Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

La Révolution du No Sex

En 2022, 43 % des 15-24 ans déclaraient ne pas avoir eu de rapports sexuels durant les douze derniers mois. Cela représente presque un jeune sur deux, ce qui n’est pas rien. De plus, une durée d’un an, quand on a 18-20 ans, ce n’est pas rien non plus. Pour rappel, en 2014, 25 % affirmaient n’avoir eu aucun rapport sexuel annuel, soit 18 points de moins que les chiffres de 2022. Au regard des générations précédentes, le fossé se creuse davantage encore puisque la multiplicité des rapports et des partenaires représentait une revendication majeure de la génération de Mai 68. La liberté sexuelle serait-elle en train de changer de pratiques et de paradigme ? C’est un fait, le sexe actuel semble en berne : il ne fait plus rêver. Les jeunes l’affirment dans les sondages, les personnes asexuelles ou abstinentes, dans les forums de discussion ou cabinets de consultation. Ne plus avoir envie de relations sexuelles devient pour beaucoup une réalité. Quant à l’expression No Sex, elle désigne officiellement dans le monde toutes les personnes qui ne font pas ou plus l’amour (par orientation, par choix, pour raisons contextuelles, médicales, philosophiques,  etc.). Ce terme inclut l’asexualité et l’abstinence qui existent depuis la nuit des temps. Ce sont des orientations et/ou des pratiques qui connaissent une visibilité croissante alors que, dans le même temps, les personnes asexuelles sont toujours incomprises, dénigrées, voire stigmatisées. Mais la stigmatisation a ses limites (rappelons que s’attaquer à l’orientation sexuelle de quelqu’un, c’est faire fi des règles, des codes et des lois de notre pays) et le No Sex a des révélations importantes à nous faire sur l’état de notre société. L’asexualité, tout comme l’abstinence, nous interrogent sur la norme et sur l’hétérogénéité. Elles nous interpellent sur le rapport à soi et à l’altérité. D’un point de vue psychanalytique, elles posent la question de la sublimation et du « bricolage » avec ses pulsions. Pulsion de vie ou pulsion de mort ? Principe de plaisir ou principe de réalité ? Et si la réponse se trouvait ailleurs… Du côté de la protection individuelle (et du respect de soi) face à un système qui a perdu ses repères ? Depuis des décennies, notre société occidentale cultive la philosophie du « trop », où tout n’est plus qu’injonctions, effusions, agressions, addictions… La révolution du No Sex est en train de produire un effet de bascule. Depuis quelques années, le signal d’alerte nous vient massivement des jeunes générations. Se pencher sur les mutations de la sexualité permet de comprendre ce qui se joue aujourd’hui, et se jouera demain à grande échelle dans notre civilisation.

De quoi le No Sex est-il le nom ? Est-il vraiment possible de n’éprouver aucune attirance sexuelle pour quiconque ? Où passe alors le désir sexuel ? Les personnes asexuelles ou abstinentes pratiquent-elles quand même la masturbation ? S’il y a une baisse de libido, y a-t-il forcément un trouble ? Que révèlent l’abstinence et l’asexualité de notre civilisation ? Quels enjeux sociétaux soutiennent cet essor ? Le No Sex serait-il la clé pour comprendre et déjouer les rouages grippés d’un monde hypersexualisé, écœuré jusqu’à l’overdose ?

Le sexe actuel, avec ses soutènements pornocommerciaux, a envahi l’ensemble des espaces publics et mentaux. Il s’est répandu jusque dans les cours de récréation, sans n’avoir plus rien de récréatif. Garrotté par les ressorts marchands des industries du X, il est à bout de souffle et à bout d’idées. Face à cela, la jeune génération et les 60 millions de personnes asexuelles dans le monde sont en train de révéler certaines nuances qui redistribuent les cartes et les codes de la sexualité. Car les raisons de ne pas, ou de ne plus, faire l’amour sont nombreuses : par orientation, par réaction, par déception, par choix, par protection, par guérison,  etc.

Ne plus faire l’amour est un message fort qui s’inscrit dans une histoire personnelle, mais aussi relationnelle et sociétale. Face au burn-out des couples, face à la surconsommation et à l’appauvrissement des ressources naturelles, face à l’inflation constante, la sobriété est de mise. Il s’agit de veiller aux dépenses et d’éviter les débordements. La « consommation du sexe » qui a connu ses heures de gloire et ses déboires n’échappe plus à la règle. La pulsion de vie a changé de registre. Le monde des plaisirs fait place à celui de la modération. La pulsion sexuelle se met en retrait, au profit de la pulsion d’autoconservation. La libido change d’objet, les règles du don de soi et de l’altérité sont requestionnées. Depuis la pandémie, la fragilité de la vie humaine dans notre société n’a jamais été aussi palpable. Se projeter dans l’avenir est devenu anxiogène, aléatoire, incertain. Désormais, avant de penser au sexe et à la jouissance, l’humain pense d’abord à sa sécurité. À sa pérennité. Car pour pouvoir jouir et éprouver du plaisir, encore faut-il être en vie. La révolution du No Sex semble nous le rappeler : il s’agit de se recentrer sur soi pour pouvoir durer. C’est pourquoi les jeunes qui n’ont plus envie de faire l’amour (tel qu’il se fait), les personnes d’orientation asexuelle et les personnes abstinentes délivrent un message fort à la société : en isolant la pulsion sexuelle de leur mode de vie, ils la protègent du mortifère ou de l’asphyxie. Cette mise au repos donne au désir un nouveau souffle, via la sublimation et la création. La mise à l’écart du désir sexuel lui permettrait donc d’éviter sa destruction ? Peut-être même de préparer sa résurrection ? Voilà de quoi l’asexualité et l’abstinence peuvent aussi être le nom : d’un souci de soi et de protection de l’humanité. Tels des troubadours modernes, les No Sex proposent de redessiner les codes de l’amour et des échanges. Ils questionnent le monde des envies au profit de l’en-vie. Le No Sex semble incarner un second souffle dans un monde qui étouffe. Ne pas l’entendre serait prendre le risque de passer à côté des mutations actuelles de notre société.

 

Extraits de La Révolution du No Sex, petit traité d’asexualité et d’abstinence, Éditions de l’Observatoire, mai 2023.

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Sexologue, psychologue, addictologue

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