Le débat sur le financement du nucléaire suite au projet français de réforme du marché de l’électricité
Taxe à taux progressifs sur le nucléaire
Le 17 octobre 2023 les ministres européens de l’énergie se sont mis d’accord pour développer le recours aux contrats à long terme entre producteurs, fournisseurs et consommateurs d’électricité (solution entérinée par l’accord des chefs d’Etat le 15 décembre). L’objectif est d’introduire des garde-fous sur le marché de gros de l’électricité afin de limiter la volatilité des prix et de donner aux investisseurs une meilleure visibilité sur les prix de long terme, tant du côté des producteurs que de celui des consommateurs. Deux mécanismes ont particulièrement retenu l’attention : les CfDs (Contrats pour différences) qui prévoient un prix-plancher et un prix-plafond pour ce prix de gros, d’une part, les PPA (Power Purchase Agreements), contrats de moyen et long terme signés de gré à gré entre les producteurs et les fournisseurs ou les gros consommateurs d’électricité, d’autre part. Avec le CfD l’Etat prélève la rente lorsque le prix de gros dépasse le prix-plafond et subventionne le producteur lorsque le prix de gros est inférieur au prix-plancher. Cette rente peut ensuite être redistribuée au consommateur final pour lui permettre de faire face à la hausse des prix de gros. Ce double système (CfD et PPA) semblait particulièrement adapté pour remplacer le mécanisme de l’ARENH au terme de sa validité fin 2025 et permettre au consommateur français de continuer à bénéficier d’un prix du nucléaire plus stable et plus raisonnable que le prix du marché de gros européen.
Le projet actuellement retenu en France, suite à l’accord entre l’Etat et EDF conclu en novembre, semble quelque peu différent. Le mécanisme des contrats à long terme est encouragé mais celui des CfDs semble abandonné. A sa place il est prévu un mécanisme de taxation du nucléaire si le prix du marché dépasse certains seuils, le produit de la taxe étant reversé au consommateur final (cela peut s’apparenter à un CfD unilatéral avec prix-plafond). Il n’y a pas en revanche de prix-plancher, ce qui signifie que le producteur devra seul faire face au risque marché si les prix de gros sont durablement dépréciés et ne couvrent pas le coût du nucléaire. On peut interpréter cette décision selon deux approches : soit EDF ne souhaite pas prendre le risque de voir la Commission européenne contester toute subvention au nucléaire historique (exigeant en contrepartie des réformes structurelles), soit EDF anticipe que les prix de gros ne resteront pas durablement en dessous du coût du nucléaire historique. Rappelons que ce coût a récemment été évalué à 60,7 euros/MWh en 2026 par la CRE et à 74,8 euros/MWh par EDF à la même date (contre 42 euros/MWh pour l’ARENH). Dans ses prévisions EDF indique que le coût du nucléaire devrait se stabiliser autour de 70 euros/MWh après 2025. L’opérateur historique semble préférer prendre le risque marché plutôt que le risque institutionnel.
Le projet du Gouvernement prévoit dès lors de fixer un double barème de taxe sur le nucléaire après 2025 si les prix de gros s’envolent comme ce fut le cas en 2022. Cette taxe devrait être redistribuée ensuite au consommateur final. La formulation est la suivante :
T = T1 + T2 avec T1 = 0,5 (p – 78)Qn si p > 78 et T2 = 0,4 (p -110)Qn si p > 110
Où T est la taxe prélevée, Qn représente le volume du nucléaire vendu et p le prix constaté sur le marché de gros. Ainsi un premier prélèvement de 50% a lieu si le prix de gros dépasse 78 euros/MWh et un second prélèvement de 90% a lieu au-delà de 110 euros/MWh.
Les principales zones d’ombre
Plusieurs dispositions méritent d’être précisées et le ministère a d’ailleurs lancé une consultation sur ce projet de réforme. Parmi elles on peut citer les suivantes :
1). Quel est le volume des ventes du nucléaire qui est concerné par cette taxation ? Tout le nucléaire, y compris les volumes destinés au TRV (t arif réglementé de vente), ceux négociés directement avec les fournisseurs alternatifs et ceux vendus de gré à gré par EDF à des électro-intensifs ? Ou seulement les volumes de nucléaire écoulés sur le marché de gros ?
2). Toute la taxe sera-t-elle bien redistribuée et si oui comment se fera la redistribution de cette taxe au consommateur final ? Via les fournisseurs semble-t-il mais alors au prorata du volume de nucléaire acquis par ces fournisseurs ? Comment s’assurer que la taxe ne sera pas en partie accaparée par certains fournisseurs ? On a vu des comportements stratégiques avec le mécanisme de l’ARENH et celui du bouclier tarifaire qui ont conduit certains fournisseurs à ne pas faire bénéficier leurs clients de toute l’aide prévue.
3). Une partie de la taxe prélevée pourra-t-elle être utilisée pour financer des investissements dans le nucléaire historique et dans le nouveau nucléaire ? Cela reviendrait à opérer un arbitrage entre le bien-être des consommateurs actuels et celui des consommateurs futurs.
4). Le développement de contrats de gré à gré (PPA et contrats de souscription de capacités nucléaires) ne risque-t-il pas d’assécher le marché de gros ? Cela ne risque-t-il pas d’accentuer la volatilité des prix de gros sur un marché plus étroit ?
