Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

L’archipelisation de la pensée

Pour introduire rapidement cette courte note je pose comme hypothèse minuscule que la conversation entre les groupes sociaux évolue selon un ensemble de modifications morphologiques au premier rang desquelles ces profondes transformations affectant la représentation des groupes sociaux dans le champ politique traditionnel. Représentation jusque-là largement constituée par la pluralité des partis politiques représentant plus ou moins les groupes sociaux, notamment au Parlement qui édicte les lois après plus ou moins de débats institutionnellement régulés selon les règles institutionnelles de la République. Or, cette représentation des groupes sociaux par les partis, les syndicats, etc. s’est considérablement affaiblie au profit de toutes sortes de phénomènes dont l’importance prise par l’influence des personnalités fondant volontiers leurs mouvements autour d’eux (comme il en est du président Macron fondant le mouvement En marche, ou encore d’Éric Zemmour qui a fondé Reconquête). Dans cette logique la puissance des personnes et des mouvements qu’ils fondent de manière quelquefois très rapide se constitue en s’appuyant hors des partis et notamment sur les dispositifs du spectacle important dans le champ politique les règles des réseaux sociaux ou de la télévision ou des deux. L’influence du spectacle et de ses enjeux se renforce donc considérablement dans le champ politique comme le montre par exemple l’importance prise par les hommes de media : l’éditorialiste Zemmour en France ou le président Trump, l’homme de télévision aux USA voire même le président Zelensky en Ukraine dont l’habileté de la communication impressionne.

D’où le fait que la relative régulation et rationalité des débats et des échanges publics entre les partis politiques tend à s’affaiblir au fur et à mesure que les règles de la société du spectacle et des réseaux sociaux qui sont peu ou pas régulés prévalent. Dans cette logique, la place de la jouissance et des identités tend à s’accroître dans la conversation, là où l’échange d’arguments prévalait. La dynamique de la conversation tend également maintenant à classer davantage l’interlocuteur selon ses traits d’identité et moins selon ce qu’il dit. D’où le développement de l’emprise du « wokisme » qualifiant volontiers l’interlocuteur non pas en fonction de ce qu’il dit mais selon ce qu’il est. Exemple : pour le wokisme un homme hétérosexuel blanc n’est pas qualifié pour parler de la situation des femmes homosexuelles noires.

De nombreuse modifications anthropologiques ont donc modifié les règles traditionnelles de la conversation entre les groupes, dont l’affaiblissement des partis politiques mais aussi la réorganisation de la place sociale des minorités sexuelles, d’origine et de genre promouvant des politiques de l’identité où le poids des arguments dans la conversation vaut moins que l’identité de l’interlocuteur. L’ensemble aboutit à une archipelisation de la conversation d’autant plus renforcée en France que l’idéal français de l’universalité est maintenant posé comme un problème majeur par quelques influents intellectuels mass médiatisés et prêt à en découdre.

Clinique télévisuelle : Dimanche 22 mai 2022, en fin d’après-midi une émission intitulée En toute franchise réunit sur LCI deux éditorialistes très écouté, l’ancien ministre Luc Ferry et Daniel Cohn-Bendit. Ferry évoque la nomination de Pap Ndiaye comme ministre de l’éducation nationale en soulignant qu’il est un tenant de la critique nord-américaine présentant l’idéal de l’universalité à la française comme un écran permettant au mieux la reconduction des inégalités entre les sexes, les origines, etc. Ce point de vue est donc imputé au nouveau ministre par son prédécesseur (Ferry) critiquant vertement la posture « wokiste » de son successeur au ministère de l’éducation nationale. Cohn-Bendit objecte à la critique en invoquant son bienfondé eu égard notamment au racisme systémique de quelques institutions de la République au premier rang desquelles la police, et il soutient donc l’idée selon laquelle l’universalité est en effet un écran douteux.

Ferry fait la leçon.

Le ton monte.

« Ta gueule ! » s’écrit Cohn-Bendit

« Pauvre crétin ! » répond Ferry.

