Le Pont

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La « taxonomie verte » : pourra-t-on sortir du piège sans trop de dégâts ?

La « taxonomie verte » de l’Union Européenne couvre de nombreux secteurs d’activité, mais hélas les débats récents concernent surtout les seuls « gaz » et « nucléaire », domaines en ce moment très marqués par la géopolitique et l’idéologie plus que par la protection du climat. Pour simplifier au maximum, on ne parlera aujourd’hui que du domaine nucléaire où beaucoup semblent découvrir l’antagonisme des orientations françaises et allemandes.

L’article de Canopus publié par « Le Pont » souligne à juste titre la constance avec laquelle l’Allemagne a exprimé depuis deux décennies sa volonté d’arrêter ses centrales nucléaires : certes, devenue chancelière en 2005, Angela Merkel avait-elle assez vite entrepris de différer « la sortie du nucléaire » qu’avait décidée le gouvernement issu des élections de 1998 (coalition SPD-Verts) mais même cette simple temporisation a-t-elle été stoppée en 2011 à la suite de la catastrophe de Fukushima . La France est d’autant plus au fait de la ligne de fond allemande qu’après un mariage d’une décennie qui a engendré le concept « EPR » Siemens et Areva divorcent en janvier 2009 avant des fiançailles Siemens-Rosatom peu durables (au moins quant aux réacteurs).

Quand la volonté allemande d’exporter sa stratégie de sortie du nucléaire a-t-elle commencé à prévaloir dans les institutions européennes?

Nous avons en France et dans la majorité des pays continué à lire un peu naïvement dans l’article 194 du traité FUE la seule réaffirmation que chaque État membre conserve son droit «de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique ».

Quand est lancé en 2018 le chantier de la « taxonomie verte » qui aboutira au règlement 2020/852, pourquoi les Français ont-ils oublié les positions allemandes, luxembourgeoises et autrichiennes ? N’ont-ils pas vu le danger d’accepter à ce moment de faire affirmer par le Parlement et le Conseil que la labellisation verte serait traitée par des « actes délégués », règlements arrêtés par la seule Commission ? A-t-on voulu croire que les taxonomies seraient simplement des guides pour éviter les communications faisant un « greenwashing » abusif ? Pourtant, en réalité, le chemin pris est celui de « normes » qui rentreront dans l’état du droit européen et seront d’application directe via les comptes des entreprises, les décisions de financement de la Commission, voire aussi les « aides d’Etat » nationales.

La volonté de la Commission d’accroître ses responsabilités ne se limite pas au monde du nucléaire ni à celui des différentes énergies… Outre le risque que nos intérêts spécifiques soient perdus de vue, une des conséquences est la multiplication des mécanismes bureaucratiques, avec mille normalisations et certifications : c‘est aussi le cas dans le dossier de la « taxonomie verte » comme l’a relevé brutalement le président de Total Energies…

Deux dimensions semblent avoir été peu explicitées :

  • Le fait qu’on ne soit plus dans un guide de communication mais dans le domaine des normes qui définissent la valeur des entreprises. On se rappelle les débats autour de la définition des « impairments» associés aux normes IFRS : que va-t-il en être ici ? En particulier, comment seront traitées les dépréciations dans l’acier, le ciment, le gaz, l’hydraulique et l’électronucléaire?
  • A qui ceux qui subiront un préjudice devront-ils s’adresser pour en obtenir indemnisation? à la Commission ? à chacun des Etats membres ? On se souvient des péripéties des demandes d’indemnisation consécutives à la fermeture des réacteurs nucléaires en Allemagne, avec débats devant le CIRDI et la cour de Karlsruhe …

Bref, beaucoup de questions sérieuses sont sur la table… Dans le cas de l’électricité, on soulignera surtout la question des durées : il faut réaffirmer cent fois que les durées à prendre en compte y compris pour les réinvestissements sont, sauf enjeu de sûreté, de 75 ans pour l’hydraulique et, pour le nucléaire, de 60 ou 80 ans comme aux USA. Les pièges auraient sans doute pu être évités en prenant des voies moins « normatives » : aujourd’hui, pour éviter des dommages politiques ou économiques qui concerneront tout particulièrement la France, la solution est sans doute à trouver dans une remise en cause profonde des règles sur les « aides d’Etat » pour les domaines visés par la « taxonomie verte ». Qu’au moins chaque Etat qui le souhaitera puisse financer ce dont on va bien à tort détourner les financeurs, en veillant à la simultanéité de ce changement et de l’entrée en vigueur de la « taxonomie verte » !

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Ingénieur général des mines et ancien délégué aux risques majeurs

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