5). Les fournisseurs alternatifs et les électro-intensifs seront-ils disposés à souscrire massivement ex ante des capacités de production de nucléaire (en MW) ? C’est pour eux partager avec EDF le risque de moindre disponibilité du nucléaire. C’est aussi faire une avance de trésorerie importante au producteur de nucléaire. On conçoit qu’un fournisseur qui ne dispose pas de centrales nucléaires (comme Total-Energies) soit en mesure de la faire et c’est légitime que ce fournisseur participe au financement de centrales (investissements de prolongation du nucléaire existant et investissements dans du nouveau nucléaire). C’est sans doute moins évident pour un consommateur qui préfère payer à la livraison du produit, quitte à prendre une assurance via les marchés à terme.
6) Cette réforme va-t-elle assainir le marché du côté des fournisseurs alternatifs ? Faut-il s’attendre à une concentration de l’offre de fournisseurs ? Beaucoup vont devoir sortir du « confort de l’ARENH » surtout s’ils sont obligés de s’approvisionner sur le marché de gros ou de négocier avec le producteur en position dominante. Beaucoup n’auront pas la surface financière en termes de trésorerie pour acquérir des capacités de production. Cela va-t-il les inciter à se lancer dans la production d’électricité (renouvelable sans doute) ?
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Dans tous les cas de figure le prix de l’électricité devrait s’accroître ne serait-ce qu’en raison d’une revalorisation indispensable du coût du nucléaire historique. Il faut tenir compte de l’inflation observée depuis 2012 et des dépenses liées au grand carénage, ce que le niveau actuel de l’ARENH ne prend pas en considération. La CRE comme EDF estiment ce coût à plus de 60 euros/MWh. La réintroduction dès 2024 de la TICFE, qui avait quasiment disparu au moment de la mise en place du bouclier tarifaire, devrait accentuer cette hausse. Avec la nouvelle formule le consommateur supportera également une partie de la hausse des prix de gros si tel est le cas : la taxation de la rente ne commence qu’à partir d’un prix de gros supérieur à 78 euros/MWh et elle ne porte que sur une partie de l’augmentation (50% entre 78 et 110 euros et 90% au-delà de 110 euros). Le consommateur aura donc à sa charge 50% de la hausse entre 78 et 110 euros et 10% au-delà de 110 euros/MWh. Il serait sans doute souhaitable de favoriser la transition entre le prix actuel de l’ARENH (42 euros/MWh) et le prix-cible de 70 euros/MWh recommandé par EDF. Le prix de l’ARENH en 2024 et 2025 devrait dès lors être revu à la hausse.
En pratique la question va être de savoir si, à côté du traditionnel système de financement qu’est l’endettement, les mécanismes de CfD et de PPA vont être en mesure de garantir le financement des 14 nouveaux réacteurs EPR (6 +8) et des nombreux SMR qui sont nécessaires à la transition énergétique vers une économie bas carbone à l’horizon 2050. Si l’Etat prélève une partie de la rente via un CfD, peut-il en affecter une partie au financement des nouveaux investissements au lieu de la redistribuer en totalité au consommateur final ? L’opérateur EDF peut-il faire préfinancer par les fournisseurs alternatifs et par les électro-intensifs une partie de l’investissement dans le nucléaire ? Une telle avance de trésorerie sera-t-elle acceptée ? Ce sont là les deux questions-clefs.
Le tableau ci-dessous dresse un panorama des solutions de financement possibles.
Mécanismes de financement |
Modalités pratiques |
Risques pour le producteur |
Risques pour le consommateur |
Emprunt |
EDF s’endette sur les marchés financiers |
Seuil d’endettement déjà élevé |
Hausse des prix de l’électricité avec arbitrage entre le présent et le futur |
Dotations en capital (Etat) |
En tant qu’actionnaire d’EDF à 100%, l’Etat peut apporter des dotations mais étroit contrôle de la Commission européenne |
L’apport de l’Etat ne sera pas suffisant |
Arbitrage entre faire payer le consommateur ou le contribuable |
CfD bilatéral |
Lorsque le prix de gros dépasse le plafond, l’Etat prélève la rente et soit la redistribue en partie au consommateur soit l’affecte en partie au financement des investissements Si le prix de gros est inférieur au prix plancher, l’Etat subventionne le producteur |
Le producteur bénéficie de fortes garanties pour couvrir ses coûts, et d’une source de financement précieuse pour ses investissements |
Le consommateur ne bénéficiera pas d’une aide en cas d’envolée des prix de gros si une large partie de la rente est affectée au financement des investissements (en fait, arbitrage entre le bien-être du consommateur présent et celui du consommateur futur) |
CfD unilatéral (plafond) |
Même cas que précédemment, sauf qu’il n’y a pas de prix-plancher |
Risque pour le producteur si le prix de gros chute fortement |
Même cas que précédemment |
BAR |
Le financement est répercuté au fil de l’eau sur les tarifs de l’électricité (régulés). Logique de cost-plus comme pour les réseaux |
Gros avantage pour le producteur qui a la garantie de couvrir ses coûts |
Le consommateur supporte tout le risque en cas de dérive des coûts |
PPA avec les fournisseurs alternatifs |
Tous les fournisseurs participent au financement des projets (logique du prorata) |
Le producteur de nucléaire partage les risques avec ses concurrents |
Tous les consommateurs supportent le risque |
PPA avec les électro-intensifs |
Les électro-intensifs sont mis à contribution au prorata de leur consommation prévisible d’électricité |
Le producteur partage les risques avec certains de ses consommateurs |
Les électro-intensifs seront peut-être réticents à prendre des risques et à faire des avances importantes de trésorerie |
Professeur Emérite à l’Université de Montpellier
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Jacques Perceboishttps://lepontdesidees.fr/author/jpercebois/
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