la troisième révolution industrielle, inspirée du modèle écolo-industriel de Jérémy Rifkin) lancé dans au milieu des années 2010 par le Président de Région, Daniel Percheron, et le Président des Chambres de commerce régionales, Claude Vasseur, personnalités de bord politique opposé.

Cette prévalence de la gouvernance des territoires est souvent ignorée des politiques nationales et pourtant elle explique le succès de Territoires d’industrie. Pas moins de 150 territoires ont formalisé leur ambition, leurs projets prioritaires. La seconde phase vient d’être lancée, désormais ce ne sont pas moins de 180 territoires qui couvrent plus de la moitié de la surface de notre pays.

Ce programme nous a d’abord rappelé l’envie d’industrie de nos territoires. Il ne faut ni nier ni ignorer la blessure profonde que fut la désindustrialisation, pour un nombre incalculable de familles, pour nos paysages avec des friches comme des chancres.  Cependant, la fierté du fait industriel et ses savoir-faire y sont restés plus présents et plus forts.

Nos entreprises sont ancrées dans des territoires, les PMI et les ETI notamment. Elles y proposent des carrières et des emplois riches de sens. Elles permettent de mettre concrètement en œuvre les compétences de chacun et d’en avoir un retour immédiat. Elles se digitalisent pour rester compétitives et mettent en œuvre des solutions concrètes face aux défis environnementaux. Elles démontrent souvent par leurs exportations, la capacité d’appartenir à un monde ouvert tout en restant profondément fier de son identité locale. Elles en deviennent souvent les emblèmes de la réussite.

Ce programme Territoires d’industrie nous a ensuite et surtout appris qu’il n’y avait pas de fatalité. Certes il est plus « facile » de développer une industrie lorsqu’on est situé le long d’une autoroute, à proximité d’un port, etc. Toutefois avec notre réseau d’infrastructures très dense, même des territoires relativement enclavés ont accès à l’activité industrielle… et donc à la possibilité générer localement des métiers à haute valeur ajoutée et de belles carrières.

La réussite de ces initiatives locales est en effet essentiellement liée à leur gouvernance, un binôme de personnalités politique et industrielle, embarquant leur communauté dans un projet et une ambition collective. Nous avons vu des territoires bien placés et riches ne parvenant pas à en tirer parti à cause de querelles internes, de toutes sortes. Nous avons vu des territoires improbables faire des merveilles en puisant dans la mobilisation des femmes et des hommes qui y résidaient. C’est cela aussi un territoire, une communauté à taille humaine. Parfois juste à la bonne taille pour développer ou redévelopper un tissu industriel.

Conclusion

Certes une politique macroéconomique ne se dessine pas à l’échelle d’un territoire. Certes les technologies de rupture s’inventent dans des centres de recherche attachés à des pôles métropolitains denses en R&D. Dit de manière imagée, la probabilité de mettre au point l’ordinateur quantique dans une de nos sous-préfectures est relativement faible.

Ces éléments sont essentiels à la réussite de notre industrie. Mais ils ne sont pas suffisants. Sans des usines ancrées dans nos territoires, bien acceptées et entourées, notre industrie ne sera pas compétitive.

A l’heure de l’industrie FabLess, ces facteurs territoriaux comptaient peu pour notre élite, puisque nous pensions fabriquer ce que nous inventions, et ce que nous consommions ailleurs, dans les ateliers du monde qui étaient asiatiques. Cette idéologie a provoqué notre désindustrialisation et une profonde souffrance dans nos territoires, le sentiment d’avoir été les « laissés pour compte » de notre mondialisation.

Nous avons basculé, nous changeons de paradigme. Cela prendra du temps. Commençons par réaliser que nous n’aurons pas de souveraineté économique sans capacité productive. Les modes de production connaissent eux aussi une profonde révolution et deviennent de plus en plus divers, de la start-up industrielle à la gigafactory. Il y a désormais un modèle pour de la production en milieu urbain, mais l’essentiel du fait productif se redéveloppera dans les territoires.

L’organisation de ces derniers pour l’accueillir est primordiale pour la compétitivité de nos usines. Ils constituent leur écosystème pour former, recruter, trouver des soutiens, etc. Avec le retour de l’industrie en France, c’est aussi la consolidation des territoires et de leur rôle.

Cette communication a été faite au cours du séminaire de Passages-ADAPes en préparation du IXe Forum européen et franco-allemand.

 

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