Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

On n’industrialise pas pour industrialiser

Nous sommes dans un changement de paradigme : nous vivons le passage d’une société de consommation, voire de consommation de masse, au projet d’une autre société qui n’a pas encore son intitulé et cependant dans lequel les valeurs autour de l’« environnement » et de la « souveraineté » sont clairement inscrites.

Dans ce contexte, il convient de rappeler quelques éléments essentiels concernant notre industrie et notre appareil productif.

Tout d’abord on n’industrialise pas pour industrialiser. Un outil productif est certes un secteur économique, contribuant à l’emploi et à la valeur ajoutée. Cependant il est tout sauf indifférent au projet de société dans lequel il s’insère. On peut même affirmer qu’il est au service de ce projet. L’outil productif d’une société « post-industrielle » (comme l’a souhaité la France) n’est pas le même que celui d’une société qui a souhaité conserver la maîtrise de son outil productif (cf Allemagne). De même l’outil productif d’une société qui vise d’abord sa souveraineté conduit à prendre des options différentes de celles qui viseraient d’abord à sa décarbonation ou sa circularité matière.

Aussi notre changement de paradigme induit naturellement le changement de notre outil productif afin qu’il serve ce nouveau projet, qu’il le rende possible en mettant à son service ses compétences, ses savoir-faire, et en l’occurrence la capacité à transformer la matière, en volume et en quantité.

On produit ainsi pour répondre à une attente sociétale, à des demandes de consommateurs et donc pour vendre. Développer un outil productif suppose évidemment un marché. Celui européen est riche et attire des convoitises, parce qu’il est largement ouvert. Cela peut être perçu comme bénéfique dans le cadre d’une pensée de libre concurrence. Cela a des conséquences préjudiciables dans une réflexion relative à la souveraineté ie avoir le contrôle de son destin collectif, comme on le constate avec nos dépendances sur les panneaux photovoltaïques, les batteries, les véhicules électriques et bien d’autres produits.

Dans ce contexte, l’ « autonomie stratégique ouverte » prônée par l’Union européenne, est à la fois le reflet de cette évolution et cependant seulement une proto-politique industrielle européenne, portant encore une grande ambivalence entre libéralisme et maîtrise de notre destin productif, dont la déclinaison partielle concerne seulement quelques filières, voire quelques sous-secteurs.

Des enjeux industriels non-convergents

La réalité européenne en termes industriels est d’abord celle de trajectoires divergentes. Prenons l’indicateur de la part manufacturière du PIB (source OCDE). En 1975, la fourchette max-min de cet indicateur entre les pays européens était de 8 points : entre 17% et 25% (hors Luxembourg et Grèce). En 2022, cette fourchette a doublé de taille à 16 points, entre 9% – 25% (hors Luxembourg à xx% et Irlande à 35%). L’accroissement de cet écart est le résultat d’orientations économiques divergentes, post-industrielle de certains membres dont la France, le Royaume-Uni ayant suivi la même voie, de maintien de son potentiel productif, voire de sa reconstitution, pour l’Allemagne et d’autres pays d’Europe centrale et orientale.

Cette diversité de situations et de trajectoires en Europe est assez bien illustrée par les trois membres du G7 au sein de l’UE : Allemagne (25%) – ayant maintenu une industrie forte, l’Italie (17%) à la hauteur de la moyenne européenne mais renforçant sa capacité exportatrice enfin la France (10%) ayant abandonné pendant des décennies toute ambition industrielle.

Cette diversité conduit naturellement à ces enjeux distincts. Ainsi l’industrie de l’Europe centrale qui a connu, après la Chute du Mur de Berlin, une vague intense de restructuration, mais in fine pas de désindustrialisation, dispose d’une balance commerce extérieure positive voire excessivement positive. Les enjeux de son outil productif sont liés à sa digitalisation (Industrie 4.0), son verdissement (décarbonation, économie circulaire), le pivotement de ses marchés export finaux afin de prendre de la distance par rapport à la Chine, et enfin la sécurisation de ses approvisionnements.

Tandis que les pays « post-industriels » ont pour premier objectif de reprendre le contrôle de leurs chaines productives, de diminuer leurs dépendances et les déficits de leur balance commerciale, de rééquilibrer la distribution de la richesse afin de palier à des fractures territoriales entre métropoles et villes petites et moyennes induites par la désindustrialisation.

Un rapport de force mal vécu en France

Ces trajectoires divergentes, les enjeux différents qui en découlent, engendrent une tension interne en Europe. Moins perceptible que les rapports de force sur les politiques énergétiques (et notamment sur la place du nucléaire) ou sur la préférence européenne pour l’industrie de l’armement, la confrontation entre la France et l’Allemagne est frontale pour les productions stratégiques de puces électroniques, de batteries ou encore d’éoliennes

Qui plus est, cette bataille est d’ores et déjà quasiment « gagnée » par l’Allemagne, avec des perspectives de production atteignant un rapport de 1:5 sur certains de ces équipements stratégiques, alors qu’en PIB ou en population le ratio de référence est plutôt 1:1,5.

