Le Pont

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La décarbonation de l’économie mondiale n’est possible que grâce au nucléaire

La décarbonation de l’économie mondiale a changé de nature. A l’origine c’est un combat porté pour l’essentiel par des militants affichant la nécessité d’une rupture totale avec la mondialisation libérale fondée sur la logique de l’économie de marché. Depuis peu, elle devient une « ardente obligation » pour les nombreux acteurs du capitalisme le plus installé. Il s’agit sans doute d’un mélange de convictions, d’opportunisme marketing et de chemins tactiques, balisés par des subventions et des projets volontaristes financés par les puissances publiques. Mais le fait est là, investir implique désormais d’être conforme à l’objectif de décarbonation. L’énergie est le premier secteur impacté avec la mobilité. Il y a des « non possumus » évidents comme l’aéronautique. L’automobile thermique est invitée à disparaître par l’Union Européenne solidaire de la Commission au Parlement, par les réunions du Conseil, par les surenchères de certains pouvoirs locaux. Et qu’importent les conséquences à très court terme : ni les emplois perdus, ni les problèmes sans solution disponible, du réseau des bornes à celui des cycles des batteries, de la disparition d’atouts européens à la domination chinoise, il faut aller vite, le plus vite possible. C’est la force du capitalisme, lorsqu’il est convaincu qu’il y a une opportunité à saisir, aucun ne veut être le dernier à prendre possession de telle ou telle parcelle du nouveau marché.

Mais contrairement à ce que prétendait Lénine, les capitalistes ne sont pas, en tous les cas pour tous, idiots. La décarbonation devient plus rationnelle. Des esprits plus rigoureux s’expriment et surtout investissent leur argent, pas celui du contribuable. L’exemple le plus emblématique est celui de Bill Gates créateur de Microsoft. Non seulement il investit, mais surtout il explique pourquoi il prend position fermement : la catastrophe est évitable et la décroissance n’est pas une fatalité : « Climat : comment éviter un désastre ? ».

Son crédo est simple, le renouvelable ne peut pas tout, tout seul, et la décarbonation de l’économie mondiale n’est possible que grâce au nucléaire. Cet avis rejoint ceux, de plus en plus nombreux, d’analystes de l’évolution du climat, à l’image en France de Jean-Marc Jancovici. Il ne s’agit pas d’une harmonie totale et d’un crédo unanimement partagé, mais la mobilité légère, tout comme le chauffage et la climatisation, le numérique en forte expansion exige l’électricité en quantité et en disponibilité contrôlée. Les voies de stockage comme l’hydrogène ou l’ammoniac renforceront inéluctablement les besoins en électricité. Or, ces voies sont prometteuses pour décarboner l’industrie chimique, sidérurgique ou cimentière.

Si l’on ajoute que la perspective d’une fermeture du cycle de l’atome, sans être immédiate, est cependant plausible pour le siècle prochain, une décarbonation sans décroissance passe donc par une forte production nucléaire.

Cette perspective n’est cependant pas une idée qui va de soi, dont la mise en œuvre s’apparenterait au déroulé d’un long fleuve tranquille. Et ce, pour trois bonnes raisons :

