Le Pont

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La viabilité de la filière nucléaire se joue autour du coût de la construction

Jan-Horst Keppler

Jan-Horst Keppler

Professeur en sciences économiques, Université Paris-Dauphine

La question de la viabilité de la filière nucléaire, introduite par notre présidente Emmanuelle Galichet, est une fonction de trois facteurs étroitement entrelacés :

  1. Le besoin
  2. Le coût
  3. Le financement.

Je parlerai brièvement de chacun de ces trois facteurs. Je ne parlerai pas de la chaîne d’approvisionnement, des ressources naturelles ou de la formation du personnel. Chacun de ces éléments se mettra en place si les trois facteurs – besoin, coût et financement – auront été assurés.

Comme économiste, je suis convaincu qu’il faut tirer sur la corde plutôt que chercher à la pousser. Il y a beaucoup d’entreprises qui seraient ravies de gagner de l’argent en fournissant à la filière nucléaire ce dont elle a besoin si les conditions sont correctes. Il y a beaucoup de gens qui seraient ravis de travailler pour elle, si les salaires sont attractifs. Le besoin, le coût du design et le financement détermineront ces conditions et cette attractivité.

Le besoin

Parlons besoin. Est-ce qu’il y aura un marché pour les biens produits du nucléaire ? Si on considère l’électricité, la question ne se pose même pas. Le monde aura un besoin énorme d’électricité décarbonée programmable (pilotable ou dispatchable). L’éolien et le solaire photovoltaïque ont leur rôle, mais leur intermittence ne leur permettra jamais de couvrir la totalité des besoins. Le stockage est cher et ne couvre aujourd’hui que quelques heures. L’hydroélectricité est géographiquement limitée. Si le nucléaire mise sur l’électricité, le marché et la demande seront au RDV.  

Ce n’est pas pareil si le nucléaire mise sur la chaleur ou l’hydrogène. Pour des raisons très différentes, d’ailleurs. Le monde aura besoin aussi de beaucoup de chaleur décarbonée, sans aucun doute. Mais la chaleur pose la question des réseaux qui n’existent pas encore. Peut-être existeront-ils en 2050 ? Peut-être. Ils n’existeront pas en 2035. Donc ceux et celles qui misent sur la chaleur – au-delà de quelques applications industrielles très spécifiques – prennent un risque considérable.

Ce n’est guère différent pour ceux qui misent sur l’hydrogène. C’est sans doute une source d’énergie qui bénéficie de la faveur des politiques et du public. On peut mélanger, jusqu’à un point et sous certaines conditions, l’hydrogène avec le gaz naturel, ce qui facilite le stockage et le transport. Le problème est autre : produire de l’hydrogène à base d’électricité décarbonée est très cher. C’est dû au coût des électrolyseurs.

En plus, il en existe une alternative bien moins chère à la production d’hydrogène à base d’électricité bas carbone produite par des centrales nucléaires : le reformage à la vapeur du méthane, le steam methane reforming. En comparaison, produire de l’hydrogène décarboné sera toujours plus cher même si l’électricité est livrée gratuitement… sauf en cas de taxes carbone très conséquentes largement au-delà des EUR 100/tCO2. Il faut donc miser sur la résolution des politiques dans le temps… un risque que chacun et chacune devra évaluer pour soi-même.

Mais pour l’électricité décarbonée, le marché y est, les réseaux y sont et également la demande. Cependant : il y a aussi des compétiteurs.      

Le coût

Parlons du coût du nucléaire alors. Avec sa pilotabilité, sa capacité de fournir une énergie de base 24h/24h, sept jours sur sept, et ses coûts variables très raisonnables, une petite poussée des prix de l’uranium n’y change rien, l’énergie nucléaire possède des atouts énormes en toute circonstance.

Son talon d’Achille est constitué par le coût et les délais de la construction des centrales.  Qu’il soit dit de manière très claire : la viabilité de la filière nucléaire se joue autour du coût de la construction ! La filière nucléaire européenne est aujourd’hui très majoritairement française. Le vaisseau amiral de la flotte des réacteurs s’appelle donc EPR. Olkiluoto, Taishan (2), Flamanville et Hinkley Point (2) sont alors les cetrales en construction aujourd’hui. Penly (2), Sizewell, Dukovany ou Jaitapur peut-être demain. La France a pris l’engagement de construite six autres.

