Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

La raison d’être d’une politique énergétique de l’Europe

La loi PACTE demande aujourd’hui aux entreprises d’énoncer leur raison d’être, les incitant à s’inscrire dans le long terme et à devenir des « sociétés à mission ». Ne serait-ce pas une idée pour la politique énergétique européenne, à l’aune des résultats encourageants dans le secteur économique ?

Cela contribuerait à la définition de chemins concrets et réalistes vers une baisse de nos émissions de CO2, la préservation de la compétitivité de l’économie européenne et enfin la résilience aux chocs géopolitiques à venir.

L’énergie a toujours été au centre des sociétés humaines et de leur économie. Cette dernière est bien différente entre la France et l’Allemagne : l’une s’est désindustrialisée pendant les dernières vingt années et l’autre au contraire a toujours soutenu fortement son industrie. Aujourd’hui, les deux pays se trouvent dans un contexte similaire : ils doivent produire massivement l’énergie nécessaire pour soutenir leur ambition industrielle. Il en va de la survie des deux plus grands pays de l’Union européenne. En effet pour la France la réindustrialisation est un véritable projet de société, un moyen (peut-être le dernier ?) pour rétablir une paix sociale malmenée depuis trop longtemps. En Allemagne l’industrie a toujours été au cœur du projet de société et de cohésion sociale. Il s’agit aujourd’hui de le protéger et le sanctuariser.

L’Europe depuis sa construction, basée sur une entente forte du couple franco-allemand doit organiser sa politique énergétique dans une vision à long terme, au service de tous les pays et dans un contexte de changement climatique sérieux. Cela oblige à une condition incontournable : l’énergie utilisée doit être bas-carbone ce qui met de fait l’électricité au centre de l’équation et l’électrification des usages un objectif principal, dans un certain nombre de secteurs de l’économie[1].

Aujourd’hui l’Europe consomme environ 2700 TWh d’électricité, pour une puissance installée de 901 GW, dont 34% d’énergies fossiles[2]. La France et l’Allemagne représentent à elles seules le tiers. Pour l’énergie primaire c’est près de 70% d’énergies fossiles consommées en Europe. Le passage d’une économie fossile vers une économie bas-carbone ne sera pas aisé, tant nous sommes dépendants des premiers.

Les scénarios, modèles numériques basés sur des hypothèses multiples encore en débat, doivent aider les choix politiques, tout en étant discutés et vérifiés au regard des évolutions technologiques qui restent largement indéterminées. En effet, certaines données d’entrée parfois non réalistes entraineront une fragilité dangereuse de notre système électrique futur. Il est donc primordial que la politique énergétique européenne soit étayée par une expertise réelle et large des systèmes électriques. L’introduction de pratiques telles que des « Wargame », bien connues des armées occidentales, pourrait être judicieux, pour appréhender toute la complexité des enjeux liés à la définition d’une politique énergétique européenne partagée et fiable à toute épreuve.

Que l’électricité soit considérée comme un bien commun (avec une législation dans ce sens[3]) ou qu’elle relève du marché (comme la Commission Européenne l’impose[4]), il y a une exigence bien compréhensible, de production en abondance et sans interruption sur l’ensemble du territoire européen, répondant ainsi aux besoins de tous.

La conséquence de cela est la sécurité d’approvisionnement[5]. Problème technique complexe et multiparamétrique, car sécuriser l’ensemble des moyens techniques mis en place pour équilibrer l’offre et la demande d’électricité pour toutes et tous et partout, à tous les instants n’est pas trivial. Elle peut se baser sur quatre possibilités, dont la disponibilité immédiate doit être démontrée : les moyens pilotables, les interconnexions, la flexibilité de la demande et le stockage (H2, batteries, STEP). Certaines solutions sont à des niveaux de maturité différents et leur acceptabilité est à étudier.

D’après France Stratégies[6], d’ici à 2030-2035, plus de 110 GW de puissance pilotable sera retirée du réseau électrique européen. Cela engendrera dès 2025 en Allemagne, des manques importants de production lors des pics de consommation, mettant en péril la sécurité d’approvisionnement, si aucune solution équivalente n’est pas introduite.