L’excitation est à son comble, l’animateur est incapable de tenir la conversation dans les règles habituelles de la conversation télévisuelle. Les injures pleuvent. La haine s’exprime. Le buzz est assuré en même temps que l’audimat.

On envoie la publicité.

Le calme est revenu, mais on comprend que ce qui est advenu dans ce fragment de spectacle est moins le produit d’un échange d’arguments dans la conversation que l’exhibition de la haine entre deux protagonistes, et un supplément de jouissance voyeuriste pour le spectateur qui fait grimper l’audimat.

Il eût pourtant été assez simple de soutenir que l’idéal d’universalité est assez sympathique et qu’entre la situation sociologique et l’idéal il existe évidemment un fossé qu’il revient d’étudier par les règles de la méthode sociologique et aux politiques publiques de tenter de résorber.

On aperçoit donc  là dans ce dimanche ordinaire de mai un cas de dérégulation de la parole portant au champ du public non pas l’effet bienfaisant de l’échange d’arguments mais un déchaînement de la haine et de la jouissance (du regard) faisant effraction au point exact de la mise en cause de ce qui précisément jusque-là permettait l’échange : l’idéal d’universalité.

S’il n’y a pas là vraiment archipelisation de la pensée, il y a une dérégulation de la conversation et une recherche de disqualification de l’interlocuteur comme on l’aperçoit de manière très fréquente et beaucoup plus systématique lorsque sont abordés des thèmes comme ceux des violences faites aux femmes, du racisme, de l’islamophobie, etc.

Second exemple : le même jour un peu plus tard une chaine concurrente (BFMTV) s’empare du dossier Damien Abad, lui aussi nommé ministre dans la même promotion que Pap Ndiaye. BFM invite sur son plateau des représentantes de l’observatoire des « violences faites aux femmes » fondé dans la dynamique du mee too politique.

Les représentantes de l’observatoire exigent en direct la démission immédiate du ministre au motif d’une plainte déposée pour viol contre lui mais classée sans suite. Le ministre est également visé par une autre plainte déposée en 2017 pour des faits remontants à 2011, et elle aussi classée sans suite.

La question devient alors : pourquoi porter plainte en 2017 ?

L’accusatrice a répondu : « Si j’ai réussi à porter plainte six ans plus tard, c’est que Damien Abad était omniprésent dans les media et que je ne pouvais plus supporter de le voir, d’en souffrir et que lui-même ne soit inquiété de rien » (France info le 23/1/2022). Loin de moi l’idée morbide de vouloir minorer la douleur causée par le crime, mais ce qu’il faut constater c’est que le motif, non pas de la plainte mais de son déclenchement en 2017, est moins expliqué par le crime lui-même que par « l’omniprésence de Damien Abad dans les medias ».

« Je ne pouvais plus supporter de le voir » témoigne la plaignante. Ce qui est insupportable et déclenche l’acte de porter plainte jusqu’au bout est donc une douleur maintenant située dans le registre du scopique ou encore dans le champ du spectacle. Puis la douleur de l’œil est ensuite relayée par les activistes « woke » qui prennent fait et cause (toujours dans le champ du spectacle) pour la disqualification publique du ministre, se constituent en tribunal réputationnel et exigent sa démission immédiate en contournant les règles institutionnelles de l’enquête et le temps long des procédures juridiques. Le ministre Badinter indiquait que ce dont manque la justice, c’est moins de moyens que de temps. Le tribunal réputationnel et médiatique exige donc en ce beau dimanche de mai une sanction immédiate contre un homme peut-être coupable, mais peut-être pas.

La conversation publique ordonnée par le grandes institutions (police, justice…) se trouve  bien ici dérégulée par l’emprise du spectacle et la jouissance exhibo–voyeuriste passionnément recherchée par l’homme politique qui veut prendre la lumière, mais jouissance de la lumière totalement insupportable pour la plaignante comme au bien nommé « observatoire » qui classe les tenants du conflit ou de la conversation non pas selon leurs dires et les arguments de la justice mais selon les identités de genre qui s’affrontent ici. Ce tribunal disqualifie donc le mâle tout en qualifiant comme forcément vraie la parole de la plaignante : une femme.