Le dépassement des coûts et des délais de construction des différentes centrales achevées ou sous construction ont été largement relayés par la presse. Avec une exception : les deux centrales EPR à Taishan évaluées à EUR 6,15 milliards la pièce, ce qui correspond à des très respectables EUR 3 800 par kW. En comparaison, selon les annonces en janvier 2024 l’EPR de Hinkley Point aura un coût en EUR2015 autour de 14 000 par kW. Il y a des raisons pour cela : un pays de l’OCDE avec une industrie nucléaire très réduite, une forte poussée inflationniste, des programmes de localisation ambitieux et des demandes particulières du régulateur britannique pour ne nommer que ces quatre.

Mais la viabilité de la filière dépendra du fait si le coût du nouveau nucléaire, notamment des six EPR en France, pourra être réduit sensiblement en dessous du niveau du coût des réacteurs de Hinkley Point. La stabilisation du nouveau « basic design » au courant de l’année et la sortie des chantiers « premiers de série » donnent des raisons à espérer.

Mais même dans le meilleur des cas, il faut réaliser que les coûts des transitions énergétiques bas carbone seront beaucoup plus élevés qu’anticipés pour absolument tous les choix technologiques : abandon de grands projets dans l’éolien offshore car trop coûteux, baisse rapide la valeur de la contribution de l’éolien onshore et du photovoltaïque, hydrogène, stockage électrique ou CCUS, captage, utilisation et stockage du gaz carbone – les pays de l’OCDE doivent se préparer à des débats économiques et politiques âpres pour allouer les coûts de la transition énergétique vers le net zero.

Le financement

Indépendamment, des chiffres précis, il n’a échappé à personne que les montants à investir et les risques financiers – à la fois pour les montants absolus et les risques de délais – sont colossaux. Sans garanties financières ou mécanismes de compensation, ces risques seront trop grands même pour des entreprises aussi importantes et, toute compte fait, efficaces qu’EDF.

La seule instance capable d’assumer des tels risques est la collectivité. Une certaine socialisation – partielle, prudente et lucide – du risque de financement de la construction est donc indispensable pour assurer la viabilité de la filière nucléaire.

Quelles formes prendra ce dérisquage ou de-risking financier ? Malgré les différents habillages possibles, à la fin du jour, l’arbitrage de la distribution du coût des risques se fait toujours entre trois parties prenantes – les investisseurs privés, les contribuables ou les consommateurs.

Le rêve de mettre en contribution les épargnants ou les investisseurs privés restera un tel : le capital est le facteur le plus mobile. On peut tromper des investisseurs privés sur leur rendement attendu une première fois ; la deuxième fois c’est déjà beaucoup plus compliqué.   

Restons les contribuables et les consommateurs ; et quoique chaque contribuable consomme de l’électricité, leur contribution relative à des impacts de distribution importants notamment à l’intérieur de chaque groupe, par exemple entre ménages et industrie. 

Les mécanismes qui prennent en responsabilité les contribuables sont bien connus : c’est la participation financière directe de la force publique, les prêts subventionnés ou les garanties financières.

Les mécanismes qui prennent en responsabilité les consommateurs sont utilisés surtout dans les pays anglo-saxonnes : c’est la Regulated Asset Base (RAB) ou le Construction Work In Progess (CWP) où les consommateurs préfinancent la construction d’une nouvelle centrale à travers un prélèvement supplémentaire intégré dans leur factures d’électricité, soit au prorata de leur consommation, soit au prorata de leur soutirage en puissance. Les discussions sur le financement de l’EPR de Sizewell tournent ainsi autour d’un RAB qui substituerait ainsi le contrat à prix fixe garanti, le contract for difference (CFD), de Hinkley Point.       

Les seules mesures de stabilisation des prix au coût moyen, dont le professeur Jacques Percebois a parfaitement résumé l’état actuel des discussions en Europe, tels les CFD ou les contrats à long-terme bilatéraux les power purchasing agreements (PPA) ne suffiront pas pour assurer les porteurs de projet contre le risque financier de la construction. Il faudra donc des mesures telle la participation de la force publique au financement ou un préfinancement par les consommateurs pour assurer la construction de nouvelles centrales nucléaires dans les meilleures conditions.

Conclusion

Donc pour conclure : il faut

  1. Privilégier la production d’électricité décarbonée ;
  2. Se concentrer au plus haut niveau technique et politique sur l’efficacité de la construction des réacteurs, le raccourci des délais et la réduction de coûts ;
  3. Débuter un débat sociétal franc et explicite sur l’allocation du risque financier de la construction des centrales nucléaires entre consommateurs et contribuables.

Ainsi, la viabilité de la filière nucléaire pourra être assurée pour réaliser les atouts de l’énergie nucléaire dans le cadre d’une transition énergétique permettant une décarbonation durable et efficace.  

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Professeur en sciences économiques, Université Paris-Dauphine

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