La flexibilité de la demande[7] n’est pas totalement acquise dans un monde démocratique. Il conviendra de bien l’introduire et de bien l’organiser auprès des utilisateurs.

Le stockage à grande échelle, possible pour les hydrocarbures, car facilité par leur nature physique est impossible pour l’électricité aujourd’hui. Sur ce point, la vivacité de la recherche européenne sera fondamentale dans l’avenir.

Enfin les interconnexions répondent au fait que les importations de l’électricité se font obligatoirement par les pays voisins, alors que nous pouvons importer de très loin nos hydrocarbures. Ce dernier point est capital, car les impératifs climatiques de certains pays, souvent sous-tendus par des idéologies ont souvent aveuglé de simples raisonnements mathématiques. Répondre aux besoins de consommation à tous les instants impose de répondre aux pointes de consommation qui possèdent souvent les mêmes caractéristiques dans tous les pays européens. C’est sur ces pointes, que la puissance installée et pilotable, dans chaque pays doit être garantie. Aujourd’hui la grande majorité des scénarios débattus, incluent entre 10 GW et 40 GW d’importations pour répondre aux pointes de consommation. Cela représente entre 6 et 25 réacteurs EPR, ce qui est considérable. C’est bien une fragilité structurelle de compter sur ses voisins pour produire l’électricité dont nous avons besoin ! Les interconnexions sont bien évidemment à développer, mais elles ne doivent servir qu’au marché de l’électricité et à la solidarité européenne, qui ne peut survenir tous les soirs d’hiver à 19h.

Avec les derniers évènements géopolitiques qui déchirent le monde, la souveraineté énergétique devient une nouvelle exigence. Il s’agit bien de souveraineté tant sur les ressources minérales que sur les technologies stratégiques. La production électronucléaire en fait partie et elle participe d’ailleurs à bien plus que la seule sécurité énergétique. Il conviendra d’y porter un regard rigoureux et raisonnable en particulier lors du choix du MIX pour notre système électrique en 2050.

L’avenir de l’Europe dépendra de sa capacité à surmonter les intérêts divergents du couple franco-allemand, une manière de retrouver un multilatéralisme à l’aune de la situation géopolitique mondiale.

 

Des programmes de recherche transversaux et une coopération scientifique entre les pays sont assurément des moyens de donner à l’Europe toutes les chances de devenir innovante, inclusive et prospère, pour compter à nouveau dans le monde. C’est aussi indéniablement une occasion de proposer aux générations futures un projet de société inspirant, où la formation à la science et à la technique sera centrale. Nous éviterons ainsi la fuite des cerveaux, à notre jeunesse de sombrer dans l’abrutissement et à la Chine de devenir leader dans tous les domaines[8].

 

*Enseignante chercheure en Sciences et Technologies Nucléaires/ CNAM

**Communication faite au 8ème Forum européen et Franco-Allemand qui s’est tenu le 11 septembre 2023 au Palais du Luxembourg à Paris.

 

 

 

 

 

[1] Remarque : l’électricité, dans tous les scénarios ne représente pourtant qu’environ la moitié de l’énergie primaire consommée. Il conviendra de maitriser la décarbonation de l’autre moitié de l’énergie primaire qui est un défi encore plus grand.

[2] Chiffres Entso-e juin 2023

[3] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000023983208/LEGISCTA000023985543/

 

[4] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=celex%3A12016E194

 

[5] Pour en savoir plus : https://www.youtube.com/watch?v=HflxYP9O3ds&t=13s et https://www.youtube.com/watch?v=_Fh_8-aiq4w

 

[6] https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2021-na-99-approvisionnement-electricite-janvier.pdf

 

[7] https://books.openedition.org/editionscnrs/25989?lang=fr

https://www.concerte.fr/system/files/document_travail/2020-10-15_GT7-Flex-Gisements-flexibilite-demande-electrique-vlight.pdf

 

[8] https://www.senat.fr/rap/r05-340/r05-340_mono.html et https://issues.org/wadhwa-engineers-education/#:~:text=Assessing%20undergraduate%20engineering,graduates%20600%2C000%20and%20India%20350%2C000

 

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Docteure en physique nucléaire, maitresse de conférences au Cnam en sciences et technologies

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