D’où dans la même logique mais cette fois portée au plan des foules et du principe l’émergence du slogan paradigmatique qui a surgit dans quelques manifestations féministes de 2021 : « on te croit ! ». On te croit… parce que tu es une femme. La croyance remplace l’enquête comme les règles juridiques et chacun est sommé de prendre place dans le conflit selon son identité de genre (homme ou femme) et non selon les résultats de l’examen des faits et des longs délibérés contradictoires mobilisés par les procédures juridiques. Le temps long de la justice est exclu et la condamnation immédiate est motivée par la plainte et l’identité de genre qui mobilise d’ailleurs un œil omnivoyant des militantes puisque le slogan complété est le suivant : « victime, on te croit, violeur on te voit ! ».

Aux règles de la conversation juridique succède l’arène du spectacle avec son remaniement des douleurs, la prévalence des identités comme du regard et in fine le régime de la croyance motivant la mobilisation des foules exigeant non pas justice mais vengeance, sanctions, etc. Les règles publiques de la conversation entre les groupes s’affaiblissent au profit de la promotion de la mise en spectacle des identités relançant croyances et affrontement. Le malaise est patent.

D’où l’idée que pour convenablement prendre part à la conversation publique il faut au contraire se désidentifier. Ce qui est un des buts majeurs de l’expérience psychanalytique, très à l’opposé donc de la politique morbide des identités et de la fragmentation sociale par le classement identitaire d’où procède peut-être le désastreux progrès de l’archipelisation de la pensée convoquée par ce séminaire.

J’ajoute pour être juste et désigner l’envers de cette tendance, que cette archipelisation se trouve combattue par tout ce qui s’oppose à la simple reproduction sociale, à savoir par exemple les bienfaits de l’escalier social dont une récente enquête de l’Insee[1] montre l’ampleur contrairement à ce que l’on s’imaginait jusque-là. Et c’est de mon point de vue cet escalier qui constitue une des portes d’entrée probablement les plus fécondes du développement de la mixité sociale et donc des cultures en France et ailleurs. L’archipelisation s’en trouve donc d’autant combattue.

Ma thèse est au total que pour se prononcer sur l’état de la conversation sociale et de son archipelisation morbide, il faut prendre en compte une foultitude de phénomènes contradictoires dont ceux qui vont aussi contre ce mouvement et constituent les ressorts les plus sûrs de l’intégration sociale dont le développement qui se fait souvent à bas bruit (parce que moins scandaleux) est à objectiver par de solides recherches en sciences sociales, dont évidemment les recherches en sociologie mais aussi les recherches en  psychanalyse puisque la clinique  des manifestations symptomatiques des variations de la conversation doit bien s’y référer et, disons-le tout net, parce qu’on sait depuis Lévi-Strauss que la psychanalyse est une science sociale. Ce qui était aussi d’ailleurs le point de vue de Bourdieu, de Freud et de Lacan dont les travaux sur la clinique du collectif sont évidemment décisifs. Lacan dont les travaux sont strictement incompréhensibles si l’on n’aperçoit pas notamment tout ce qu’il doit à Durkheim puis à Lévi-Strauss comme je l’ai montré de longue date[2] .

Quant à ceux qui voudraient faire de Bourdieu une sorte de père du wokisme au motif qu’il objectivait volontiers la position de celui qui parle, je peux catégoriquement les démentir puisque si cette objectivation avait pour fonction de rendre lisible pour le sociologue l’ensemble des intérêts motivant ce qui est dit ou fait, je peux ajouter pour l’avoir suffisamment fréquenté (comme élève , puis collègue) que cette passion de l’objectivation ne visait en rien à renforcer la position de celui qui parle, mais tout au contraire elle visait à dévoiler les aspects non conscients de ce qui motive les paroles ou les actes ; de même que si Bourdieu insistait pour que les chercheurs objectivent leur relation à l’objet de recherche ce n’était pas pour consolider cette relation mais tout au contraire pour l’objectiver au maximum et s’en défaire au mieux pour enfin ouvrir à une construction d’objet (de recherche) libérée des intérêts ou investissements du chercheur qui gauchissent volontiers cette construction. Ce qui est une démarche strictement opposée à la production woke ou militante, voire aux sortes d’autobiographies plus ou moins romanesques qui pullulent maintenant dans le champ des sciences sociales et voudraient se faire passer pour des travaux de recherche, à ceci près qu’elles contournent volontiers l’analyse de la relation à l’objet de recherche qui pour Bourdieu valait comme moment de désidentification. En cela il rejoignait déjà la psychanalyse. Ce qui ne veut pas dire que les points de vue politiques ou militants ne valent pas grand-chose mais qu’ils relèvent d’un autre champ que celui des disciplines scientifiques.