  1. Le nucléaire suscite de vraies passions, pour et contre. C’est un projet clivant et en Europe je craignais le blocage. La porte entrouverte par la décision récente – non encore ratifiée tant s’en faut – de la Commission a le mérite de laisser sa chance au nucléaire. Les esprits chagrins – dont je ne suis pas – diront que les délais sont trop courts et les restrictions trop dangereuses pour permettre une bonne marche en avant du nucléaire. Et d’ailleurs, les pays Européens hostiles au nucléaire ont publiquement exprimé leur volonté de fermer la porte. Le combat est loin d’être gagné.
  2. La deuxième difficulté tient à la nature même des installations nucléaires d’aujourd’hui : complexes et nécessairement coûteuses en investissement, elles exigent pays par pays, pour leurs installations, un contrôle permanent de sécurité dont le sérieux n’est pas l’apanage de toutes les nations candidates à un tel équipement. Il y a des pays demandeurs pour lesquels aujourd’hui les équipements sophistiqués paraissent hors de portée de contrôle. L’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) n’est pas aujourd’hui en mesure d’être un gendarme international en charge de la sécurité de toutes les unités de production. Or, sans critères mondiaux et contrôle systématique, il n’y aura pas de diffusion large et seuls resteront actifs une dizaine de pays-équipementiers et peut-être le double de pays-clients.
  3. La troisième difficulté tient à la prévisibilité de l’environnement économique et c’est à court terme la principale difficulté pour notre pays en Europe. Il est certain que le prix de la tonne de carbone ne peut que progresser, mais selon quelle pente ? Contrairement à l’énergie électrique produite par des centrales à gaz, le nucléaire est d’abord une affaire de CAPEX. Le coût d’un mégawatt dépend de l’investissement et de son financement. Une fois arrêtés, les CAPEX et leurs financements, le coût est stable. Le marché européen de l’électricité fonctionne lui sur un principe d’alignement sur le coût marginal de la centrale européenne, en général au charbon allemand, la moins rentable, la plus chère. Toute électricité nucléaire vendue moins chère, au nom de dispositions historiques, s’apparente pour Bruxelles à une subvention. Qu’à cela ne tienne diront certains : que l’EDF empoche l’argent et l’Etat actionnaire à 87% redistribuera le dividende aux contribuables français. Là encore, impossible car l’intégration verticale n’est pas acceptée et EDF est sommée de vendre une partie de sa production à un prix « politique », aujourd’hui l’ARENH : 25% de sa production est livrée à ses concurrents en dessous du coût marginal en général. Ces concurrents gagnent alors ce dont est privée EDF. Et cela parce que leurs gouvernements respectifs refusent chez eux le nucléaire, mais en acceptent l’électricité !

Le débat des quelques mois à venir est ainsi posé : devons-nous aligner l’électricité nucléaire sur l’électron fossile, c’est-à-dire sur la molécule de gaz ? Dans les deux cas il s’agit, certes, d’électricité. Mais pour ce service qui ne peut se stocker physiquement, seul le négoce des capacités (effacement ou, à contrario, priorité) peut répondre économiquement à des variations d’autant moins évitables que non seulement la consommation électrique peut varier fortement (séquence de froid, un départ de vacances quand le parc auto sera électrifié), mais encore la production renouvelable est-elle parfaitement aléatoire, la prévisibilité est incertaine.

Les tarifications, en Europe, ne font pas assez appel à la notion de puissance installée chez le client et trop à celle de consommation effective. C’est un premier obstacle. Pour les opérateurs, ensuite, le service rendu obéit à des coûts de production parfaitement déconnecté les uns des autres. Il ne leur est pas possible de choisir le mode le plus pertinent : autorisé par les uns et refusé par les autres, le nucléaire, qui suppose des CAPEX élevés et des OPEX réduits, ne doit pas financer les opérateurs fossiles quand le gaz russe augmente et ensuite perdre des clients lors des quelques séquences de baisse (qui seront de moins en moins nombreuses avec l’annonce de la fin du fossile). Les pays producteurs – de mon point de vue – auraient tout intérêt à maintenir des prix élevés et concentrer leurs ventes vers les prestations où ils sont encore incontournables : aéronautique, transports routiers poids lourds, régions mal équipées en réseaux électriques…

Le nucléaire Français ne peut pas être le mécène des opérateurs fossiles, voire des renouvelables qui produisent parfois à contretemps. C’est de stabilité économique pour 2050 dont nous avons besoin pour réussir le rendez-vous de la décarbonation. C’est le devoir de l’Union Européenne de la mettre en place pour les seules énergies qu’elles contrôlent, les renouvelables et nucléaires.

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Sénateur de la Meuse, ancien ministre, président de l’OPECST

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