Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Juif et démocratique, la bataille de l’oxymore

La boutade de cet ami israélien sur la vie politique en Israël en général constitue peut-être le meilleur diagnostic sur une situation qui aujourd’hui semble inextricable, et dont personne ne peut dire comment elle va évoluer : « In Israel now, nothing is right with the right, and nothing is left with the left ! » C’est bien cette sensation selon laquelle les clivages les plus ancrés, ceux qui avaient structurés Israël jusqu’ici, ne sont plus opérants, qui rend si difficile, presque présomptueux, d’avoir une visée explicative sur ce qui est en train de se passer. Tentons tout de même l’exercice, avec pour seule ambition, non de résoudre le puzzle pour en faire surgir l’improbable figure du futur, mais de poser quelques pièces sur la table.

La réforme de la justice – un « Kulturkampf »

C’est bien ce projet du nouveau gouvernement qui factuellement a lancé la contestation et propulsé des centaines de milliers de personnes dans les rues. Il n’échappe cependant à personne que la réforme cristallise une opposition bien plus large que son seul aspect technique, et que ce qui la rend explosive en tant qu’objet politique est la conscience, par toutes les parties, qu’elle met bel et bien en jeu des conceptions antagonistes, des visions radicalement différentes de ce que doit être l’Etat d’Israël. C’est cette confrontation des idéaux qui est l‘objet de la crise actuelle.

L’idée-même de la réforme a été poursuivie depuis longtemps par un think-tank conservateur, le Kohelet Policy Forum, sur le fond d’une évolution qui n’a cessé de s’accentuer depuis les années 1990 : le rôle de plus en plus central de la Cour Suprême dans la vie politique israélienne. Comparée à ses homologues à l’international, on sait combien sa double fonction est particulière à l’Etat d’Israël : arbitrer les contentieux entre le citoyen et l’Etat, mais également contrôler la constitutionalité des lois promulguées par la Knesset — le point crucial se situant ici : cette sensibilité extrême au contrôle de la Cour Suprême s’exprime politiquement parce qu’elle a lieu dans un état qui n’a pas de Constitution écrite en bonne et due forme (une concession initiale de Ben Gourion aux religions, pour qui la seule Constitution d’Israël, s’il en fût une, ne pouvait être que la Torah). Depuis 1994 elle dispose même, dans certaines conditions, de la possibilité d’abroger les lois, et son système de nomination, indépendant du pouvoir politique, la fait régulièrement devenir la cible des milieux religieux, pro-implantation, et plus généralement, des courants opposés à une conception sociétale libérale.

Autre point majeur pour comprendre le « Kulturkampf » actuel :  la réforme, et c’est nouveau, renverse une sorte d’équilibre non écrit de la politique israélienne : aux gouvernements de droite la satisfaction d’une clientèle nationaliste et religieuse (et le soutien aux écoles religieuses), à la Cour Suprême la défense de la sensibilité des secteurs laïques et arabes. Bien malin, aujourd’hui, qui peut prévoir l’évolution de cette rupture d’équilibre. La réforme est poussée par l’actuel ministre de la justice, Yariv Levin, un juriste du Likoud que tout le monde s’accorde à trouver médiocre, mais qui joue sa vie et sa possible heure de gloire sur cette réforme. Son intransigeance, alors même que Netanyahou s’est rangé tactiquement au processus de médiation proposé par le Président Herzog pour apaiser les tensions, a de quoi mettre en danger la coalition elle-même, et les tensions entre Netanyahou et son ministre sont sur la place publique. Quand on sait que l’objectif fondamental du premier Ministre, avant tout agenda idéologique, se résume à sa survie politique, cela augure d’une insondable instabilité, et de maints retournements de situations possibles.

« Demokratia ! »

Si l’on se distancie du tumulte lui-même (une boutade veut que le temps de prescription politique en Israël est de 24 heures), la situation, à vrai dire, n’apparaît pas si extravagante. De bons observateurs rappelleront combien des pays jeunes comme Israël connaissent, quelques décennies après leur création, des introspections éruptives tout à fait normales, qui interrogent à nouveaux frais les intentions fondatrices ayant prévalu à l’édification de l’Etat. Même la Turquie voisine, peu encline à la démocratie, vient de connaître pareil débat à travers sa dernière élection. Il ne saurait, en revanche, surprendre en Israël où la mémoire reste vive des oppositions structurelles entre les gauches, qu’elles soient socialistes, kibboutzniks ou plus libérales sur le plan sociétal, et les droites biberonnées aux conceptions nationalistes de Jabotinsky. La nature et le nombre des clivages a totalement évolué depuis ces temps fondateurs, mais il signifie à minima, dans l’hyper-démocratie israélienne, que le débat n’est ni illégitime ni surprenant.

La démocratie, justement… En fait, c’est ici où la grande perspective irénique d’un art de la mahloquet politique à l’israélienne est, pour la crise aujourd’hui, notoirement insuffisante. D’une part, parce que les manifestations regroupent des opposants qui ne recoupent pas les clivages habituels (on y trouve côte à côté des militants de gauche et de droite, des séculiers et des religieux), et que le slogan « Demokratia ! Demokratia ! » scandé par les manifestations anti-réforme dit bien ce qui est en jeu : une inquiétude, non pas seulement politique mais existentielle, sur la nature même la vie politique israélienne et, plus encore, sur la « raison d’être » de l’Etat d’Israël. Israël, ceci est bien clair, a été créé pour résoudre un problème du peuple juif : l’exil, l’anti-sémitisme, l’absence de souveraineté, et l’Etat puise sa légitimité dans ce souci fondamental orienté par et pour le peuple juif. Mais, et c’est une question qui, si elle est seconde historiquement, n’en est pas moins aussi essentielle pour l’ethos de la vie en Israël : la démocratie, vissée au cœur de la tradition juive. Celle d’un état « juif et démocratique », la démocratie dans son souci d’égalité citoyenne, de justice, et d’ouverture à l’autre. Or, c’est cette deuxième ellipse de la galaxie israélienne qui semble aujourd’hui remise en cause par certains : la tentation d’un certain extrémisme, voire d’une sorte de suprémacisme du peuple juif sur sa terre, qui ferait de la question démocratique quelque chose de définitivement second — c’est cette crainte, celle d’un changement de régime pouvant basculer vers un mode de démocratie illibérale, qui s’exprime dans le slogan « Demokratia ! »

Autre facteur qui interroge : deux des acteurs controversés, Betsalel Smotrich, Itamar Ben Gvir, tous deux ministres à des postes sensibles (les finances et l’Intérieur, avec des pouvoirs de gestion sur les territoires palestiniens) appartiennent à des courants extrémistes, mais minoritaires, qui ont toujours fait partie du paysage politique israélien. Mais le fait qu’il ait pu gagner les sphères du pouvoir à des postes de commandement en dit long sur le caractère inhabituel de l’instabilité politique et sociale en cours en Israël. Pour l’instant, les élites (économiques, militaires, universitaires) sont globalement vent debout contre le projet de réforme. Mais, on l’aura compris, dans une société qui reste éminemment « familiale », ou d’un bout à l’autre du pays les gens se connaissent, ou vivent à des degrés de séparations très proches, le danger est réel d’une « mil’hemet a’him » (une « guerre des frères »), d’une véritable guerre civile… A minima, la suite politique a de fortes chances de se conformer à cette boutade d’un journaliste israélien sur le « processus de paix » : « beaucoup de processus, peu de paix ! ».

*Rabbin libéral, synagogue Beaugrenelle du Judaïsme en mouvement

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