 

 

Markos Zafiropoulos est psychanalyste, membre d’Espace Analytique à Paris. Il est directeur de recherche honoraire au CNRS et à l’Université Sorbonne-Paris-Cité, et président du Cercle International d’Anthropologie Psychanalytique.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues dont : Lacan et les sciences sociales ou le déclin du père, Paris, PUF, 2001. Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, PUF, 2003, La question féminine, de Freud à Lacan ou la femme contre la mère, Paris, PUF, 2010, Du Père mort au déclin du père de famille… où va la psychanalyse ? PUF, Paris, 2013, Les mythologiques de Lacan La prison de verre du fantasme : Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet, Ed. érès, 2017, Œdipe assassiné ? Œdipe roi, Œdipe à Colone, Antigone ou l’inconscient des modernes, Ed. érès, 2019.

 

 

 

[1] Loin de répondre mécaniquement à l’idée d’une simple reproduction des inégalités économiques et culturelles d’une génération à l’autre, l’analyse de l’Insee montre que le phénomène est plus complexe et que si une part importante des inégalités se reproduisent cela n’empêche pas la mobilité sociale ascendante de fonctionner et donc l’intégration de se réaliser comme condition de la conversation entre les groupes, et ceci d’autant plus que ceux qui ont des parents immigrés semblent volontiers participer de cette mobilité selon l’étude des démographes qui indique : « La mobilité intergénérationnelle des revenus, qui constitue un indicateur de la capacité d’une société à assurer une égalité des chances, est pour la première fois mesurée en reliant directement les revenus des parents à ceux de leurs enfants de 28 ans. Les enfants de familles aisées ont trois fois plus de chances d’être parmi les 20 % les plus aisés que ceux issus de familles modestes : les inégalités se reproduisent donc en partie d’une génération à l’autre. Cependant, pour un même niveau de revenu des parents, les revenus des enfants varient fortement. En 2018, parmi les jeunes issus des familles les 20 % les plus modestes, 12 % sont parmi les 20 % les plus aisés de leur classe d’âge. Toutes choses égales par ailleurs, la mobilité ascendante est d’autant plus forte que les parents ont des revenus du capital élevés, sont diplômés du supérieur, sont immigrés, ont été mobiles géographiquement, ou que les enfants résident en Île-de-France à leur majorité. À l’inverse, être une femme, avoir vécu dans une famille monoparentale, avoir des parents ouvriers ou employés, ou vivre dans les Hauts-de-France à sa majorité sont des facteurs qui réduisent les chances de s’élever dans l’échelle des revenus » (INSEE Analyses N°73, mai 2022).

[2] Voir notamment mes ouvrages sur l’histoire de la pensée de Lacan et en particulier : Lacan et les sciences sociales ou le déclin du père, PUF, 2001 ; Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, PUF, Paris, coll. Philosophie d’aujourd’hui, 2003 ; Les Mythologiques de Lacan, vol. 1 La prison de verre du fantasme : Œdipe Roi, Le diable amoureux, Hamlet, érès, Toulouse 2017 ; Œdipe assassiné ? Œdipe Roi, Œdipe à Colone, Antigone ou l’inconscient des modernes. Les mythologiques de Lacan, Vol 2, érès, Toulouse, 2019 ;La question féminine de Freud à Lacan ou la femme contre la mère, coll. Philosophie d’aujourd’hui, PUF, Paris, 2010.

 

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Psychanalyste, membre d'Espace analytique, directeur de recherches émérite au CNRS et à l'Université Paris 7 Diderot

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