En absence d’une approche pan-européenne, les Etats-Membres se concurrencent et celui disposant le plus d’aides publiques, remporte logiquement la mise, en prenant le contre-pied des tous les principes européens, de solidarité ou encore d’encadrement européen des aides…

Pourtant des mesures européennes d’intérêt commun sont envisageables

Le changement de paradigme que nous vivons, recèle pourtant de plusieurs espaces de coopération et d’intérêt commun sur les sujets industriels qui sont insuffisamment explorés :

Mieux protéger les marchés naissants avec une définition qui s’étend au-delà de la seule innovation amont. Eg véhicules électriques en provenance de Chine ou les PV, les batteries, les molécules actives…

Développer la notion de biens et services essentiels. Qu’est-ce qu’on protège ? Quels maillons de la chaine de valeur sécurise-t-on ? La définition n’est pas aisée. L’exercice a été conduit seulement pour deux ou trois politiques sectorielles (GreenDeal, métaux stratégiques) et reste inabouti pour les médicaments « essentiels ». Il est presque absent des autres secteurs.

Affirmer le principe de réciprocité dans l’accès aux marchés. Si le protectionnisme fait encore peur, à tout le moins devrions nous acter un principe de réciprocité de l’ouverture de nos marchés à nos partenaires. Soyons aussi ouverts à leurs entreprises qu’ils le sont aux nôtres. Concrètement, ce principe conduirait à revoir nos engagements en termes de commandes publiques dans le cadre de l’OMC.

Appliquer une réciprocité dans les aides aux entreprises. Si les aides du Gouvernement américain sont relativement transparentes (et simples), cela n’est pas le cas pour celles du Gouvernement chinois. Le rétablissement d’un principe de level playing field, largement ignoré vis-à-vis de la Chine et désormais ouvertement mis en défaut par l’IRA américain, devrait être un objectif commun. A défaut de convaincre nos partenaires de réduire leurs soutiens, nous n’avons d’autres choix que d’aligner les nôtres au niveau européen.

Certes le changement de paradigme que nous décrivons, heurte 50 ans de politiques de la concurrence et de libre-échange. Les tentatives de rendre compatible les deux paradigmes ont leurs limites. Cette bascule suppose des choix et pas seulement des compromis, des besoins massifs d’investissements et d’interventions publics et pas seulement de régulation du marché.

Le risque : un GreenDeal “Made In China” ?

Les mesures a minima présentées plus haut s’imposent. Pour illustrer le risque de ne pas les mettre en œuvre prenons l’exemple de notre GreenDeal européen : il risque d’être « Made in China ».

La Chine domine depuis presque une décennie les principaux marchés des équipements nécessaires à notre transition énergétique : panneaux photovoltaïques, pompes à chaleur, batteries, productions de véhicules électriques. Plus que cela, elle en contrôle largement les chaines de valeur, et notamment celles faisant appel à des métaux rares ou stratégiques comme pour les éoliennes.

Pire les investissements en cours en Chine, par exemple en batteries, couvrent le triple de sa demande nationale anticipée. Le surplus, soit deux tiers de sa production en 2030, sera destiné à l’export. Le riche marché des Etats-Unis se fermant à grande vitesse, l’Europe sera la cible commerciale privilégiée.

Sans réaction européenne, nous devons nourrir une véritable inquiétude pour nos projets d’industrie verte, et notamment pour les gigafactories très largement subventionnées. Seront-elles suffisamment compétitives ? Sauront-elles s’approvisionner de manière satisfaisante et fluide en intrants critiques ? Qu’un seul intrant manque, et c’est la chaine de production entière qui s’interrompt.

Cette mise en exergue des équipements nécessaires à notre transition énergétique est illustrative. Nous pourrions répéter la démonstration pour les principes actifs des médicaments ou nombre de produits chimiques, etc.

Conclusion

Un changement de paradigme mondial ; en Europe des trajectoires économiques divergentes que ce changement exacerbe ; des intérêts communs insuffisamment explorés car ils supposent de revoir la grammaire de nos politiques établies depuis 40 ans au moins…

Dans ce contexte, une France désemparée, qui se sent acculée par exemple sur ses atouts comme l’électricité électronucléaire, face une Allemagne aux finances publiques encore riches et qui lui permettent de prendre l’avantage sur des productions stratégiques tandis que son modèle industriel fondé sur gaz à bon marché est profondément remis en cause. Des débats qui aliment la crainte que, in fine en Europe, il n’y ait plus qu’un « grand pays », l’Allemagne.

Plus globalement, cela illustre que l’Europe n’est pas encore prête face aux bouleversements en cours. Décisions reportées, gouvernances inadaptées : les succès concernant les masques et les vaccins ne cachent pas les divergences concernant la politique énergétique ou la politique de défense. Les victoires de la cohésion européennes restent limitées face à la concurrence à laquelle les Etats membres se sont livrés sur l’achat de gaz, des masques ou sur l’attraction de méga-usines.

Certes, l’Europe est la dimension économique pertinente pour traiter ces sujets mais la convergence est trop lente et la procrastination dans les décisions paneuropéennes fragilise la construction européenne. La nature ayant horreur du vide, les Etats-membres s’engouffrent dans cette faille avec des politiques nationales, parfois pour obliger l’Europe à se mobiliser, parfois pour jouer cavalier seul. Or il y a urgence. Quelles que soient les orientations prises, sur des politiques industrielles ou sur d’autres champs, c’est le point principal auquel les représentants de la nouvelle mandature qui se mettre en place en 2024 seront confrontés.

 

Olivier Lluansi est un spécialiste industrie au sein de Strategy&, l’entité de conseil en stratégie de PwC

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